Prologue
Dans ma famille, on est boucher de père en fils et ça, depuis trois générations. Mon arrière-grand-père Ernest vous assommait un bœuf d'un coup de merlin bien appliqué et Grand-papa Marcel débitait des pièces de viande sur son comptoir sans craindre les éclaboussures d'hémoglobine. De fiers lurons. Mon père n'a rien à leur envier, tant pour leur stature– un mètre quatre-vingt-dix, quatre-vingt-dix kilos – que pour leur savoir-faire. Il a agrandi leur modeste boucherie de Brive la gaillarde pour en faire un établissement de taille respectable, pourvu d'un équipement moderne et nickel. Plus question de tuer lui-même les bestiaux, il les fait venir de l'abattoir de Saint Viance. Toutes les ménagères de la ville se servent chez nous et la concurrence tire la gueule. Seul hic, il n'a pas de fils pour lui succéder, mais trois pisseuses, dont moi, Nathalie, dite Thalie. Si mes sœurs tordent le nez à la vue du sang, je suis tombée dans le steak et les côtelettes d'agneau quand j'étais petite. Le mercredi, je jouais à la marchande dans la boutique paternelle plutôt qu'à la playstation : un cas.
« Ça lui passera », disait mon père en souriant.
Ça ne m'a pas passé : au contraire. Dans mon esprit, mon avenir était tout tracé ; je me voyais prendre le relais de mon père dans quelques années ; enfin, dans un bon nombre, le paternel n'étant pas prêt à raccrocher les gants. Lui, n'était pas très chaud, du genre « Ton bac d'abord » : une manière élégante de renvoyer sa fifille à ses chères études. Mais étudier me barbait, je bâillais au lieu d'écouter le prof. Non, ce que je voulais, c'était travailler dans la filière viande. Le rêve de papa de me voir avocate ou médecin s'est écroulé en fin de troisième, quand j'ai dit stop : « J'irai pas au lycée, je vais préparer un CAP boucherie. » Ma mère m'a soutenue elle me préfère à mes sœurs, uniquement préoccupées de fringues. De guerre lasse, il a fini par céder. En route pour le CFA de Boulazac. Assez près de mon domicile pour pouvoir rentrer chaque soir. Au bout de trois ans, j'avais mon diplôme en poche et mon stage dans une boucherie de Limoges (pas question de le faire chez Papa) avait consolidé ma vocation. Tu seras bouchère, ma fille.
— Ce n'est pas un métier pour une femme, se plaignait-il à ma mère dans la cuisine.
À côté, la petite teuf organisée pour l'obtention demon diplôme battait son plein. Je m'apprêtais à ravitailler mes potes en chips eten guacamole quand j'ai surpris la conversation. L'oreille tendue à cause des « poum poum » de la techno, j'ai écouté la réponse de maman :
— Thalie l'a choisi. Au moins, elle reste près de nous. Son patron limougeot parle de lui signer un CDI.
Là, ça n'allait plus. Mon futur m'appartenait. Je refusais de m'enterrer dans une obscure boucherie de Corrèze à dix-huit ans ; je visais plus haut et plus loin. Je n'avais pas divulgué de mes projets à mes parents, de peur d'une gueulante de mon père ; mais j'étais maintenant au pied du mur. J'ai poussé la porte, résolument, et me suis plantée devant les auteurs de mes jours. « Arrêtez vos messes basses. Je n'irai pas à Limoges, c'est clair ?
— Et où iras-tu ? a demandé mon père.
— À Paris, à l'EPB.
Un sifflement a accueilli ma déclaration. « L'École professionnelle de la boucherie ? Eh bien ! Tu ne te mouches pas du pied. Tu sais ce que ça coûte, la scolarité et un loyer dans la capitale ? Ton vieux père n'est pas Crésus.
Bon, il était pourri de fric. La baraque avec piscine et l'Audi dernier modèle en témoignaient. D'autre part, je tenais à mon indépendance, aussi ai-je répliqué :
— Je sais, Papa. Je ferai du baby sitting. De toute façon, le dossier est déjà déposé.
— Tu ne perds pas le nord, je vois. Bon, si tu es acceptée, je ferai un effort.
Un mélange de désapprobation et d'admiration s'inscrivait dans son regard. Maman a gémi :
— Hervé ! Thalie est à peine majeure ; on ne peut pas la lâcher comme ça dans la nature.
Mon regard a croisé celui de Papa. J'y ai lu, oui, de la connivence. Incredible. Du coup, je l'ai laissé faire : « Tu exagères, Marielle. Paris n'est pas la jungle. Et deux ans, ce n'est pas la mort. Thalie rentrera aux vacances.
— Naturellement, ai-je dit, histoire de rassurer Maman.
J'ai eu droit au « Ma petite fille ! » avec trémolos dans la voix et à l'étreinte ad hoc, ce qui n'a pas infléchi d'un iota ma décision. Ensuite, tout est allé très vite. Le dossier accepté, j'ai dégoté une coloc sur le net, à deux pas de l'École. Un trente mètre carrés à partager avec une fille de mon âge. Un peu chérot, surtout avec les frais d'inscription, mais faut ce qu'il faut. Du coup, j'ai pu profiter à fond de mon été.
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