Chapitre VIII
On accède à l'entrée par une porte cochère surmontée d'un fronton et fermée par une grille de fer forgé. Le hall est immense, pavé de marbre. Les glaces murales nous renvoient l'image d'un trio hétéroclite : un grand balèze tatoué, une longue asperge en noir et une petite grosse. Vince me confie Bérénice un instant pour prendre son courrier. Sa boîte aux lettres débordante de prospectus montre qu'il ne le relève pas souvent. L'ascenseur tapissé de velours nous emmène au quatrième étage. Le couloir est à l'image du reste : luxueux. Le père de Vince doit être PDG d'une multinationale ou grand ponte dans un hôpital. Voit-il d'un bon œil son fiston se traîner en tee shirt et jean pourri et le corps peint à l'encre ? À sa place, le mien lui flanquerait un bon coup de pied au cul.
Vince ouvre la porte et me lance, désinvolte.
— Entre, fais comme chez toi.
Je m'introduis avec précaution dans l'appartement cossu. Et si j'allais salir le parquet avec mes Converses boueuses ? Surprenant mon regard sur mes pompes, Vince rigole. Tu peux y aller franco, dit-il.
Mon intuition qu'il n'aime pas ce lieu se renforce. Je m'apprête à lui en faire la remarque, mais Bérénice émergeant de sa torpeur éthylique murmure : Iiiiite ! Je gerbe.
Je me suis reculée d'instinct. Trop tard, elle vomit sur le devant de mon chemisier. Après le champagne, le dégueuli. Mes yeux croisent ceux de Vince. Pour la première fois, j'y lis de la complicité. Il rit à s'en étrangler et je ris avec lui. Pas de chance, commente-t-il.
Apparemment, Bérénice a encore des réserves. La salle de bain est là à point nommé : une pièce blanche avec plein de miroirs. Trois personnes tiendraient à l'aise dans la cabine de douche. Idem pour la baignoire aux robinets en col de cygne. Tout est nickel, comme si la femme de ménage venait de passer, ou si les équipements ne servaient jamais. Bérénice se charge de saloper le lavabo au-dessus duquel nous lui maintenons la tête. Nos mains se frôlent inévitablement et à chaque fois, mes doigts s'électrisent au contact de ceux de Vince. Une telle chose ne m'est jamais arrivée, même avec Aurélien. J'ai la pénible impression de ne plus maîtriser la situation. Vivement que ma coloc finisse de dégobiller !
Je suis bientôt exaucée. Vince remet Bérénice à la verticale. Elle a une tête de cadavre, aggravée par les coulées noires des joues. Je prends une serviette, l'humidifie, et débarbouille le visage dévasté. Vince me regarde opérer, son sourire à nouveau goguenard.
— Elle est tachée » commenté-je, montrant la serviette marbrée d'auréoles rosâtres.
— Aucune importance ; il y en a d'autres.
Pas « j'en ai d'autres. » Sommes-nous réellement chez lui ou chez quelqu'un d'autre ? On va coucher Béré, ajoute-t-il.
Il prend Bérénice par les épaules et la ramène dans le couloir. Trois portes y donnent : deux ouvertes, montrant une salle à manger et une cuisine, et la troisième fermée. Vince se plante devant et paraît hésiter. La chambre, je suppose, dis-je, étonnée par son manque de réaction.
Au bout d'un long moment, il se retourne et me fixe. Oui: la chambre, dit-il, l'air absent.
— Alors, qu'est-ce que tu attends ?
Ma parole, il a la trouille d'entrer là-dedans. J'y suis, c'est le placard de Barbe Bleue, plaisanté-je. Tu y caches tes sept femmes.
Il devient presque aussi blanc que Bérénice .Tais-toi, fait-il d'une voix mal assurée. Tu ne peux pas fermer ta gueule de temps en temps ?
Il tourne le loquet et après avoir pressé l'interrupteur, s'avance dans la pièce. A priori, l'endroit ne recèle rien de redoutable. Un cent quarante des plus banals, une table de chevet et une armoire en composent l'ameublement. Le parquet miroite sous la lumière diffusée par le lustre. Il n'y pas un grain de poussière sur le mobilier et le lit n'est pas défait. Je note que Vince regarde ce dernier avec répugnance : bizarre. Il dépose son fardeau sur le dessus en ayant soin de ne pas toucher à la courtepointe damassée, puis s'écarte. La crainte de me voir rabrouée me retient de l'interroger sur son attitude. Je tire la courtepointe, dégage le drap et ôte ses grolles à Bérénice pour qu'elle puisse se glisser sous les couvertures. Ses longues mèches sentent le vomi. Moi aussi je dois puer, mais je n'ose pas enlever mon chemisier devant Vince. Ce con serait bien capable de me taxer d'exhibitionnisme.
— Tu peux te coucher, dit-il. J'irai sur le canapé.
— Me coucher ? Non ; j'ai trop la dalle.
Mon estomac vide vient de me rappeler à l'ordre. Vince sourit : « Il n'y a rien ici ; peut-être des boîtes de conserve dans un placard de la cuisine.
J'en déduis qu'il ne mange pas dans cet appart'. Si ça se trouve, il n'y dort pas non plus, vu sa terreur de cette chambre à l'aspect inoffensif.
— Tu n'aurais pas un truc pour me changer ? demandé-je.
Au lieu de se diriger vers l'armoire, il marche vers la sortie. Je lui emboîte le pas, de plus en plus intriguée.
— Laissons-la dormir, dit-il en éteignant la lumière.
La porte est une nouvelle fois refermée sur ses secrets. Je vais chercher, m'avertit Vince. Tu peux te doucher, si tu veux.
Pas question de se foutre à poil alors qu'il est dans les parages. La porte de la salle de bain n'a pas de serrure, j'ai vérifié. Je me borne à plonger les bras dans l'eau froide et de me mouiller la figure, la poitrine et les aisselles. Je suis en train de rincer mon chemisier lorsque j'aperçois le reflet de Vince dans le miroir. Tu as fini ? demande-t-il. Je voudrais me laver.
— Oui, oui... bien sûr.
Je pivote et lui fait face, embarrassée de m'exhiber en soutien-gorge pour la seconde fois de la soirée. Mais il ne me reluque pas, il scrute un point sur le mur opposé.
- Voilà de quoi te changer, dit-il, me tendant un tee shirt XXI.
Je me dépêche de l'enfiler. Les manches me couvrent les avant-bras et le bas frôle mes genoux, mais au moins, il fleure bon le propre.
- Merci, dis-je.
À peine le temps d'étendre mon chemisier sur la barre chauffante, Vince me pousse avec impatience vers la porte. Comme je m'éloigne, j'entends un bruit d'eau. J'imagine le corps dénudé derrière la vitre, le jet cascadant sur les fesses blanches, sur le sexe. Non, je refuse de me représenter cette partie de son anatomie. Celui d'Aurélien est d'une douceur de soie et si fragile entre mes mains.
La cuisine est impec. Pas la moindre trace de graisse sur les plaques vitro-cérams et le plan de travail reluit. Vince n'a pas menti, le frigo est vide. Même pas un yaourt à se mettre sous la dent. Les placards supérieurs sont vides eux aussi, à l'exception d'une boîte à sucre et d'un pot de Nutella. Ce n'est pas une pâte noisette qui va combler mon appétit vorace. Visitons les placards inférieurs. Dans l'un d'eux, se trouvent les fameuses boîtes de conserve. Elles ont toutes dépassé la date de péremption d'au moins deux ans, sauf une de cassoulet. Je n'en raffole pas et mon père pousserait des hauts-cris, mais à la guerre comme à la guerre ! Je tâte le fond pour m'assurer qu'il n'y a rien d'autre de consommable et je déniche un emballage transparent où se devine une matière brunâtre. Rien à voir avec une denrée alimentaire. Pas besoin de sortir de saint Cyr pour savoir de quoi il s'agit. L'an dernier, on a découvert des barrettes de shit dans les chiottes du collège. Le contenu de ce paquet y ressemble furieusement.
— Alors, tu as dégoté quelque chose ? fait la voix de Vince depuis le couloir.
Je referme le placard et sors de la cuisine. Vince se frictionne les cheveux avec une serviette. La cordelière de son peignoir de bain n'est pas bien resserrée et les pans ouverts laissent voir ses cuisses et son entrejambe. Ma gorge s'assèche. Voyant mes yeux fuir dans tous les sens, Vince s'exclame :
— Eh bien ! quoi ! Tu n'as jamais vu de bite ?
— Si...si.
Il rabat les plis sur sa virilité que j'ai, du reste, juste entraperçue. J'ai trouvé du cassoulet, dis-je. Et m'enhardissant : il y avait aussi du shit.
Vince ne se démonte pas. « Ça, dit-il, c'est pour ma consommation personnelle.
— En si grande quantité ?
— Il m'arrive de dépanner les copains. Gratos, précise-t-il. Je ne deale pas.
À d'autres ! ai-je envie de lui balancer. Tu n'es pas l'Abbé Pierre, même si tes parents ont l'air pleins aux as. Il s'achemine vers la salle à manger, me signifiant par-là que la discussion est close. Je retourne à la cuisine faire chauffer la bouffe au bain marie. Pendant que la boite se trémousse dans l'eau chaude, je me mets en quête de couverts et d'assiettes. Cinq minutes plus tard, je repars avec un plateau chargé. Le mec est étalé de tout son long sur le canapé. Son peignoir dévoile ses pieds aux longs doigts bien modelés. Ceux d'Aurélien sont moins beaux, avec des ongles crochus. Je me reproche aussitôt cette trahison.
— Bonne petite maîtresse de maison, plaisante Vince en se redressant. Thalie la sainte. Je me demande si tu as un seul défaut.
— Oui, je suis curieuse et chiante.
Il rit, pousse le Mac et les livres posés sur la table basse pour faire de la place. Je remarque des vêtements pêle-mêle sur le parquet. Au moins cette pièce est-elle un peu plus vivante. Nous attaquons notre repas. La viande est trop fade, mais les haricots blancs convenables. J'ai fini les trois quarts de mon assiette quand Vince n'en est pas à la moitié. Il repose fourchette et couteau et me regarde manger.
- Attention, tu vas grossir
— Tu veux dire que je suis déjà trop grosse ?
— Non. De toute façon, ça ne t'irait pas d'être filiforme
Pense-t-il à Aude aux chétifs appas ? Tu n'as pas soif ? enchaîne-t-il.
Sans attendre ma réponse, il se lève et va ouvrir le buffet d'où il extrait une bouteille de rouge. De ma cave personnelle, annonce-t-il en rigolant.
Un coup d'œil à l'étiquette m'a laissée pantoise. Même si je ne bois pas de vin, mon père m'a appris à connaître les appellations. Vince débouche le litre, se verse un verre et descend celui-ci d'un trait. Je ne peux me retenir.
— Tu crois que tu n'as pas assez bu ? et tu n'as presque rien mangé.
La sauce se fige, les mogettes refroidissent dans son assiette. Tu fais toujours ta petite sainte ? demande-t-il, moqueur.
Mais il ne s'envoie pas un second verre. Il allume une clope dont il me souffle des bouffées en pleine figure. La fumée me pique les yeux et m'irrite la gorge. Entre deux quintes de toux je l'implore.
- Attends au moins que j'aie fini.
— Ne pas boire, ne pas fumer, ne pas baiser... En somme, pour toi, la vie se résume à des interdictions.
En soupirant, il écrase sa cigarette sur le bord de son assiette.
-Je n'ai jamais dit que tu ne pouvais pas baiser, rectifié-je.
Il rit. C'est vrai. Maintenant, je ne veux pas te chasser, mais j'ai sommeil.
Moi pas. Ce mec a beau être de mauvaise compagnie, j'ai envie de rester avec lui dans cette pièce semblable à une bulle où la nuit nous enferme. Mais je ne veux pas m'imposer.
— Je vais débarrasser, dis-je en me levant.
— Laisse tomber. La femme de ménage le fera ; elle n'a pas grand-chose à branler, d'ailleurs. Je viens ici le moins possible.
— Tu as tort. Si j'avais un aussi bel appart', j'y serais tout le temps.
Les lèvres de Vince se retroussent en un drôle de rictus.
- Il n'est pas à moi.
— À tes parents ?
Il ne répond pas tout de suite ; il s'allonge complètement et ferme les yeux. Une expression de douleur transparaît sur ses traits, lui composant une sorte de masque. Non, pas à mes vieux, lâche-t-il. Il est à un...membre de ma famille. Ça va, tu es contente ?
— Oui.
— Bonne nuit. N'oublie pas d'éteindre avant de sortir.
Sans soulever les paupières, il se tourne sur le côté et se recroqueville dans la position du fœtus. Je retourne dans la chambre avec un sentiment de frustration. En dépit de la réponse de Vince, je ne suis guère plus avancée.
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