𝔓𝔯𝔢𝔪𝔦𝔢𝔯 𝔡𝔢𝔲𝔵

Il neige lorsque je monte dans le bus.

Les lumières de la ville rende le tout plus merveilleux que ça ne l'est déjà. La neige rend tout merveilleux.

Mon premier souvenir est un jour où j'ai été dispensé de danse avait été grâce à la neige, je m'en souviens comme si c'était hier. J'avais quatorze ans et une tempête avait bloqué la ville entière, me bénissant d'un jour de repos entier ! J'étais sorti dans la rue pour jouer dans le parc à côté de l'allée de mon enfance, à Brownsville. J'avais construit des bonhommes de neige, les avait habillé des cailloux que les autres enfants me laissaient, peignait un ange dans le sol en secouant mes bras et mes jambes, rigolant à gorge déployée quand une bataille se lançait entre les gosses du quartier. J'étais toujours arbitre.

J'ai obtenu mon diplôme professionnel en danse à mes dix-sept ans, et il neigeait ce jour là. Les flocons n'étaient pas aussi nombreux que ceux que j'admirais par la fenêtre mais ils avaient marqué ce jour. Ce fameux jour où tous mes efforts, tous mes sacrifices ont payé et qu'on a cessé de me traiter comme de la viande à modeler. J'avais tant pleuré que mes parents m'avaient vivement conseillé de m'enfermer dans les toilettes avant d'inonder honteusement le sol. Et j'étais resté des heures à observer ce bout de papier portant mon nom d'une jolie calligraphie. Tant que je connais par cœur chaque détail, la largeur des boucles de mes consonnes et la finesse du point à la fin.

Puis le troisième... Je dirais que c'est aujourd'hui. Je suis exempté de danse, d'obligations douloureuses et j'ai sorti le nez dehors pour autre chose que me rendre en répétition. J'ai finalement passé une bonne journée, à rigoler avec Sunoo et à me faire chouchouter d'un massage qu'il avait apprit récemment — un bonheur ! De plus, le jeune homme de tout à l'heure vient de rentrer dans mon bus, le numéro six, celui dont la plaque d'immatriculation commence à m'échapper lorsque je me rends compte que je ne rêve pas, en me pinçant le dos de la main. Il a cette même veste en cuir noir par-dessus un sweat-shirt d'une marque commune, et ces piercing aux oreilles qui captent moins la lumière que sa démarche gracieuse. Même la grand-mère et la jeune fille au devant se sont retournées sur son chemin, c'est pour dire !

Et bien pour une surprise, c'est une surprise ! Quelle est la probabilité pour que nous empruntions le même bus, à la même heure alors que nous sommes partis dans des directions opposées ? La probabilité c'est certainement ma bonne étoile, ma jumelle absente que Sunoo appelle la-meilleure-frangine. En tout cas, elle m'est favorable pour autre chose que la torture de mon corps au sport !

J'échappe malencontreusement mon portable, qui s'écrase dans un vacarme monstre au sol. Pour la discrétion, on repassera. J'allais pour me précipiter et m'enfoncer dans mon siège pour disparaître jusqu'à mon arrêt, mais l'inconnu — qui me semblait pourtant être à l'autre bout — récupère mon bien et me le tend. La neige tombe de sa tête, ils ondulent à cause de l'humidité. Et nos regards se croisent.

Je vous ai déjà dit qu'il était beau ? Qu'il me souffle sur place et que je ne sais plus comment faire fonctionner mon corps, mes paupières, mon cerveau ? Que ses lèvres bougent splendidement bien et sa voix semble être une merveille ? Que ses yeux posent une question à laquelle je répondrais oui sans l'ombre d'une hésitation ?

Merde. Il m'a parlé.

«– Q... Quoi ?, je balbutie en clignant une centaine de fois des paupières.»

Et il sourit faiblement, et je pense que c'est le détail qui fait détaler mon cœur comme s'il voulait le rejoindre et lui hurler qu'il lui plaît. Comment respire-t-on déjà, quand il s'assoit à côté de moi sans que je ne le quitte des yeux, mon portable entre les doigts ? Suis-je même censé respirer ? Qu'est-ce que respirer ?

«– C'est à vous, n'est-ce pas ?, me (re)demande-t-il.»

Grave, suave, sexy, sublime, sa voix est une véritable caresse à mes oreilles. Mes orteils se recroquevillent dans mes baskets neuves, c'en est presque douloureux et pourtant la seule grimace que je réussis à faire est un sourire maladroit.

«– Oui, je... heu... Oui. Enfin, oui ! Il... Oui...»

Ridicule. Quelle performance pitoyable ! Je suis pourtant un habitué du trac et du stress en shot d'adrénaline, ce genre d'événement n'est pas censé m'embarrasser plus que de raison.

Je récupère mon portable en déviant mon regard, les lèvres pincées et l'inconnu rigole du nez très discrètement. Finalement je préfère le trou de souris bien étroit, bien impossible à trouver ! Je m'empourpre vivement, ne pouvant rien trouver de mieux que de fixer l'extérieur comme un lâche, ne voyant ni les bâtiments ni la vie tant mon esprit sans dessus-dessous peine à se remettre de ma piètre interaction. Et dire que si Sunoo avait été là, il ne se serait pas cacher de se moquer. Je suis à l'aise avec le fait de rencontrer de nouvelles personnes, je ne suis pas le genre timide que le jeune homme me fait devenir.

Argh, Jungwon tu es une catastrophe !

«– Dites-moi, commence la voix canon, à quel point ce bus se rapproche-t-il de Harlem ?»

Je ne suis pas un quotidien du bus, je n'ai la chance de le fréquenter qu'en cas spécial de liberté. Je tourne immédiatement le regard vers le plan des stations qu'il dessert et plisse les yeux. Habitant dans le presque centre de SoHo, je connais peu Harlem de par le dégoût que maman porte à ce quartier. Elle y trouve l'ambiance désagréable et les résidents pitoyables, je n'ai jamais eu le droit d'y aller, même lorsque c'était pour récupérer un costume ou prendre un cours particulier de danse. Alors je connais la frontière mais pas les stations le desservant.

«– Il faudra s'arrêter au terminus, je chevrote comme une chèvre.»

Puis j'allume mon téléphone, pour y trouver refuge et aussi pour m'assurer que je ne lui dise pas de bêtise. Je le sens m'observer, ma joue se réchauffe comme si son regard était capable de passer des doigts imaginaires sur ma peau, et mes doigts tremblent sur mon écran.

«– Et prendre le bus quatre près de ce fast-food, je désigne fébrilement sur mon écran. Je crois qu'il va directement à Harlem.

– Vous habitez loin ?»

Je relève presque instantanément mon regard sur lui et il hausse les sourcils. La proximité, Jungwon ! Je me recule et m'éclaircit la gorge, elle est si sèche que je doute pouvoir formuler une phrase complète convenablement.

«– J'habite à un arrêt du terminus.

– Ce n'est pas si loin, devine-t-il.»

Théoriquement parlant c'est à une trentaine de minutes en bus, une quinzaine en métro et très certainement plus en voiture à cause des constants bouchons en journée. Mais passons, ce n'est pas bien intéressant !

«– Ça dépend ce qu'on entend par loin, je débite tout de même. Il y a loin loin comme la Californie ou le Québec. Et il y a loin comme le quartier d'à côté, le voisin du pallier d'en face ou loin comme le café en bas de la rue quand elle est bondée et que c'est impossible de marcher. Sinon il y a loin comme Paris, quinze heures de vol c'est vraiment long, et s'il y a un enfant en caprice dans l'avion c'est encore plus long. Traverser les États-Unis à vélo c'est long, et rejoindre la frontière Mexicaine doit être une torture. Ou les navigateurs peuvent dire que le continent le plus proche est loin s'ils sont perdus en pleine mer, et je ne parle pas des voiliers ou des aventuriers, je parle plutôt...»

Je croise son regard étonné et surpris, et ma voix s'étrangle. L'angoisse, je viens de paniquer en bonne et due forme. Mes lèvres ne réussissent pas à se fermer, je suis incapable de bouger d'un pouce.

«– C'est une longue définition, ça.

– N'est-ce pas ?, je murmure et m'affaisse dans l'assise.»

N'est-ce pas ? N'est-ce pas ?! Je n'aurais pas pu m'excuser d'avoir dit tant de sottises ? Je n'aurais pas pu tout simplement dire autre chose que n'est-ce pas ?

«– Harlem n'est pas si loin, non, je confirme d'une voix blanche, le regard fixé dans le vague vers l'avant du bus.»

J'ai si peu de conversation que cela ? Qu'est devenu le garçon cultivé et intéressant que le public apprécie après les spectacles ? Je suis mort de honte.

La circulation, bien qu'amoindrie au vue de l'heure, bouchonne à un carrefour entre les sens unique des rues avoisinantes et la route principale en direction de Manhattan centre. Les New Yorkais paniquent si facilement lorsqu'il pleut un poil trop ou que la neige les surprend. Je les maudit à cet instant de ne pas se bouger un peu, que je puisse m'enfuir du bus et oublier ce qu'il se passe.

«– Je viens d'arriver en ville, me confie-t-il après quelques nombreuses secondes.

– J'ai cru comprendre, je réponds, à moitié absent.»

Une petite alarme dans mon crâne retentit et je me redresse vivement, comme piqué par une abeille en plein milieu du dos.

«– Enfin je veux dire, je m'en suis douté, vu vos questions !»

Quel sourire ! Mon visage n'a jamais été si brûlant auparavant, ma poitrine si vivante et mon corps au bord de l'évanouissement. Je mettrais ma main à couper que mon nez saigne, comme dans les dessin-animés. Mais c'est en fait le souffle qui me manque le plus. Il n'est pas douloureux comme à la fin d'une performance, d'un entraînement difficile ou d'une crise. C'est plus comme si l'air refuse de me nourrir, le temps de profiter de la vue qu'on m'offre.

«– Oh misère, je marmonne dans ma barbe en courbant les épaules.

– Tu peux me tutoyer, m'autorise-t-il.

– Vous aussi, enfin toi aussi. Oui, tutoyer, c'est bien.»

Comment déconnecte-t-on son cerveau ? Sa bouche ? Son embarras ?

«– N'est-ce pas, me copie-t-il.»

Je passe d'un rosé pastèque à un rouge tomate dans la seconde. Et la circulation n'avance toujours pas ! Pourquoi la circulation n'avance pas ?!

La porte avant du bus s'ouvre, le conducteur en descend, râlant comme un putois, et je pressens que nous allons avoir des problèmes avec les taxis et les autres véhicules aux alentours. Les conducteurs de bus sont rarement calmes et amicaux, je vais donc rester coincé avec mon embarras encore longtemps. Super en tout cas.

«– Tu as l'air de connaître la ville..., laisse-t-il en suspens.

– Jungwon, je réponds dans un soupir.

– Jungwon, répète l'inconnu.»

Et je crois fondre sur place. Que c'est divin de l'entendre le prononcer ! Je n'aime pas mon prénom pour la simple raison que j'ai l'impression que les autres l'utilise en guise d'insulte. Sauf dans sa bouche, ça sonne plutôt comme un compliment.

Le conducteur ne semble pas se prendre le chou, devant son véhicule, mais plutôt essayer de voir ce qu'il se passe un peu plus loin, près des seconds feux. J'ai le pressentiment que nous ne repartirons pas avant une bonne trentaine de minutes tout au plus.

La faucheuse est là, à deux sièges devant nous. Elle me regarde.

«– Heeseung, se présente-t-il.»

Une réponse à mes questions, celles que je me suis sans doute toujours posée. Je détourne le regard de la neige, du petit bonhomme curieux et de ma terrifiante amie pour le poser de nouveau sur les magnifiques yeux noisettes du dit Heeseung. Malgré son calme, et le fait qu'il ne paraisse pas perturbé par ma panique, je crois voir sur son visage l'esquisse d'une certitude, ses yeux brillent plus que je n'ai jamais vu chez quelqu'un.

«– Ça te va bien, je chuchote presque.»

Mais enfonce-toi mon grand, tu as raison ! Tu n'as pas assez l'air d'un clown comme ça !

Heeseung penche la tête légèrement sur le côté et s'apprête à dire quelque chose, un remerciement, une nouvelle question, une affirmation — je n'en sais rien mais je veux entendre tout ce qu'il a à dire ! —. Puis une explosion retentit au devant, au niveau du carrefour vu la distance de l'écho, et je n'ai pas le temps de me recroqueviller que le garçon m'attrape et nous jette au sol. Les vitres explosent, un cri aiguë retentit et mon dos craque. Et le monde tourne, il ne semble pas vouloir s'arrêter.

Une alarme nous assourdit, des cris de terreurs et de paniques nous parviennent dans l'habitacle et je ne suis pas tout à fait certain d'être en vie. Je peine à respirer convenablement, coincé contre la poitrine puissante et chaude de l'inconnu, je m'accroche désespérément à son sweat-shirt pour remonter à la surface, là où l'air s'y trouve en abondance. Il doit penser que je m'affole car il resserre sa prise. Il m'intime de me calmer, que tout va bien mais je le repousse des dernières forces qu'il me reste pour me dégager en m'allonger sur le dos, main sur la poitrine et je suffoque. C'est douloureux.

Le monde n'est qu'une vaste image floue. Je distingue péniblement une lumière qui clignote au dessus de ma tête, les lumières de la ville se refléter sur le toit fissuré du bus et je me demande ce qui me pique tant dans la nuque, sous mon pull et à la main. Mon cœur manque cruellement d'air et lui aussi me meurtri la poitrine, ma gorge brûle et le peu d'air qui entre dans mes poumons me semble toxique.

Heeseung se penche sur mon corps tremblant et froid, le regard inquiet — je suppose —. Une larme coule le long de ma tête, je la sens se frayer un chemin jusqu'à la racine sensible de mes cheveux et l'idée de mourir me terrifie. Je n'ai pas pris ma ventoline, elle est dans mon sac de danse que j'ai laissé pourrir dans mon couloir, et je regrette de ne pas avoir eu danse aujourd'hui. J'attrape mon sweat-shirt comme si m'arracher le cœur donnerait plus de place à mes poumons pour reprendre de l'air. À cet instant, oui, je m'affole. Et pour de bonnes raisons.

Heeseung cherche du secours à l'extérieur, hurle sans doute quelque chose puisque ses lèvres bougent, mes oreilles bourdonnent tant que je ne suis pas certain d'entendre autre chose que mon sang se ralentissant drastiquement.

Je vais mourir par un jour de neige. Finalement, ça n'aurait pas pu tomber mieux. Ou pire, j'aurais aimer connaître le noiraud.

Je ferme les yeux pour m'éviter une dernière pensée horrible comme le regard désemparé du garçon ou la vue de la faucheuse qui m'attend depuis des années. Je n'ai pas dit au revoir à Sunoo, il va croire que je l'ai abandonné...

Au bord de l'inconscience, au moment où mes poumons cessent presque de fonctionner pour donner mon âme au spectre noir, on m'enfonce dans la direction opposée. Celle du sommeil et non la mort.

Et le sommeil sent la fraise des bois.









[PAS RELU]

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