Chapitre XII
Ma métamorphose s'inscrit dans les yeux de Vince : d'une couleur indéfinissable, entre le bleu et le gris.
— Waouh ! s'écrie-t-il au bout de sa contemplation muette. C'est pour moi, tout ça ?
— Oui, pour ne pas te mettre la honte.
Je me félicite d'avoir de la réplique.
— Je t'inviterais même si tu avais la tête à Quasimodo, dit-il, et c'est loin d'être le cas.
Il a troqué son jean contre un baggy et son sweat à manches longues marqué USA masque ses tatouages. À ses pieds, des « Nike » noires. Ni blouson ni imper bien que la température aie fraîchi. Nous voilà partis le long du Boulevard Soult ; lui, les mains dans les poches de son fut' et moi, sac à dos à l'épaule. Les gens qui nous croisent ne risquent pas de nous prendre pour des amoureux.
Le Pizza Hut où Vince a prévu de m'emmener est bientôt en vue. Pas mal d'affluence en cette fin de semaine : des jeunes et des moins jeunes. Vince a l'air de connaître tout le monde, de la caissière au pizzaiolo qui vient lui dire bonsoir. Salut, Vince ! Comment va ? La rentrée s'est bien passée ? Le regard de ces gens s'attarde un instant sur moi avec une nuance d'incrédulité, puis se détournent. Ils se demandent ce que ce mec sexy fait avec ce petit thon en blouson bleu marine. Mais je ne vais pas leur laisser gâcher ma soirée. Je les ignore et suis Vince qui choisit une table un peu éloignée des groupes bruyants. Une serveuse se précipite pour nous donner la carte : fine, jolie, un nez en trompette. Son sourire enjôleur, sa manière de caresser Vince du regard, m'agacent et m'amusent à la fois.
—Tu as un sacré ticket, plaisanté-je quand elle s'est un peu éloignée
— Eh ! eh ! j'ai mes habitudes ici.
Me souvenant des recommandations de Bérénice, j'opte pour une pizza basique : tomate mozzarella. Ce qui ne m'empêche pas de lorgner sur les lardons de celle de mon vis-à-vis. Il a commandé d'autorité du rosé.
— Ce soir, pas question pour toi de boire de l'eau.
— Pourquoi ? On fête quelque chose de spécial ?
— Non, mais pour moi, l'alcool est inséparable d'un repas convivial.
À contrecœur, je le laisse remplir mon verre. Il suffit de me représenter Bérénice ivre-morte pour m'ôter l'envie d'y goûter.
— J'espère que tu n'as pas eu d'emmerdes avec ton patron, poursuit Vince en attaquant sa pizza.
— Non. Il m'a mise en garde contre toi.
Vince éclate de rire ; des étincelles paillettent son regard changeant.
— Elle est bonne, celle-là ! Puis soudain grave : au fond, il n'a pas tort, je suis un type dangereux.
— Pour toi, surtout.
Son rire renaît.
— Thalie la sainte qui pointe le bout de son nez, se moque-t-il. À part fumer de l'herbe, picoler et sécher la plupart des cours, je me conduis pas mal dans l'ensemble.
Bien que ce surnom dont il m'a affublée m'irrite, j'en remets une couche.
— Tu as tort de traiter tes études par-dessus la jambe. C'est important.
— Pour toi, peut-être ; pas pour moi.
— Tu les as choisies, pourtant.
— Pas vraiment. J'aurais pu aussi bien faire Droit ou Sciences éco.
Son air blasé m'agace, même si je soupçonne une souffrance tapie là-dessous. Ton avenir ne t'intéresse pas ? fais-je d'une voix aux limites de l'aiguë.
— Non.
Je l'aurais parié. Au moins, il répond à mes questions, même si ce ne sont pas celles que je voudrais lui poser. Tu ne te vois pas dans dix ans ? demandé-je encore.
— Si : glandant et vivant aux crochets de mes géniteurs.
Blague-t-il ou est-il sérieux ? Avec lui, difficile à déterminer.
— Moi, j'ai des rêves, dis-je. Avoir ma propre boucherie, me marier et avoir des enfants. Ça te semble stupide, non ?
— Non : conforme à ce que je pense de toi.
— Une petite sainte avec une auréole ?
Un pli nerveux se dessine à l'angle droit de sa lèvre. Non, une fille normale, dit-il après un silence. Ton copain a une sacrée putain de chance.
Ces derniers mots me sidèrent. Sont-ils tombés de sa bouche ? les ai-je rêvés, ou mal interprétés ? Je tente en vain de susciter Aurélien. Il me semble tout à coup une figure lointaine. La réalité, c'est ce mec superbe en train d'insinuer que...non, je me trompe.
— Je dois appeler Aurélien, dis-je. Une phrase à la con.
— C'est bien ce que je disais ; il a de la chance.
Cette fois, je prends mon verre et le vide d'un trait. Vince approuve en s'octroyant une autre lampée. Le vin a eu pour effet d'atténuer mon trouble. Mon cerveau se remet à raisonner un minimum. Ce type connaît les techniques de drague sur le bout du doigt. À moi de ne pas tomber dans le panneau.
— Je ne suis pas ton type, je te le rappelle, dis-je d'un ton neutre.
— Exact, mais ton look de ce soir me ferait presque changer d'avis.
Ses yeux plongent direct dans mon décolleté affriolant. L'image de Vince baisant Aude dans les chiottes du Saint passe devant mes yeux. Je hausse légèrement les épaules. Arrête ton char ! fais-je. On reste copains, c'est très bien.
— Tu as raison. Un petit dessert ?
Il s'est vite rangé à mon avis, me laissant un peu dépitée. Sa pizza est presque intacte dans son assiette. Je la finirais volontiers si je n'avais pas peur de paraître vorace. Les émotions m'ont donné faim. La serveuse accorte ramène la carte et minaude pour attirer l'attention de Vince. Il se prête volontiers au jeu. Pour me faire bisquer ou par habitude ? Bravant les conseils de ma coloc, je choisis des profiteroles ultra caloriques. Vince me regarde les engloutir, il n'a rien pris. À nous deux, nous liquidons la bouteille de rosé. Je me sens légère dans la tête et lourde dans l'estomac. Ma vue est brouillée, mais je parviens à me tenir debout. Rien ne m'humilierait davantage que d'avoir recours aux services de Vince.
— Je te raccompagne, dit-il une fois dans la rue.
— Je peux rentrer seule. Tu as peut-être autre chose à faire – je désigne la serveuse qui tortille du croupion de l'autre côté de la vitre
— Ah ! ah ! Tu me pousses à la consommation. Non, je n'ai pas de plan précis
Nous revoilà dans le vestibule pourri où il m'a violemment bousculée. L'escalier est là, mais je n'ai pas envie de le monter ; du moins pas sans lui. Tu n'aurais pas dû l'envoyer paître à la pizzeria. Ça se bagarre dur dans mon cerveau.
— Tu peux dormir ici, si tu veux, dis-je, comme Vince a déjà un pied dehors.
Dire que je voulais le dégager le premier jour ! Non, mieux vaut pas, répond-il. Puis il approche son visage du mien. Je retiens mon souffle, mais il se borne à planter un bisou sur ma joue gauche.
— Bonsoir, Thalie. Ne rêve pas de moi, surtout.
La lumière s'éteint à cet instant précis. Ma main droite tâtonne à la recherche de la minuterie tandis que je me hausse pour enlacer le cou à ma portée. La peau à la lisière des cheveux est d'une douceur incroyable. Nos lèvres se rejoignent toutes seules. L'intérieur de sa bouche garde le goût du vin bu précédemment. Mon palais à moi a celui du chocolat et la crème glacée. Les saveurs se mélangent en un cocktail détonant. La langue de Vince s'amuse à titiller la mienne avant de s'y enrouler. Les mains plaquées dans mon dos, il me serre fort contre lui. Malgré la couche de vêtements qui nous sépare, je perçois la fermeté de son corps : les pectoraux, les abdos, les hanches. Il détache sa bouche de la mienne pour couvrir mon nez et mon menton de petits baisers piqués. La fermeture éclair de mon blouson n'étant pas entièrement remontée, il en profite pour glisser plus bas. Sa langue se balade dans l'espace entre mes seins : un serpent brûlant et doux. Des sensations inouïes m'assaillent. Jamais les baisers d'Aurélien ne m'ont produit cet effet. Il faut dire que mon copain se borne à m'embrasser avec maladresse, dans des endroits pas forcément stratégiques.
— Je peux monter ? chuchote Vince, suspendant sa lente promenade.
N'est-ce pas ce que je désirais inconsciemment ? Mais la réalité est plus complexe. Le petit coin de ma cervelle en état de fonctionner me restitue les paroles de Bérénice. Il sort avec plusieurs filles en même temps. Les gestes qu'il accomplit en ce moment sont révélateurs de son expérience en la matière. Il te fallait une moche à épingler à ton tableau de chasse ? Je murmure : Je ne sais pas. Il va me prendre pour une conne.
— Juste un moment, implore-t-il. J'ai besoin de te toucher.
— Ah bon ?
Interrogation bébête et peu appropriée, mais mon répondant s'est perdu dans une espèce de tsunami corporel. Oui, dit Vince.
Il me prend gentiment par la main et me remorque en haut de l'escalier. La pièce à vivre est plongée dans le noir, à part une fine rainure entre les deux volets. Vince en profite pour me dépouiller de mon blouson et plonger carrément la tête entre mes seins. Son nez me chatouille et son menton me râpe la peau. Je caresse ses cheveux dépourvus de gel. Leur contact soyeux me procure des fourmillements au bout des doigts. Nous reculons à petits pas vers la chambre dont Vince ouvre la porte d'une seule main. Encore quelques mètres et je bascule sur le lit d'une seule poussée, mes Converses aux pieds.
— Je vais saloper la couette de Béré, murmuré-je.
— T'inquiète.
Il a défait mes lacets et a envoyé valser mes pompes. Ma tête s'enfonce dans l'oreiller. Vince rampe sur moi et recommence à m'embrasser : sur la bouche cette fois. Ses mains tirent le top turquoise – heureusement extensible – vers le bas, puis remontent se plaquer sur ma poitrine. À travers de la dentelle de mon soutif, je sens ses paumes se presser contre mes mamelons. L'espace de ma réflexion se réduit de plus en plus. Bientôt, le rempart de tissu disparaît, les agrafes sautent, livrant à Vince mon buste nu. Avec un gémissement rauque, il empoigne mes seins et les rapproche l'un de l'autre, tels des ballons de rugby.
— J'en avais envie depuis le début, souffle-t-il. Depuis que tu t'es pointée avec ta mini serviette. Ça débordait de partout, j'ai aimé ça.
— En fait, c'est la seule chose qui t'intéresse chez moi.
— N'importe quoi.
Mais il continue à les pétrir et à chiffonner les pointes. Aurélien ne s'autoriserait pas ce saccage. Il se contenterait d'effleurements circulaires et rapides. Tout à coup, j'éprouve une impression de vide. Vince a lâché mes lolos ; je le distingue au-dessus de moi dans la pénombre, il fait passer son sweat par-dessus sa tête. Je lance les bras autour de lui pour l'attirer à moi. Son visage me dérobe les interstices clairs entre les volets, son torse se rive à mon 100 D. Ses jambes revêtues de toile emprisonnent les miennes. Nous restons ainsi de longues minutes, sans bouger ni parler. À quoi pense-t-il ? Établit-il des comparaisons entre Aude et moi ? ou avec les autres filles ? Je paierais cher pour le savoir. Moi, je m'accroche au moment présent, à la bulle où lui et moi sommes enfermés. Je ne veux pas songer à la baise dans les chiottes ni aux textos en rafale d'Aurélien ; encore moins à demain.
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