Chapitre 2
April
À peine la sonnerie de midi a-t-elle retenti que Jessi me fait un signe impatient pour m'indiquer qu'il est temps de sortir. Je suppose qu'il doit être le genre de personne toujours le premier à se précipiter dès qu'il est question de quitter une salle de cours. Je m'empresse alors de ramasser mes affaires en vrac, tout en le suivant du mieux que je peux.
— Il faut que je retrouve ma sœur, l'informé-je en ajustant mon sac sur mes épaules.
— Envoie-lui un message, me répond-il avec une évidence déconcertante, comme si c'était la solution la plus logique du monde.
— Impossible, on n'a pas de téléphone, rétorqué-je simplement.
Il s'arrête net, pivotant sur ses talons pour me lancer un regard incrédule, comme si je venais de proférer une absurdité monumentale. Ses yeux s'écarquillent légèrement, et je peux presque entendre la question muette : « Sérieusement ? »
— Euh... De toute manière, on rejoint Mel, donc je pense qu'elles seront ensemble, finit-il par répondre avec un haussement d'épaules désinvolte.
— D'accord, dis-je en acquiesçant, bien que pas totalement convaincue.
Nous nous lançons alors dans une course effrénée à travers les longs couloirs de l'établissement. Les murs blancs et impersonnels défilent à toute vitesse, ponctués par le bruit de nos semelles sur le sol ciré. L'air est saturé du brouhaha typique de la pause déjeuner, des conversations et des éclats de rire s'élevant de toutes parts. Cette ambiance scolaire m'avait terriblement manquée.
Arrivés enfin à l'extérieur, nous débouchons sur la cour principale. Face à nous, une vaste esplanade s'étend, déjà envahie par une masse compacte d'étudiants. Certains se dirigent vers l'entrée du self, d'autres s'agglutinent autour de la cafétéria. L'odeur familière de pizza et de frites se mêle au parfum léger de l'herbe coupée. Mais ce n'est pas vers ces endroits que nous allons.
— Par là, indique Jessi en désignant le coin opposé de la cour d'un signe de tête.
Je le suis, et nous avançons en direction d'une pelouse verdoyante qui s'étend à l'extrémité de l'esplanade. Là-bas, à l'ombre de quelques arbres, se regroupent des petits cercles d'élèves assis en tailleur, profitant du soleil timide de la fin de matinée.
C'est alors que je l'aperçois. Ma sœur me fait de grands signes de la main, un sourire éclatant éclairant son visage. Je sens mon cœur se gonfler d'un mélange de soulagement et de joie. Je me précipite vers elle, et nous nous étreignons brièvement.
— Ça s'est bien passé ce matin ? lui demandé-je rapidement.
Elle hoche la tête, mais avant qu'elle ne puisse répondre, Jessi nous rejoint à bout de souffle. En un instant, nous formons un petit groupe animé, chacun racontant sa matinée d'adaptation. Assis sur l'herbe fraîche, les rayons du soleil filtrant à travers les branches des arbres, je me sens étrangement à ma place. Ce n'est certainement pas comme l'an dernier où ma sœur et moi avons quasiment passé toute l'année scolaire seules. Je pense sincèrement qu'on a bien fait de venir emménager ici ! Il y a quelque chose dans l'air, une sensation légère d'excitation mêlée au soulagement.
— Vous avez qui en prof principal ? nous demande Mélane, curieuse.
Ses yeux brillent de curiosité alors qu'elle mord dans son sandwich. Elle a l'air de toujours avoir le don d'être parfaitement à l'aise, même en pleine discussion animée. Une chouette fille !
— Monsieur Rayer, répond mon ami avec une nonchalance feinte, mais je devine un soupçon de fierté dans son ton.
À ces mots, Mélane écarquille les yeux avant de lever les bras au ciel comme si elle venait d'apprendre une injustice monumentale.
— Mais putain, vous avez trop de chance ! Nous, on a la sorcière, se lamente-t-elle en appuyant chaque mot comme si elle venait de prononcer une terrible malédiction.
Intriguée, je penche la tête sur le côté, laissant mes longs cheveux blonds glisser sur mon épaule, tout en dépliant soigneusement mon papier kraft pour en extraire mon sandwich. Le pain croustillant libère une odeur réconfortante qui me donne l'eau à la bouche même au travers du film plastique, mais je ne peux m'empêcher de me concentrer sur ce qu'elle vient de dire.
— Littéralement la pire profe du lycée, poursuit Mélane avec un frisson.
Ma jumelle, assise en tailleur à côté de moi, hoche vigoureusement la tête en signe d'approbation.
— Tu te souviens de Madame Park ? me rappelle-t-elle soudain, un sourire mi-amusé, mi-complice étirant ses lèvres.
Miséricorde... pas elle ! L'évocation de son nom suffit à faire ressurgir des souvenirs aussi désagréables que vivaces.
— Oh non..., marmonné-je avec une grimace, tout en reposant mon sandwich sans l'avoir déballé.
Je revois ses cours interminables, où chaque mot semblait destiné à nous rabaisser un peu plus. Ses remarques acides fusaient comme des flèches, ne laissant aucun élève indemne. Il n'y aucun doute là-dessus, c'était de sa faute si ma sœur et moi n'avions pas apprécié étudier au Japon.
— Tu te rappelles de cette fois où elle avait littéralement balancé le sac d'un élève par la fenêtre ? lance ma jumelle, les yeux écarquillés d'indignation.
— Parce qu'il "gênait son passage" ! ajouté-je, en levant les mains pour faire les guillemets.
— Incroyable, souffle Mélane en secouant la tête.
HO-RIBLE. Je revois encore la scène comme si elle s'était déroulée hier. Le pauvre garçon de huit ans était resté figé, incapable de réagir, tandis que son sac s'écrasait lourdement sur l'herbe en contrebas. La classe avait retenu son souffle, trop choquée pour protester.
— En vrai, je me demande comment elle n'a pas encore été virée, ajoute Mélane en haussant les sourcils.
— Probablement parce que personne n'ose se plaindre, répond mon ami avec une moue.
Nous échangeons tous des regards complices, mêlés d'une légère appréhension.
Au bout de quelques instants, le gargouillement discret de mon estomac me rappelle que l'heure du déjeuner a sonné. Je décide alors de déballer mon repas, en retirant délicatement le plastique qui recouvre le sandwich soigneusement préparé par ma mère ce matin. L'odeur du pain frais et des garnitures me chatouille les narines, me donnant envie de croquer à pleines dents.
Je prends une première bouchée, savourant la texture moelleuse du pain et la fraîcheur des ingrédients, mais, soudain, une saveur acide et piquante explose dans ma bouche. Mon cœur manque un battement. Mes yeux s'écarquillent, mon souffle se coupe.
Du cornichon.
Je suis allergique aux cornichons ! L'information fuse dans mon esprit comme une alarme stridente, et une vague de panique me submerge. Mon corps réagit immédiatement. Une sensation de brûlure envahit ma gorge, comme si elle se resserrait inexorablement. Ma langue commence à enfler, rendant chaque mot plus difficile à prononcer.
— Maman ! articulé-je faiblement, d'une voix étranglée.
Christale, assise juste à côté de moi, remarque aussitôt que quelque chose ne va pas. Ses yeux s'agrandissent, son visage se décompose en une expression d'inquiétude pure. Elle bondit de la pelouse et s'approche de moi en panique, ses mains tremblantes cherchant à m'aider.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Ton visage... il change de couleur ! s'exclame-t-elle, la voix tremblante.
Je sens mes joues s'empourprer, non pas d'embarras, mais à cause de la crise qui s'installe. Une rougeur diffuse envahit ma peau, accompagnée d'une démangeaison insupportable. Mes mains, par réflexe, grattent ma gorge alors que l'air devient de plus en plus rare.
Ma jumelle hurle vers les autres :
— Quelqu'un a un antihistaminique ? Vite !
Le ton de sa voix, à la fois suppliant et désespéré attire l'attention de tout le monde autour de nous. Mélane et Jessi réagissent immédiatement. Ils se mettent à crier, eux aussi, interpellant tous les lycéens à proximité :
— Vous en avez ? S'il vous plaît, c'est urgent !
Leurs voix trahissent leur propre angoisse, et leurs regards parcourent frénétiquement les alentours à la recherche d'une aide providentielle. Quelques personnes commencent à se rassembler. Une fille finit par répondre d'une voix forte :
— Je vais chercher de l'aide !
Elle disparaît en trombe, tandis que je reste là, immobile et impuissante, luttant pour respirer. Mon cœur bat à un rythme effréné, comme si mon corps s'épuisait à lutter contre lui-même.
Je suis littéralement en train d'agoniser. Chaque seconde semble s'étirer douloureusement, et une pensée fugace me traverse l'esprit : pourquoi faut-il que cela arrive ici, aujourd'hui, devant tout le monde ? Ce n'est pourtant pas la première fois que cela se produit. La troisième fois, en réalité. Mais c'est sans aucun doute la pire.
Et à cet instant précis, un doute cruel m'envahit. Est-ce que maman aurait pu... le faire exprès ?
Non. Non, ce n'est pas possible.
Je secoue faiblement la tête pour chasser cette pensée, mais elle s'accroche. Parce que si c'était vrai... que pourrais-je faire ? Absolument rien. Face à elle, je perds toujours tous mes moyens. Ses crises, ses reproches incessants, son regard accusateur... Chaque tentative de ma part pour me défendre ou riposter serait vouée à l'échec, une perte d'énergie monumentale. Alors à quoi bon ?
Une voix étranglée me tire de mes pensées.
— Tiens bon, tiens bon, murmure Christale, sa voix brisée par l'émotion.
Ma jumelle, les larmes aux yeux, s'accroche à moi comme si son propre équilibre en dépendait. Ses mains tremblantes me tiennent par les épaules, comme si ce simple contact pouvait m'empêcher de sombrer. Je vois la peur dans ses yeux. Une peur brute, incontrôlable, que je ne lui ai que rarement vue.
Enfin, après ce qui me semble être une éternité, l'infirmière arrive en courant, une trousse à la main. Elle s'agenouille précipitamment à mes côtés et sort une seringue avec des gestes assurés, bien que rapides.
— Respire, ça va aller, me dit-elle d'une voix douce mais ferme.
Je sens l'aiguille percer ma peau, un picotement désagréable suivi d'une vague chaleur qui se répand dans mon corps. L'antihistaminique fait rapidement effet, et, peu à peu, l'étau qui broyait ma gorge commence à se desserrer.
Alors que je reprends lentement mon souffle, une autre sensation monte en moi : l'embarras. Moi qui voulais à tout prix éviter de me faire remarquer... C'est raté. Tous les regards sont braqués sur notre petit groupe. Certains sont inquiets, d'autres curieux, mais tous sont fixés sur moi.
Christale passe doucement une main sur mon dos, murmurant encore et encore :
— Ça va aller, ça va aller...
Et pour la première fois depuis ce qui semble être une éternité, j'y crois presque.
— Voulez-vous qu'on appelle vos parents, mademoiselle ? me demande la jeune femme, une lueur de sollicitude mêlée d'inquiétude dans les yeux.
Je secoue la tête, résolue.
— Non merci, je vais terminer cette journée.
Ma voix, bien que faible, tente de paraître assurée. L'infirmière hésite un instant, son regard scrutant mon visage comme pour déceler si je dis la vérité. Elle acquiesce finalement, bien que l'incertitude ne quitte pas son expression.
— Bon. Comme vous voulez, répond-elle en soupirant. Mais je vais avoir besoin de votre prénom et je devrai quand même prévenir vos représentants légaux.
Elle se tourne vers ma jumelle, qui s'empresse de répondre avant même que je n'aie le temps d'ouvrir la bouche :
— April Collins. Et notre mère s'appelle Amanda Collins.
L'infirmière nous adresse un sourire inquiet, peut-être même compatissant, avant de repartir sans un mot de plus, sa trousse serrée contre elle.
— Ouah, j'ai eu la peur de ma vie ! s'écrie Mélane en se précipitant vers moi pour m'enlacer.
Je ne résiste pas à son étreinte, au contraire, je l'accepte avec gratitude. Les contacts physiques m'ont toujours réconfortée, bien plus que ma sœur, qui reste souvent distante dans ces moments avec tout le monde sauf avec moi.
— Tu aurais pu nous prévenir ! s'exclame Jessi à son tour, visiblement encore secoué.
Sa main est posée sur son torse, juste au-dessus de son sweat blanc, comme s'il tentait de calmer son cœur affolé.
Je baisse les yeux, honteuse.
— Je suis désolée... Je ne voulais pas que vous voyiez ça. Je pense que notre mère a dû se tromper en nous donnant nos déjeuners.
Ces mots, pourtant innocents, sonnent faux à mes propres oreilles. Mon regard glisse vers Christale. Son visage, fermé et sérieux, me dit tout le contraire : elle ne croit pas une seconde à l'hypothèse d'une simple erreur. Et pourquoi le ferait-elle ? Après tout, son sandwich contenait également des cornichons.
— C'est souvent qu'elle essaie de tuer sa propre fille ? demande ironiquement le jeune homme à côté, le ton léger mais le regard perçant.
Je lève les yeux vers lui, troublée par sa remarque. J'aimerais pouvoir répondre non, balayer cette insinuation d'un revers de la main, mais les souvenirs me trahissent. Ce n'est pas la première fois que ce genre de chose arrive. Ces incidents, petits ou grands, se répètent inlassablement, comme une mauvaise ritournelle.
Je préfère garder le silence, évitant les regards interrogateurs qui m'entourent. Un poids étrange s'installe dans ma poitrine, mélange de honte et de tristesse.
Mélane, sentant ma gêne, serre un peu plus son étreinte, comme pour m'offrir une bulle de protection.
— Ce qui compte, c'est que tu ailles bien maintenant, dit-elle doucement.
Mais au fond de moi, je ne suis pas sûre que ce soit vraiment le cas.
— Je suis désolé, je kidnappe ta sœur, murmure notre nouvel ami avec un sourire en coin tout en attrapant ma main.
Sa voix douce contraste avec l'assurance de son geste, mais je ne peux m'empêcher de sourire légèrement, bien que mon cœur soit encore lourd de l'incident précédent. Il me tire doucement, m'incitant à me lever.
Je me penche pour embrasser ma jumelle sur la joue, un geste rapide, presque instinctif, comme une promesse silencieuse que tout ira bien. Elle me regarde partir avec un mélange de réticence et de soulagement, ses bras croisés sur sa poitrine comme pour se protéger d'un éventuel retour de l'angoisse.
Nous nous hâtons dans les couloirs bondés, évitant les élèves pressés qui s'agitent autour de nous. Jessi ralentit un peu lorsqu'il remarque que je peine à suivre son rythme.
— Ça va aller ? me demande-t-il en me jetant un coup d'œil inquiet.
Je hoche la tête sans un mot, préférant ne pas m'étendre sur ce que je ressens à cet instant. Il semble comprendre et ne pose pas d'autres questions.
En arrivant devant la salle de classe, une cacophonie familière nous accueille : des discussions animées, des rires, et le grincement des chaises que l'on déplace maladroitement. Nous nous faufilons jusqu'à nos places, et peu après, le professeur principal entre dans la pièce, tapant légèrement sur son bureau pour réclamer le silence.
— Le proviseur a une annonce à faire, déclare-t-il d'un ton solennel après avoir vérifié que tout le monde est installé.
L'excitation dans la classe retombe immédiatement, remplacée par une curiosité palpable. Le proviseur, un homme d'un certain âge au costume impeccablement repassé, entre alors dans la salle. Il avance avec lenteur, mais d'un pas assuré, et monte sur l'estrade avec une autorité tranquille.
Pendant ce temps, Monsieur Rayer commence à distribuer les carnets de liaison. Les chuchotements reprennent dans la classe, certains élèves jetant des coups d'œil rapides à leur carnet. Assis à côté de moi, Jess se penche légèrement pour observer mon carnet ouvert sur le fameux règlement intérieur.
— Tu crois qu'ils vont interdire la consommation de tous légumes verts ? plaisante-t-il à voix basse.
Je hausse les épaules, esquissant un sourire timide. Mais mon attention se focalise ensuite sur le proviseur, qui se tient désormais au centre de l'estrade, prêt à prendre la parole.
Il ajuste ses lunettes et parcourt la salle du regard, comme s'il évaluait chacun d'entre nous avant de commencer. Le silence devient presque oppressant, et une tension indéfinissable semble peser sur l'atmosphère.
— Mesdemoiselles et messieurs, entame-t-il d'une voix grave, nous avons quelque chose d'important à vous annoncer...
Sa voix résonne coupant court aux derniers murmures. Il marque une pause, balayant la pièce du regard, et attend que le silence soit complet avant de reprendre, cette fois sur un ton légèrement plus léger, presque comme s'il voulait apaiser la tension qu'il s'apprêtait à créer :
— Comme vous le savez tous, notre ville est malheureusement réputée pour ses... problèmes.
Les adolescents échangent des regards entendus, et plusieurs acquiescent silencieusement, l'expression sombre. Une chape de gravité semble s'abattre.
— Il y a encore eu des disparitions, poursuit-il. Ces événements deviennent de plus en plus fréquents. C'est pourquoi nous vous rappelons, à tous, de toujours sortir accompagnés, de garder sur vous un objet pour vous défendre en cas d'agression, et surtout, d'éviter les ruelles sombres et isolées.
Un murmure sourd traverse la classe, entre horreur et résignation. Soudain, un jeune homme assis au premier rang éclate en sanglots, attirant tous les regards.
— Ma copine n'a toujours pas été retrouvée... sanglote-t-il, ses épaules secouées par des spasmes incontrôlables.
L'atmosphère devient étouffante. Mon corps tout entier se met à trembler, un frisson glacé parcourant ma colonne vertébrale. Je sens Jessi poser une main rassurante sur mon épaule, mais son geste ne suffit pas à calmer l'angoisse qui me serre la poitrine.
— Ne t'inquiète pas, murmure-t-il d'une voix basse et presque détachée. Ici, c'est devenu presque normal.
— Mais ça ne devrait pas l'être ! m'indigné-je, incapable de contenir ma colère et mon incompréhension.
Il secoue la tête, son regard fatigué planté dans le vide.
— On le sait tous... Mais les mafieux rôdent ici parce que c'est facile pour eux. Tous les pauvres du pays sont rassemblés dans cette ville. Ils savent qu'ils peuvent agir sans craindre de véritables conséquences.
Je le fixe, abasourdie, ma bouche s'entrouvrant pour répliquer avant de se refermer. Je cherche à comprendre, mais les pièces du puzzle refusent de s'emboîter.
— Et les autorités, alors ? Pourquoi elles ne font rien ?
Mon ami baisse la tête, évitant mon regard. Sa voix est presque imperceptible lorsqu'il répond :
— Ils sont trop puissants. Trop organisés. La police en a eu assez de perdre des agents, alors ils ont décidé de fermer les yeux.
— C'est absurde, protesté-je. Pourquoi les habitants ne quittent-ils pas la ville, ou ne restent-ils pas simplement enfermés chez eux ?
Un léger sourire triste se dessine sur ses lèvres.
— Personne ici n'a les moyens de partir. Et on ne peut pas juste s'arrêter de vivre, tu sais. Les gens sortent principalement en journée, prennent leurs précautions, et font semblant que tout va bien. C'est la seule façon de continuer.
Je me contente d'hocher la tête, toujours sous le choc, tandis que mes pensées s'entrechoquent. Je tourne mon attention vers le proviseur, qui poursuit, imperturbable, sa déclaration.
— La semaine prochaine, nous organiserons donc une minute de silence en hommage à ceux qui nous ont quittés.
Une minute de silence ? Rien de plus ? Mon estomac se noue. C'est tout ce qu'ils prévoient ? Combien de personnes ont disparu avant que ce problème ne soit pris au sérieux ? Combien d'autres disparaîtront avant qu'une solution ne soit trouvée ?
Le proviseur salue l'assemblée et quitte l'estrade, laissant derrière lui une salle plongée dans une atmosphère lourde et oppressante.
Je me tourne vers le brun, l'esprit assailli par des questions :
— Que font ces mafieux ? Quels sont leurs objectifs ?
Jessi hésite, ses doigts jouant nerveusement avec la fermeture éclair de son sweat blanc.
— Je ne sais pas trop... murmure-t-il. Peut-être du trafic d'organes... ou pire, des enlèvements pour les envoyer en Libye.
Mon corps tout entier se raidit à ces mots, et un énième frisson incontrôlable me parcourt. Je sens mes poils se hérisser tandis que mon esprit s'emballe, imaginant des scénarios encore plus sinistres que je ne voudrais jamais concevoir.
Jessi hésite avant de poursuivre, comme s'il pesait chaque mot, conscient que sa réponse pourrait amplifier ma peur :
— C'est ce que disent les rumeurs... Certains des disparus seraient revendus à des gangs opérant en Libye. Là-bas, on parle de camps de détention où les gens sont exploités, parfois torturés ou agressés sexuellement.
Je reste figée, mon esprit essayant de rejeter ce que je viens d'entendre. Mais sa voix, basse et tremblante, continue, brisant l'illusion de sécurité à laquelle je m'accrochais.
— Les mafias locales ici collaboreraient avec des réseaux internationaux. Ils kidnappent des gens dans des endroits comme notre ville, là où personne ne viendra enquêter sérieusement. Ensuite, ils les acheminent là-bas, dans des cargaisons clandestines ou à travers des circuits illégaux.
Je sens mon estomac se retourner.
— Mais... pourquoi ? Pourquoi des gens feraient-ils ça ? Quel est leur intérêt ? balbutié-je, ma voix presque inaudible.
Le jeune homme inspire profondément, comme s'il cherchait à calmer sa propre angoisse.
— L'argent, répond-il simplement. C'est toujours une question d'argent. En Libye, il y a des trafiquants d'êtres humains qui profitent de la misère. Ils utilisent les victimes comme main-d'œuvre esclave, ou pire, les revendent à d'autres réseaux. On dit même que certains finissent par être échangés contre des rançons ou vendus comme marchandises dans des marchés clandestins.
Je secoue la tête, incapable d'imaginer une telle horreur.
— Des marchés clandestins ? répétai-je, la gorge nouée.
Il hoche lentement la tête.
— Oui... On raconte que des gens sont vendus comme s'ils étaient des objets. Les plus "chanceux" sont forcés à travailler, mais d'autres...
Il s'interrompt, comme si aller plus loin dans son explication serait insupportable.
— Et tout ça se passe vraiment ? ici, chez nous ?
— Oui, murmure-t-il. C'est pour ça que le proviseur insiste pour qu'on soit prudents. Mais la vérité, c'est qu'on ne peut pas vraiment se protéger. Si tu te retrouves face à eux, tu es...
Il ne termine pas sa phrase. Inutile. Le silence qui suit en dit bien plus long que ses mots ne pourraient jamais le faire.
Je m'appuie contre la table, mes jambes tremblantes. Mon cœur bat si vite que j'ai du mal à respirer. Je n'avais jamais imaginé que le danger qui pesait sur cette ville pouvait être aussi sombre, aussi profondément enraciné.
— Pourquoi personne n'en parle ouvertement ? Pourquoi on ne fait rien ? insisté-je, désespérée.
— Parce que personne ne veut mourir, répond-il sèchement. Ceux qui parlent finissent par disparaître eux aussi. Tout le monde sait, mais personne n'ose agir.
Ses mots résonnent dans ma tête, un écho insupportable. Je regarde autour de moi, les visages de mes camarades affichant la même résignation amère. Certains chuchotent entre eux, d'autres gardent les yeux baissés, comme s'ils craignaient qu'un simple regard puisse les mettre en danger.
Je serre les poings, une colère sourde montant en moi. Ce n'est pas normal. Rien de tout cela ne devrait exister. Mais que puis-je faire ? Absolument rien si ce n'est que de tenter de convaincre ma mère de partir.
Jessi pose doucement sa main sur mon bras, brisant mes pensées.
— Écoute, murmure-t-il, je sais que ça te met en colère, mais ici, on ne peut pas changer les choses. On peut juste essayer de survivre.
— Survivre ? rétorqué-je avec amertume. Ce n'est pas suffisant.
Mais au fond de moi, je sais qu'il a raison. Pour l'instant, tout ce que je peux faire, c'est rester en sécurité... et espérer qu'un jour, quelqu'un ait le courage de briser ce cercle vicieux.
— Pardon de te faire flipper comme ça. Ce n'est pas si terrible, c'est vivable... à partir du moment où personne de son entourage n'est visé...
— J'espère que tout ira bien pour toi.
Je vois son visage virer cramoisi. Ses joues prennent une teinte vive, comme si mes mots avaient déclenché une avalanche d'émotions qu'il tentait de cacher derrière un sourire maladroit.
— Moi aussi ! Tu as l'air super cool comme fille. Et ta sœur aussi. J'aimerais qu'on apprenne à mieux se connaître.
C'est à mon tour de rougir, mes joues me trahissant instantanément. Je n'ai jamais été très douée pour recevoir des compliments, encore moins venant d'une personne que je connais à peine. Pourtant, ces mots, aussi simples soient-ils, me réchauffent le cœur.
J'espérais me faire des amis, mais jamais je n'aurais pensé que cela pourrait arriver dès le premier jour. Je suis tellement reconnaissante que je peine à contenir ma joie.
— Au pire, on se voit dimanche. Je te paierai un chocolat chaud, et je te ferai visiter la ville. Si tu le veux bien, évidemment.
Il se frotte nerveusement la nuque en m'adressant un regard hésitant, comme s'il avait peur de ma réponse.
— Je demanderai à ma mère, dis-je en essayant de cacher l'excitation dans ma voix.
— Et Christale aussi est la bienvenue. Je proposerai à deux ou trois amis de se joindre à nous, histoire que ce soit encore plus sympa.
J'opine vivement du chef, un sourire naissant sur mes lèvres. Rien que l'idée me donne envie de sautiller de joie. J'espère vraiment que maman acceptera. Depuis que nous avons déménagé, tout ce que je désire, c'est m'intégrer et commencer à me sentir chez moi ici. Cette rencontre semble être un pas dans la bonne direction.
— Super, alors c'est réglé ! Je te donne mon numéro à la fin des cours, d'accord ? Si un de tes parents a un téléphone tu pourras me contacter avec.
— D'accord !
Je sens un nouvel élan de bonheur me gagner. Peut-être que ce déménagement n'est pas si terrible après tout... si on oublie toutes les révélations morbides sur la ville...
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