Chapitre X
À midi, je passe voir mon maître de stage qui me donne son feu vert pour la boucherie Rabah. La pause me permet de déjeuner d'un sandwich et de me brancher sur Aurélien. Je lui raconte à ma façon la fameuse soirée en concluant par : C'était nul ; je ne suis pas rentrée tard.
— Tu aurais pu me rappeler à ton retour, me reproche-t-il tendrement.
— J'ai cru que tu dormais.
— Je n'arrivais pas, j'attendais ton coup de fil.
Et moi, pendant ce temps, je mangeais du mauvais cassoulet avec un mec limite.
— Tu es trop mimi, dis-je, à la fois honteuse et attendrie. Et toi ?
— La routine habituelle. On nous a amenés une voiture accidentée. Tu aurais dû voir l'état de l'engin !
Comment ne pas comparer ce garçon dépourvu de mystère à cette énigme que représente Vince ? Ces deux mecs sont aux antipodes l'un de l'autre. Je raccroche, la gorge serrée.
La journée se passe dans une douce somnolence. Je rentre HS et à demi morte de faim. Bérénice est déjà couchée, à en juger par le mot laissé sur le comptoir. S'il te plaît, évite de faire du bruit. Je ne perds pas de temps à attaquer mes tranches de rôti que j'accompagne de moutarde. Cette viande n'a rien à voir avec celle de la veille : insipide et caoutchouteuse ; elle fond littéralement sous le palais. Après l'avoir dégustée, je file dans ma chambre annoncer à mes parents que je commence lundi chez Rabah. J'appréhende un peu la réaction de Papa, mais il se montre génial : Un halal ? pourquoi pas ? Ça te fera une expérience. Pourquoi ne pas nous l'avoir dit hier ?
Parce que je suis allée à une fête alcoolisée et après, dans un appart' du quartier latin avec des quasi étrangers.
— Euh...je n'avais pas encore l'accord de l'école.
Une demi-vérité, cette fois.
— Je suis fier de toi dit mon père. Trouver un stage, comme ça, au pied levé, chapeau !
Ces compliments me rassérènent. Je me promets de ne plus raconter de craques. Je n'en aurai d'ailleurs plus l'occasion.
Entre les cours et les courses alimentaires, je n'ai pas vu passer la fin de la semaine. Le week-end a été calme. J'en ai profité pour bien m'installer et recharger les accus. Bérénice elle-même a consacré son dimanche à roupiller. Vince n'a pas reparu ; ce qui m'a plutôt soulagée. Quand je le reverrai – c'est inévitable –, je me montrerai distante. Et pas question de se rendre à une autre teuf imbécile.
Presque huit jours que j'œuvre chez Momo Rabah. J'arrive une demi-heure avant l'ouverture afin de préparer les viandes et de les disposer ensuite sur l'étal. Mon père et mon premier patron m'ont enseigné des techniques pour rendre leur présentation attractive. Une simple ficelle artistement nouée autour de paupiettes ou un bouquet de persil planté à l'endroit opportun peut déclencher l'achat. Les clients de la boucherie Rabah - essentiellement des Musulmans –n'ont pas l'air de se plaindre. Le premier jour, ils m'ont considérée avec surprise, puis j'ai commencé à faire partie du paysage.
L'après-midi, comme il y a moins d'affluence, je reste dans la chambre froide, à aider Momo à séparer les différentes pièces des carcasses débarquées à l'aube : les côtes, le faux-filet, le filet, la cuisse...ensuite, vient le désossage, le parage qui consiste à enlever les nerfs et la graisse inutile et la découpe ou piéçage. Je parle peu, écoute et regarde beaucoup. J'ai tout à découvrir, bien que je ne sois pas totalement novice. Je ne pense pas à Vince, sauf le soir quand j'ai un coup de blues.
En milieu de semaine, Cédric est passé en coup de vent chez Béré, pour me demander des nouvelles de mon stage.
— Ça va, j'apprends plein de choses et mon patron est super.
— Tu as du bol. Le mien me fait bosser comme un malade. Pour lui, apprenti signifie esclave.
Je lui ai conseillé de s'accrocher, puis j'ai posé la question qui me brûlait les lèvres : Tu as vu Vince dernièrement ?
— Une fois. Ses cours ont débuté, il n'a pas trop le temps.
J'imagine mal Vince en étudiant studieux. Sans doute réapparaîtra-t-il à un moment ou à un autre.
Il se pointe un matin où la boucherie est bondée. La file de clients me dissimule son visage collé à la vitre du magasin. Enfin, l'un d'eux s'écarte et je distingue une haute silhouette bien reconnaissable. Mon cœur bondit de joie. Tu es ridicule, ma pauvre fille. À regret, j'adresse à Vince de grands signes de dénégation. Esprit de contradiction ou volonté d'emmerder ? il pousse la porte et remonte la file en dépit des protestations. « Hé ! Ce n'est pas votre tour ! Quel culot ont les jeunes d'aujourd'hui. » Vince n'en a cure ; il se plante devant l'étal et me gratifie de son sourire provocateur.
— Salut, Thalie ! lance-t-il, désinvolte. Je peux te parler une minute ?
— Tu ne vois pas que je bosse?
Je désigne le steak dans l'aloyau que je me dispose à emballer. Une minute, insiste-t-il, s'appuyant à la paroi de verre.
L'acheteuse, une femme coiffée d'un foulard, patiente sagement, mais derrière elle, des mécontents donnent de la voix. Du coup, Momo abandonne son gigot en cours de tranchage et me rejoins.
— Que se passe-t-il, Thalie ? demande-t-il. Ce mec t'ennuie ?
— Non, non. C'est un pote à ma coloc.
— J'ai quelque chose à dire à Thalie, intervient Vince.
— Plus tard, fais-je.
— Non, maintenant.
Momo fronce les sourcils. Autour de nous, la grogne redouble.
— Elle t'a dit plus tard, dit Momo avec une tranquille détermination. Va-t-en ! tu gênes mon commerce.
Vince ne bouge pas d'un poil. Il se serre davantage contre la vitrine et défie mon patron du regard. Arrête tes conneries, Vince, le supplié-je, et attends-moi dehors.
M'entend-il ? Je jurerais que non. Momo sort de derrière son comptoir, marche vers le récalcitrant toujours immobile et l'agrippe par la manche de son sweat. Je prévois une vive réaction de la part de Vince ; un coup de poing dans la gueule de Momo, par exemple, mais rien de pareil ne se produit. Vince se recroqueville littéralement et supplie : « Me touche pas ! » Il paraît tétanisé. Momo le lâche en s'excusant.
— Je t'ai à peine secoué. Si tu faisais moins ton mariole, aussi...
Vince se redresse. Je remarque son visage blanc, décomposé. D'une démarche incertaine, il se dirige vers la porte qu'il claque derrière lui. Je peux ? demandé-je à Momo.
— Oui. Tu as cinq minutes ; pas une de plus. Il y a du monde dans la boutique.
— Ok.
Arrachant ma charlotte en plastique, je me précipite dans la rue. Peut-être Vince aura-t-il déguerpi. Je le souhaite et le redoute en même temps. Mais il est là, à l'angle de la rue d'Aligre, clope au bec, le capuchon de son sweat rabattu sur son front.
— Ça va ? fais-je.
— Ouais. J'ai cru que l'autre abruti allait me démolir le portrait.
— Tu l'avais énervé.
— J'aime énerver les gens.
— Je l'avais compris. De toute façon, mon patron n'est pas du genre à cogner un mec pour pas grand-chose.
Il jette sa cigarette et l'écrase avec le talon de sa basket, nerveusement. Qu'est-ce que tu en sais ? Tu ne le connais pas.
— Je le connais suffisamment. Toi, par contre, j'ai l'impression d'avoir devant moi un gros point d'interrogation.
Vince se met à rire.
— Sans blague ? Je voulais justement t'inviter au restau, histoire de combler cette lacune.
Une bouffée de joie m'envahit, mais je refuse de le montrer. Tu aurais pu m'appeler au lieu de te présenter chez mon employeur, dis-je.
— J'avais pas ton numéro.
— Il suffisait de demander à Cédric ou Bérénice.
— Je n'y ai pas pensé. Alors, c'est ok ?
— À condition de payer ma part. Un dîner payé avec l'argent d'un trafic de drogue : très peu pour moi.
— Tu me fatigue avec ta perfection, soupire-t-il. Je t'ai dit que je ne dealais pas. Je vide mon livret de caisse d'épargne pour ravitailler mes potes. Quand il n'y en aura plus, mon vieux en remettra. Ça sert à ça, les parents : à cracher.
Ces propos me glacent. Vince les a prononcés froidement, sans amertume. Je songe à mon père, si soucieux de mon avenir ; à ma mère, toujours à s'inquiéter pour sa couvée de filles. Je ne peux m'empêcher de m'écrier :
— Ne dis pas des choses pareilles ! Ils t'aiment, j'en suis sûre.
— Un amour comme le leur, je m'en passe, dit Vince en extrayant de sa poche un paquet de clopes et un briquet.
Le différend a l'air profond ; je n'insiste pas. Il se confiera peut-être au cours de ce dîner qu'il me propose. Tu vas accepter, en fin de compte ? Oui, pourquoi pas ? Ce n'est pas comme si nous allions en boîte.
— J'y retourne, l'avertis-je. Je n'ai pas envie d'être éjectée de mon stage.
— Pas de danger, ton Arabe t'a à la bonne. Vendredi vingt heures, chez Béré ?
Il n'a pas envisagé un instant que je pouvais refuser. J'acquiesce et tourne les talons. Au moment d'entrer dans la boutique, je jette un coup d'œil en arrière. Vince est à la même place ; il a allumé une autre cigarette dont il tire de longues bouffées.
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