Chapitre XI
Momo achève de servir les derniers clients de la file. Quand ceux-ci sont sortis, il me demande :
— C'est qui, ce mec ? Ton petit copain ?
— Non.
— Tu le regardais d'une drôle de façon.
— De quelle façon ? demandé-je, rougissant à mon corps défendant.
— De la façon des filles amoureuses ; mais si tu dis qu'il n'est rien pour toi...
— Rien du tout. J'ai un petit copain à Brive : un garçon extra.
Momo hoche la tête, longuement.
— Garde-le bien. L'autre est un peu timbré. Tout ce cirque pour l'avoir attrapé par la manche...
— Il a cru que vous vouliez le frapper.
— N'importe quoi. Non, ce mec a eu la réaction typique des enfants battus.
Je me remémore son recul, son réflexe de se protéger la figure avec les mains. Vince, un enfant battu ? Ça expliquerait son rejet de sa famille, sa réticence à pénétrer dans cette chambre où il a pu être tabassé par son père. Mais cette hypothèse ne tient pas la route. L'appart' n'appartient pas aux parents de Vince, ils habitent ailleurs. À Paris ou en Province ? Là aussi, je l'ignore, tout comme j'ignore l'identité de l'homme aux costumes chicos : le vrai proprio. Quelle conne de n'avoir pas consulté le nom sur la boîte aux lettres l'autre jour ! À ma décharge, j'étais dans les vaps.
L'après-midi me voit distraite. J'accomplis machinalement les tâches habituelles, mais mes gestes manquent de précision. Au point que mon couteau dérape. La lame m'entaille le pouce, le sang jaillit. La douleur me tire de ma léthargie. Momo qui travaillait près de moi s'écrie :
— Tu ne pouvais pas faire attention ?
— Pardon, dis-je en suçant mon doigt blessé. Un faux-mouvement.
—Toi, un faux mouvement ? Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi adroit. Non, tu n'es pas à ton boulot. Tu penses au mec de ce matin, j'en suis sûr.
Je baisse la tête devant son regard trop clairvoyant et marmonne :
— Oui, j'y pense tout le temps.
Je ne confierais ça à personne, mais à lui, je peux ; il ne me trahira ni ne me jugera, je le sens.
— C'est grave, dit-il. Tu es amoureuse.
— Non. Vince m'intrigue, c'est tout. Je ne parviens pas à le cerner.
— Laisse tomber.
— C'est mal parti. Je dîne avec lui demain soir.
Momo me dévisage d'un air de commisération avant de lâcher :
— Surtout, ne fais pas de conneries. Jouer les psys, c'est bien, mais ruiner ton avenir, pas question.
Il m'agace, là. Son côté paternel reprend le dessus. Hervé Langlet ne parlerait pas autrement. D'abord, ce n'est qu'un dîner. Vince ne va pas m'inciter à prendre du shit, ni me sauter dessus.
— Je ne lui plais pas comme fille, dis-je à Momo pour le tranquilliser. Il sort avec une blondasse sophistiquée.
— Ouais. Entre une Barbie et toi ; à la place du mec, je n'hésiterais pas longtemps.
Je me suis répété ces paroles jusqu'au lendemain soir, à la fois flattée dans mon amour-propre et dubitative. Momo exagère, je n'avais rien d'extraordinaire. Une petite brune enrobée, banale et fringuée n'importe comment. Intellectuellement, je n'ai pas la culture nécessaire pour intéresser un étudiant en deuxième année de Lettres. Certes, celui-ci ne cherche pas à m'écraser de ses connaissances, mais tôt ou tard, mes lacunes apparaîtront. Pourquoi ne m'a-t-il pas invité avec ses potes de la Sorbonne ? Parce qu'il a honte d'être vu avec une future bouchère, me souffle une vilaine petite voix.
Il est dix-neuf heures quarante-cinq et je ne suis pas prête. Mon chemisier à carreaux, lavé et repassé, me nargue sur le dossier de la chaise. Pas trop envie de le remettre. Bérénice pénètre dans ma chambre, vêtue d'un pull et d'un slim noirs. Je note qu'elle est moins peinturlurée que d'habitude, ses grands yeux verts soulignés d'un simple trait de crayon.
— Tu sors ? demandé-je.
— Oui, au ciné avec des filles du Salon. Tu veux venir avec nous ?
— Non ; j'ai rencart avec Vince.
Ma coloc émet un sifflement.
— Je te disais bien qu'il était irrésistible. Toi aussi t'es tombée dans le panneau.
— Minute ! Vince et moi sommes copains, c'est tout. En tant que mec, il ne m'intéresse absolument pas. D'ailleurs, il a une petite amie.
— Tu parles d'Aude ? Ce n'est qu'une de ses conquêtes. Il sort avec plusieurs filles en même temps.
L'apprendre me contrarie. Suis-je amoureuse, comme le prétend Momo ? Non, j'ai trop la tête sur les épaules pour ça : mes études avant tout.
— Tu vois bien, dis-je ; il a son compte de nanas. Une de plus, et pas très jolie, ne présenterait aucun intérêt pour lui.
Bérénice hausse les épaules :
—T'as fini de te sous-estimer ? Jolie, tu le serais si tu t'arrangeais un peu mieux. Enlève à Aude ses sapes de luxe et tu as une petite blonde fadasse.
Ce discours ne me convainc pas.
— Même avec de belles fringues, j'aurai toujours de gros bras et une poitrine trop forte. Vise-moi ça, dis-je en pinçant ma taille et mes hanches : il y a partout du gras.
— Je t'envie ta poitrine. Pour le reste, mange moins de protéines et ton surplus s'envolera, je te le garantis.
Bouffer des yaourts à zéro pour cent et endurer la faim ? Merci bien. Je suis une Langlet et les Langlet ont tous un bon coup de fourchette, même Lisa qui surveille son poids. Je prends mon chemisier et me dispose à l'enfiler, mais Bérénice me retient.
— Ah ! non ! Pas ce truc. Tu n'as rien d'autre d'un peu habillé ?
— Non, je devrais peut-être m'acheter une ou deux sapes.
Soupir de Bérénice.
— On s'en occupera demain. En attendant, tu peux piocher dans ma garde-robe.
Elle balaie mes protestations. Trop étroit et trop long pour moi, pas mon style, et rapplique un instant après avec sur les bras une flopée de vêtements. Les ayant balancés sur le lit, elle me souhaite une bonne soirée avec un sourire entendu. Si elle croit que je vais me taper Vince, elle se fourre le doigt dans l'œil.
L'heure tourne de manière affolante. En remuant l'amas de tissus funèbres, je fais émerger un tee- shirt bleu turquoise à manches trois-quarts et au décolleté en V. A priori, ce truc paraît à mes mesures. Bingo ! La couleur me flatte le teint et le lycra moule mes formes sans excès. Dans la trousse de maquillage de Bérénice, je dégote un crayon vert dont je souligne mes paupières inférieures et un mascara du même ton. Le résultat est stupéfiant. Dopée, je pars en quête d'un élément susceptible d'égayer ma coiffure. Cette barrette argentée fera l'affaire. Je la fixe du côté droit lorsque retentit la sonnette de l'entrée.
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