Chapitre 5
April
— Tout va bien ?
La main de Jessi se pose au creux de mon dos et me tire de ma torpeur. Je sursaute à son contact, comme si je sortais d'un mauvais rêve. Il la retire aussitôt.
— Désolé, dit-il avec une hésitation dans la voix. Je t'ai fait mal ?
Je secoue la tête, mordillant ma lèvre inférieure. Comment lui dire que ce n'est pas lui, mais l'un de ces hématomes, laissés par les coups de ma mère, qui m'a fait frémir ?
Non, mieux vaut ne rien dire du tout, c'est plus prudent.
L'image de cette note posée sur la table revient en mémoire. Une phrase que Christale et moi avons lue au petit matin, après avoir passé la nuit dans la cage d'escalier. La porte d'entrée était restée déverrouillée, et notre mère dormait encore.
« Porte des vêtements longs, que je n'apprenne pas que quelqu'un ait vu des marques sur ta peau. »
Elle n'a même pas remarqué que, dans son accès de violence, elle m'a fracturé le poignet. Ou peut-être qu'elle s'en fiche, je ne sais pas.
Peu importe de toute manière, ce n'est rien. Je peux supporter ça. Il y a déjà eu tellement pire... J'ai l'habitude.
— Tu es silencieuse depuis ce matin... me fait remarquer Jessi, me tirant encore une fois de mes pensées.
Je cligne des yeux, ramenée au présent.
— Désolée, murmuré-je en baissant la tête. C'est à cause de mon poignet.
Il jette un coup d'œil à ma main bandée, hochant la tête d'un air compatissant.
— C'est sûr que ça doit pas être agréable. Comment t'as fait, d'ailleurs ?
Je prends une inspiration, décidant de sourire pour masquer la vérité.
— Tu vas me trouver bête, mais... J'ai voulu faire le poirier, et j'ai mal calculé. Je suis tombée n'importe comment.
Mon ami éclate de rire, sa bonne humeur chassant un peu le poids de mes pensées.
— Sérieusement ? Tu me surprendras toujours, toi ! plaisante-t-il avant de vérifier si je ne le prends pas mal.
Je lui rends un sourire timide. Il ne se doute de rien, et c'est mieux ainsi.
La sonnerie retentit soudain, marquant la fin des cours. Les élèves se lèvent en traînant des pieds, des éclats de voix commencent à remplir les couloirs, mais Jessi et moi restons silencieux, presque en décalage avec l'agitation ambiante.
Nous prenons le chemin de la cafétéria, où Mélane et ma jumelle, Christale, nous ont gardé des places.
L'odeur des plateaux-repas, mêlée aux éclats de rire et aux conversations animées, flotte dans l'air alors que nous entrons dans la grande salle lumineuse. Mélane nous fait de grands signes pour nous indiquer leur table, un sourire éclatant sur le visage.
Alors que nous nous apprêtons à nous asseoir, le grésillement d'un haut-parleur interrompt brusquement l'ambiance chaleureuse. Une voix grave et autoritaire retentit :
— Les élèves Christale et April Collins sont convoquées dans le bureau du secrétaire le plus rapidement possible !
Je sens mon estomac se nouer instantanément. Mon regard croise celui de ma sœur, et je devine dans ses yeux une peur qui reflète la mienne. La dernière fois que nous avons été convoquées ainsi, c'était pour nous annoncer la mort de notre père...
Jessi fronce les sourcils, surpris, tandis que Mélane se redresse, soudain inquiète.
— Vous voulez que je vous accompagne ? propose-t-elle déjà prête à nous suivre.
Nous acquiesçons sans vraiment réfléchir, trop préoccupées par cette annonce soudaine. Mes pensées se bousculent, essayant de comprendre ce qui a bien pu provoquer cette convocation. Un problème de papiers ? J'espère. Une mauvaise nouvelle ? Pitié non !
Je ne peux m'empêcher d'imaginer le pire parce que le pire est déjà arrivé une fois.
Nous marchons d'un pas rapide dans les couloirs, les bruits des conversations s'atténuant à mesure que nous approchons du bureau du secrétaire. Ma main valide cherche instinctivement celle de ma paire, et elle me la serre fort, un geste rassurant dans cette montée d'angoisse.
Arrivées devant la porte, la rousse aux yeux verts nous adresse un sourire encourageant.
— Bon courage. Je vous attends à la cafétéria, d'accord ?
Elle s'éloigne doucement, nous laissant seules face à cette porte imposante. Je prends une profonde inspiration et frappe deux coups secs.
— Entrez !
La voix rauque et impatiente venant de l'intérieur nous donne un dernier frisson. Mon cœur tambourine dans ma poitrine tandis que ma sœur pousse la porte. Nous pénétrons dans le bureau exigu et faiblement éclairé, où le secrétaire, un homme à la mine sévère, nous attend derrière un bureau encombré de papiers.
— Vous nous avez fait demander ? murmure Christale, sa voix tremblante.
— En effet, répond-il d'un ton neutre. Asseyez-vous, je vous prie.
Nous obéissons sans un mot, nos regards fuyants, comme si la moindre parole de travers risquait de déclencher une tempête.
— Je crois savoir que vous ne possédez pas de téléphone portable, reprend-il en consultant une feuille devant lui.
— Oui, répondons-nous d'une seule voix.
— Eh bien, votre mère a appelé il y a quelques minutes. Elle a demandé à ce que vous la rappeliez immédiatement.
Son annonce me fait l'effet d'une gifle. Je tourne lentement la tête vers ma moitié, cherchant dans ses yeux une réponse ou un réconfort. Mais je n'y trouve que l'écho de ma propre panique.
— Est-ce que... est-ce qu'on peut utiliser le combiné du lycée ? demande-t-elle d'une voix mal assurée.
Le secrétaire hésite, puis acquiesce d'un geste de la main.
— On dirait bient que je n'ai pas le choix... Mais faites vite, dit-il en nous tendant l'appareil.
Je m'en empare et compose le numéro.
— Allô ? Maman ? C'est April, dis-je en essayant de contrôler ma voix.
Un souffle lourd se fait entendre à l'autre bout du fil, mais aucune réponse.
— Maman, réponds ! s'écrie Christale, incapable de contenir sa peur.
Le secrétaire fronce les sourcils et nous fait signe de baisser d'un ton.
— Plus doucement, mesdemoiselles, souffle-t-il avec irritation.
Mais il ne peut pas comprendre. Il ignore tout de ces moments d'angoisse où notre mère oscille entre ses phases. Il ne sait pas qu'il y a les bons jours, les jours de colère, et surtout, les jours de culpabilité, ceux qui nous terrifient le plus. Car c'est dans ces moments-là qu'elle est au bord du précipice, prête à tout faire basculer. On ne peut pourtant rien dire, sinon elle serait vraiment très en colère.
Mon souffle devient court, et sans réfléchir, je laisse tomber le combiné.
— On doit y aller, murmuré-je à Christale. Maintenant.
Elle hoche la tête, et en un éclair, nous bondissons hors du bureau, ignorant les protestations de Monsieur Zolar. Nos pas résonnent dans les couloirs vides alors que nous courons à perdre haleine, poussées par une urgence viscérale.
L'air chaud nous frappe lorsque nous franchissons les portes de l'établissement. Le contraste entre l'atmosphère étouffante de l'intérieur et cette chaleur oppressante de l'extérieur ne fait qu'amplifier notre tension. Nos cœurs battent à l'unisson, résonnant dans nos tempes comme des tambours de guerre. Sans un mot, comme si nous étions connectées par une force invisible, nous prenons la direction de la maison. Une seule pensée en tête : arriver à temps.
Pas question d'attendre le bus. Chaque seconde compte. Alors, on court, les pieds martelant le trottoir, à bout de souffle mais déterminées. Le vent qui s'engouffre dans nos cheveux n'a rien de libérateur. Il est chargé de cette angoisse sourde qui nous poursuit, s'accrochant à nos talons comme une ombre.
— Tu crois qu'elle a fait une bêtise ? lâche enfin ma jumelle, sa voix brisée par la peur.
Je n'arrive pas à répondre immédiatement. Les mots se coincent dans ma gorge, étouffés par une boule d'angoisse. Des larmes commencent à couler sur mes joues, silencieuses, brûlantes, trahissant ce que je redoute au plus profond de moi.
— J'espère que non... murmuré-je, la voix presque inaudible, plus pour me rassurer que pour elle.
Nos jambes tremblent, nos forces commencent à nous abandonner, et au bout de quelques mètres, on est forcées de ralentir. On s'arrête, haletantes, pliées en deux, essayant de reprendre notre souffle.
— Si elle a trouvé où on l'a caché cette fois, on s'en débarrasse pour de bon, souffle Christale entre deux inspirations précipitées.
Sa voix est dure, mais je sens sa peur derrière ce ton tranchant. Elle veut se convaincre qu'on peut encore maîtriser la situation.
J'acquiesce faiblement, même si ma tête est un véritable champ de bataille. Comment ? Comment faire disparaître ça ? Où pourrait-on la cacher pour de bon ? Et si quelqu'un nous voyait ? Si on se faisait attraper avec ? Le risque est immense.
Et pourtant, dénoncer notre mère ? Jamais. Pas elle. Elle est tout ce qu'il nous reste. La seule qui nous protège, malgré ses failles. Malgré sa maladie.
Mais cette fois, c'est différent. Cette fois, ça pourrait mal finir. Cette fois, si elle a mis la main sur cette foutue planque, ça pourrait être la fin.
Je sens mes mains trembler à cette idée. Christale me fixe, cherchant une confirmation silencieuse que nous sommes dans le même bateau, prêtes à faire ce qu'il faut. Ses yeux brillent, pleins d'un mélange de colère, de panique et de détermination.
— On doit y aller, dis-je en brisant le silence, la gorge encore serrée.
Sans répondre, elle hoche la tête, et nous reprenons notre course, poussées par l'urgence. L'espoir vacille, mais il est encore là, quelque part, enfoui sous la panique. Peut-être qu'il n'est pas trop tard. Peut-être qu'on peut encore éviter le pire.
Le souffle court, les jambes douloureuses, je fixe l'immeuble au loin, comme une bouée de sauvetage. Nous ne sommes plus qu'à quelques pas. Encore un effort, juste quelques mètres...
Mais soudain, une étrange sensation me traverse, glaciale et viscérale, comme une alarme silencieuse.
Je ralentis instinctivement, scrutant les alentours. Une camionnette blanche surgit à l'angle de la rue. Elle roule lentement, bien trop lentement, et s'arrête à quelques mètres de nous. Mon cœur manque un battement.
— Christale, viens ! murmuré-je d'une voix tendue, attrapant son bras pour la tirer vers une ruelle étroite.
Je la pousse presque à l'intérieur, espérant que le véhicule ne puisse pas s'y engager. Mon esprit bouillonne de pensées confuses. Jessi m'a prévenu. Les disparitions sont fréquentes ici. N'importe qui peut être une cible. J'ai déjà lu des tas de journaux qui relataient les faits d'enlèvements, et tous comportaient un point commun. Toujours ces fichues camionnettes !
Christale trébuche légèrement, mais elle se retourne, son visage blême. Ses yeux s'écarquillent lorsqu'elle aperçoit le véhicule qui avance encore, lentement, trop près.
— Ils nous suivent ! crie-t-elle, la voix cassée par la peur.
Le son résonne dans mes oreilles, comme un coup de tonnerre. Mon corps réagit avant même que mon esprit puisse traiter l'information. On accélère, virevoltant à gauche dans une rue adjacente. Mes pieds frappent le sol avec une brutalité qui fait mal, mais la douleur ne m'arrête pas. Derrière nous, le moteur gronde plus fort, se rapprochant.
Ils ne nous lâcheront pas.
Un frisson glacé me traverse. Ce n'est plus un simple mauvais pressentiment : c'est une certitude. Nous sommes poursuivies. Mon cœur bat si fort qu'il pourrait exploser. Chaque respiration brûle ma gorge.
— On va se faire enlever ! lâché-je dans un souffle désespéré.
Mon imagination s'emballe. Des images horribles s'imposent : nous, enchaînées dans un hangar sordide. La Libye. Ces histoires horribles qu'on entend à la télé ou qu'on raconte, mais qui paraissent si lointaines, si irréelles... jusqu'à maintenant.
Et maman ?
Un sanglot me coupe presque la respiration. Maman mourra. Elle mourra seule dans cet appartement sordide, une seringue à la main, incapable de faire face à notre absence. Et ce sera de ma faute. Si nous disparaissons, personne ne pourra l'aider. Elle replongera complètement.
Si je n'étais pas sortie hier... Si je n'avais pas voulu profiter egoïstement et si j'étais rester surveiller l'état de maman, je n'aurais pas été en retard et je ne l'aurais pas énervé.
Je sens mes jambes faiblir, mais je m'oblige à continuer. Je ne peux pas m'arrêter. Pas maintenant. Pas comme ça.
— Plus vite ! hurlé-je, le désespoir se mêlant à la terreur, ma voix se brisant sous l'effort.
Mes jambes ne suivent plus, lourdes et tremblantes, mais je refuse de m'arrêter. Une autre rue se dessine à droite, une promesse d'échappatoire. Pourtant, à chaque foulée, mes forces diminuent. Ma main gauche, moite et tremblante, agrippe celle de Christale, mais l'adrénaline commence à faiblir. On doit leur échapper. On doit arriver à temps.
— Bordel ! hurle ma sœur, les mots explosant comme une détonation dans l'air. Il y en a une autre.
Son cri me ramène brutalement à la réalité. Je relève la tête et mon cœur semble s'arrêter net. Une deuxième camionnette vient d'apparaître, obstruant le passage devant nous. On est encerclées.
Christale pivote rapidement sur ses talons, son regard affolé balayant les alentours à la recherche d'une issue. En me tirant violemment par le bras, elle attrape ma main droite blessée. Une douleur fulgurante traverse mon corps et je pousse un hurlement guttural qui résonne dans la ruelle comme un cri animal.
— Lâche ! lâché-je, mais elle ne m'entend pas, trop concentrée sur notre survie.
Les portières des camionnettes claquent, le bruit sec résonnant comme une sentence. Des hommes cagoulés jaillissent des deux véhicules, leurs silhouettes sombres se découpant dans l'obscurité naissante. Ils avancent, méthodiques et implacables, ignorant nos cris. Leur démarche est lente mais déterminée, comme s'ils savouraient leur victoire imminente.
Ils s'approchent. Ils nous ont.
Dans un élan de panique, je m'élance vers la porte d'une maison, mes poings frappant frénétiquement. La surface en bois résonne sous mes coups désespérés.
— Aidez-nous ! S'il vous plaît ! crie-je à m'en briser la voix.
Je me précipite vers une autre, heurtant la peinture écaillée sans prendre garde grâce à l'adrénaline pulçant dans mes veines. Rien. Personne. Je frappe encore et encore, jusqu'à ce que, par miracle, une porte s'ouvre enfin. Une femme âgée apparaît, ses yeux écarquillés de stupeur.
— Entrez ! s'écrie-t-elle, et je n'hésite pas.
D'un geste brutal, je pousse Christale à l'intérieur.
— Cache-toi ! hurlé-je, mais mes mots se perdent dans le chaos.
Je n'ai pas le temps de franchir le seuil qu'une poigne d'acier s'enroule autour de mon bras. Un cri étranglé m'échappe alors que je suis tirée en arrière avec une force inhumaine. La douleur explose dans mon épaule lorsque je suis projetée sans ménagement à l'arrière de la camionnette.
L'impact me coupe le souffle, et l'obscurité de l'intérieur du véhicule m'engloutit. La porte claque violemment derrière moi, m'emprisonnant dans cette cage roulante.
— Christale ! crie-je, ma voix résonnant dans le vide.
Mais c'est trop tard. Ils m'ont eue.
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