Où êtes-vous ?
PDV Ecclésia
Le silence. C'est la mélodie fantomatique qui rythme nos pas et illustre l'ambiance groupale. Entre tensions, mésententes, tentatives de meurtre et secrets inavouables, il ne s'agit non plus d'une épée de Damoclès mais d'une semi-remorque en titane qui s'amuse à tanguer sur nos têtes.
Evan ouvre la marche. La carte en mains, le chien à la bave toxique aux pieds, il zyeute le morceau de papier empli de lignes perpendiculaires, de rectangles et de cercles de grisâtres. Quelques marmonnements lui échappent de temps à autre, ce qui ne manque jamais de m'interpeller tant le mutisme général me pèse.
Kyra et Genesis lui emboîtent le pas, l'une trop courbée, l'autre trop tendu. Aucun ne se prête attention : une précision qui, elle, reste fidèle à elle-même.
— Quoi ? m'empressai-je de rebondir sur le charabia d'Evan.
L'homme se retourne, Genesis lui rentre dedans par inadvertance et Kyra, perdue dans ses pensées, les percute à son tour. Inutile de préciser qu'Evan se retrouve joue contre terre.
Alicante reste en marge du groupe. Deux heures après l'arrivée de nos congénères, son organisme a suffisamment récupéré pour lui permettre de se mouvoir aisément. Petit bémol : son visage n'a probablement jamais été aussi fermé, hermétique aux émotions positives, et sa ma droite sous tension. Ses doigts enveloppent le manche de son épée. Le réseau entremêlé de ses veines, noir, semble sur le point de rompre la barrière de chair qui le protège. On aurait presque cru à un tatouage en perspective.
Le baluchon porté par l'une de ses épaules se balance au gré de sa démarche, entrechoquant les morceaux d'Epée qu'il transporte. Un son des plus sacrés.
De son côté, Armorie progresse tête baissée. Lorsqu'elle se permet de la relever, c'est pour couver son fils du regard. Un fils qui l'ignore. En soi, n'est-il pas plus avisé de préférer l'ignorance à la haine ?
— Je me parlais tout seul, ma Déesse, geint Evan en époussetant ses genoux, au moment où je me baisse pour le relever.
— Ah...
Il accepte ma main tendue puis retourne à son poste de guide en se frayant un passage entre Genesis et Kyra.
Icanée marche à mes côtés. Le visage sérieux et fatigué.
En ce qui me concerne, les courbatures sont plus enclines à migrer d'un endroit à un autre plutôt qu'à disparaître. Alicante aussi souffre encore, mais en cachette. Son mental d'acier lui confère l'inhibition suffisante pour adopter une marche normale : droite, fluide, féline et aux balancements de bras réguliers.
— Tu cherches un truc par terre ? se moque Icanée en avisant mon dos courbé, à cause d'une nouvelle salve de douleurs musculaires.
— Plus maintenant, microbe.
Je la défie du regard, son petit air narquois s'efface aussi sec.
— J'suis grande pour mon âge. Et pis, quand je serai adulte, je serais pas toute cassée du dos moi.
— Saleté.
Mon rire provoque une irradiation me fait grimacer. Je soupire, envisage d'utiliser Icanée comme béquille de secours en m'appuyant sur son épaule, seulement ma main la rate de peu et je manque de m'étaler sur les pavés.
— Mauvaise estimation de la taille du microbe, marmonné-je entre mes dents.
Le venin de ses yeux m'amuse juste assez pour atténuer ma souffrance. Par jeu, elle me bouscule légèrement. J'enchaîne quatre pas chassés maladroits pour tenter de rester campée sur mes jambes.
— Attends que je mute, toi, la menacé-je, une fois stabilisée.
Je pose ma paume sur sa frêle épaule.
— T'es pas assez en colère contre moi. Tu m'aimes trop, minaude-t-elle.
— Si je n'avais pas tant besoin de cet appui, je t'aurais provoqué en duel.
— Sans rancune, mémé.
J'esquisse un sourire qui s'évanouit dès lors que le musée que nous avions convenu d'inspecter tous ensemble dans le cas où les précédents se seraient avérés inutiles se présente à nous. Evan pousse la lourde barrière donnant sur la cour intérieure. Des briques sombres vieillies par l'usure, des balcons en pierre, une large porte en bois : le bâtiment arbore un style "château fort" atypique.
Alicante se tend, conscient d'approcher un autre fragment d'Epée. L'avant-dernier. Le manche.
Un nouveau pas vers la délivrance.
À peine ai-je pensé cela qu'il court à vive allure et se mue en point noir qui s'amoindrit à mesure qu'il s'approche de l'entrée. À mon grand étonnement, l'homme aux longues dreadlocks brunes le suit de très près.
Les deux points se rejoignent, se confondent, disparaissent derrière la porte et ne laissent plus qu'un sourd cliquetis sur leur passage.
Genesis marche normalement, presque nonchalamment, et je ne peux m'empêcher de me questionner sue notre échange. Comment fait-il pour être si détendu, quand Kyra est persuadée qu'Alicante viendra à bout de lui ? Lui qui côtoie la prétendue menace vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis que nous avons fui le Palais ? Lui qui a manqué de mourir dans le fleuve, il y a peu ?
« Ecclésia, venez me prêter main-forte ».
« Y a-t-il des complications ? »
« Le fragment n'est pas sur le socle qui lui a été dédié, mais peut-être a-t-il été caché ? Après tout, il s'agit d'un objet sacré, ici-bas ».
« On ne cherche pas à camoufler l'objet phare d'un musée, Alicante, on le met bien au contraire en évidence. »
« Je n'ai pas toute la journée », réplique-t-il sèchement.
— Et pas non plus toute votre tête, baragouiné-je par mégarde à haute voix.
— Alicante ? devine Kyra, qui s'est automatiquement tournée vers moi. Un problème ?
J'accélère le pas. Icanée suit le mouvement sans rechigner, son épaule inconsciemment relevée de manière à jouer les parfaites cannes mobiles.
Comment ferons-nous si ce fameux manche ne se trouve pas dans ce musée ? Ce dernier musée.
« Il y est ».
« Alors pourquoi vous concentrez-vous sur mes pensées ? »
« Mais où êtes-vous, bon sang ? »
Je serre les dents, saute sur les petites marches qui donnent sur le hall et pousse la porte aussitôt maintenue par le bras serviable de Genesis. Kyra ne se gêne pas pour me doubler, s'engouffrant en pole position dans la pièce où trône une lignée de statues grecques.
— Ridicule, commente-t-elle en fixant la bosse qui comble l'entrejambe d'un lanceur de javelot nu. Je plains leurs partenaires sexuels...
Ses longs cheveux fouettent un vase, qui se brise, tandis qu'elle se précipite dans la salle attenante. Je la suis de près, talonnée par Genesis et sa sœur.
À nos pieds s'étire un chemin, représenté par le long tapis rouge-sang qui zigzague entre les œuvres anciennes et mène à une tripotée de panneaux informateurs. Ces-derniers sont tous surmontés de grosses flèches indiquant la même direction : l'Elyph.
— Ce n'est pas la taille qui compte, s'esclaffe Genesis en rejoignant Kyra.
— Parce qu'un tel asticot pourrait nous procurer... des sensations ?
« Où êtes-vous ? » répète furieusement Alicante.
Genesis réplique quelque chose qui m'échappe, auquel Kyra répond avec véhémence :
— Eh bien, le jour où la taille de ton doigt surpassera celle de ton sexe, tu seras gentil de m'effacer de ton existence.
Genesis rit à gorge déployée. Bientôt, le son de leur hilarité n'est plus à ma portée, trop éloigné d'Icanée et de la grand-mère centenaire que je suis.
Un labyrinthe de murs parsemés de tableaux en tout genre fait suite aux statues grecques. Icanée traîne des pieds sur la moquette, amusée par la sensation cotonneuse qui caresse ses chevilles, tandis que je m'affaire à suivre le sens des flèches.
Nous longeons une ribambelle d'œuvres richement parées, lorsqu'un bruit de cassures retentit au loin. Un hurlement animal s'ensuit, emplissant les lieux d'une saisissante note de souffrance.
— Dépêchons, Icanée !
Un nouveau choc nous pousse à accélérer le pas. Kyra et Genesis courent devant nous, côte à côte, le long du couloir interminable. Au bout de celui-ci, des particules de plâtre s'élèvent dans les airs, opacifiant la salle circulaire qui renferme le fameux « Elyph ».
Essoufflée, je m'arrête sur le seuil, non loin de l'Homme aux dreadlocks.
— Il devait être là ! s'invective-t-il en faisant les cent pas devant une assiette.
Une multitude de fenêtres converge la lumière du jour sur un pavé de verre. En hauteur, un plafond parcouru de représentations mythologiques en magnifie la présence. Certaines me mettent en jeu – toutes fausses, mais porteuses d'espoir. D'autres mettent en lumière ce que les Humains nomment « démons », les Obscurs, des êtres aussi séduisants que sanguinaires. Le rouge est la couleur prédominante.
Evan tourne en rond, à la manière d'un lion en cage. Ses pas martèlent si furieusement le sol que les vibrations grimpent mes chevilles et mollets. Il shoote un morceau de porcelaine, qui explose une cruche en cristal.
— Il était là, par tous les dieux ! Juste là ! hurle-t-il en désignant le pavé. Là !
Sa main montre du vide. Un coussin porteur d'air, un panneau soulignant l'absence du « manche divin, Elyph ou encore étoile basse », selon l'écriteau. Le pavé n'expose qu'un néant étouffant. Celui-là même qui enfle dans les iris sombres du Prince abasourdi. Calme, au contraire de l'homme en furie, mais perdu. Assommé. Statue parmi les statues, il fixe le renfoncement du coussin, là où devait se trouver l'objet d'une quête insensée.
Le but d'une vie s'évapore en un claquement de doigts sous nos yeux ahuris.
Les mains d'Evan attrapent sa propre chevelure, dévoilant un visage broyé par l'amertume.
— Juste là ! s'égosille-t-il.
Il a beau être mat de peau, le feu qui embrase son épiderme ne passe inaperçu pour personne.
« Mais où êtes-vous ? »
Alicante pose une main vacillante sur sa nuque, la laisse glisser sur sa clavicule puis la remonte sur son visage pour en cacher le désarroi. Frêle barrière contre l'hideuse réalité. Ses yeux persistent à contempler le rien, le néant, le vide de sa réussite, comme s'il gardait l'espoir que « l'Elyph » réapparaisse comme par enchantement.
L'épée qu'il tenait choit. Le tintement se confond aux plaintes furibondes de l'Homme, qui contrastent avec l'immobilité déconcertante de Son Altesse.
« Où êtes-vous... »
Je ne suis plus sûre que cette question me soit adressée.
***
No soucy, les questions en suspens seront résolues en temps voulu :P
J'espère que vous et vos proches vous portez bien en cette période trouble,
A bientôt ! ;)
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