Chapitre VI
Bérénice a étalé ses fringues sur son lit : hauts, jupes et robes, noirs pour la plupart. Elle les contemple d'un air dubitatif. À mon entrée, elle soulève l'une après l'autre les bouts de tissu et les brandit sous mon nez avec à chaque fois un Qu'est-ce tu en penses ? anxieux. Ces sapes me paraissent moches. C'est carnaval ? rigolerait papa et Lisa, très à cheval sur l'élégance, tordrait le nez dessus. Je me contente d'un « bof » qui ne décourage pas ma coloc. À la fin, elle opte pour une jupe à mi mollets et un tee shirt à manches longues en dentelle. Un ensemble sobre, si son fessier n'était pas hyper moulé par le lycra et son soutien-gorge visible en transparence. Provoc ou goût de chiottes, elle enroule autour de son cou, une chaîne avec un lourd pendentif en forme de crucifix et ceint son bras gauche d'un bracelet du même tonneau. Cette fois, je ne résiste pas :
— Ça ne fait pas un peu Pompes Funèbres Générales ?
— Non, c'est parfait pour ce genre de fête. Je veux être remarquée.
Je soupire. Pas de danger qu'elle passe inaperçue. Surtout avec les mèches hérissées, les mitaines, les godillots à clous et la redingote noire. Moi, je cherche plutôt à me fondre dans la masse, comme me l'a aimablement balancé Vince à la figure. Bérénice semble d'un coup prendre conscience de mon look. « Tu ne vas pas sortir comme ça ? dit-elle, l'air navré.
Ça, c'est-à-dire mon meilleur jean et mon chemisier à petits carreaux bleu et blanc. « Si, bien sûr, dis-je. Au moins, je serai à l'aise.
— Mais ce n'est pas fun. Tu es habillée comme pour aller en cours. Je peux te prêter un truc, si tu veux.
Pour ressembler à un vampire échappé d'un mausolée ? Si on était à Halloween, à la rigueur.
— Non, merci, dis-je, agitant la tête pour remettre mon carré en place.
— Alors, juste un peu de mascara et de blush ; tu as l'œil éteint et mauvaise mine.
Elle, pas malgré une nuit probablement blanche et une journée à bosser debout. Évidemment, le maquillage aide. Du fard à paupières en grande quantité, de l'eyeliner, un rouge à lèvres pourpre. Moi, j'ai l'habitude de laisser mon visage à nu, avec à l'occasion une touche de gloss. Je t'aime naturelle, dit Aurélien. Tiens, j'ai promis de l'appeler ce soir. Je le ferai de là-bas.
Je me suis laissé convaincre. Dans la glace de la salle de bain, j'ai vu mes yeux agrandis, mes joues et ma bouche avivés. Aurélien me trouverait jolie. Vince, lui jugerait que ce n'est pas assez. Arrête avec ce mec, tu t'en fiches pas mal. Ce soir, je l'éviterai au maximum. Au fait, je ne me suis pas renseignée sur l'endroit exact. Je sais seulement qu'il s'agit d'une teuf organisée par les sorbonnards.
— On va à pied ou en métro ? demandé-je à Bérénice
Elle ricane : « À pied jusqu'à Saint Michel ? La boîte est de l'autre côté de la Seine.
— Et pour rentrer ?
— Cédric nous ramènera. Son vieux lui prête sa caisse.
— Et Vince ?
La question m'a échappé. Bérénice fronce légèrement les sourcils : « Oh ! lui ! Il habite pas loin.
Le quartier latin est l'un des plus chers de Paris au mètre carré. J'en déduis que les parents de Vince sont friqués. Ce mec n'aime pas la solitude, d'où sa tendance à squatter la piaule des potes. Pourtant, cette explication rationnelle ne me satisfait pas. Je pressens autre chose, un mystère autour de Vince.
Bérénice est passée inaperçue dans le métro. À Brive, tout le monde se serait retourné sur elle, mais les Parigots se fichent pas mal qu'une fille ait des cheveux de trente-six nuances et des grolles style chaussures de ski à crampons. Cramponnés aux barres de la rame ou affalés sur leur siège, ils affichent un air las et stoïque. À la sortie de la station Saint Michel, les lumières de Paris me sautent aux yeux. Il pleut. Et merde ! mes cheveux vont poisser et mes Converses prendre la flotte. Par bonheur, ma coloc a emporté un grand parapluie qu'elle déploie. Nous rejouons Singing in the rain dans les flaques. Sur une courte distance, car Bérénice s'arrête devant une porte grise pareille à celle d'un garage, au-dessus de laquelle clignotent des lettres lumineuses, bleues et blanches.
— Le Saint, c'est en référence à la série télé ? demandé-je à ma coloc.
Elle me contemple d'un œil ahuri. Visiblement, Simon Templar est inconnu au bataillon. « Je sais pas, dit-elle. On s'y amuse, en tout cas.
La cave voûtée où nous pénétrons ressemble à un sauna enfumé. Une centaine de clubbers au moins s'agitent dans cet espace réduit. La plupart des garçons ont enlevé leur tee shirt. Les filles n'ont pas osé la totale et dansent en soutif. Ce que voyant, Bérénice fait glisser son haut par-dessus sa tête. « Imite-moi, dit-elle, sinon tu crèveras de chaud.
L'imiter ? Ça va pas, non ? C'est bon pour elle qui a des nichons standard. Moi, avec mon 100 bonnets D, mes seins vont se balancer quand je sautillerai. Vince étant dans les parages, je préfère ne pas m'y risquer. J'anticipe sa face hilare, ses commentaires désobligeants. « Ouvre au moins les premiers boutons, insiste Bérénice. En plus, ce sera sexy.
— Être sexy est le cadet de mes soucis. J'ai Aurélien, pas besoin de séduire d'autres mecs.
Elle ricane et hausse le ton, car la musique rock est à donf. « Tu es coincée ou quoi ? On va arranger ça.
Me voilà déloquée derechef. Enfin, pas jusqu'au nombril, tout de même. Bérénice décrète qu'il fait soif et m'entraîne vers le bar. Nous nous faufilons à travers les corps transpirants. Des mecs tentent de nous peloter au passage. Hé, viens, t'es pas mal, toi ! La plupart sont bourrés. Je détache les mains à l'assaut de mes fesses et je suis Bérénice qui n'a pas grand-chose auquel s'accrocher. L'espace où l'on peut se désaltérer est minuscule. Attablés au comptoir lilliputien, Cédric et Vinces s'envoient des Mojitos. Le premier a l'air d'en avoir éclusé pas mal, à en juger par la manière hésitante dont il porte son verre à ses lèvres. Le second tient mieux la route. Le fameux regard moqueur me balaie de fond en comble ; se pose un instant sur mon haut déboutonné. « Tu t'es trompée d'heure, Thalie, fait Vince. Le marché, c'est demain matin.
J'ignore superbement sa remarque. « Deux autres mojitos pour ces demoiselles ! lance-t-il au barman.
— Non, un jus d'orange, dis-je. Je ne bois pas d'alcool.
— Une vraie petite sainte ; ça cadre bien avec le nom de la boîte.
Bérénice s'esclaffe, montrant sa dentition à l'émail terni. Elle descend son cocktail avec une rapidité stupéfiante. Moi, je veux garder l'esprit clair. « Tu peux toujours te moquer, fais-je, mes yeux plantés dans ceux de Vince. Je suis inoxydable.
— Ah ! ah ! On verra.
On ne verra rien du tout. Cédric a sifflé son verre – le combientième ? – et se tourne vers moi. « Tu as trouvé ton stage ? demande-t-il d'une voix pâteuse.
— Oui, dans une boucherie de la rue d'Aligre.
— Chouette.
— Elle a déjà la tenue, raille Vince, posant la main mon épaule.
Le simple contact de ses doigts à travers le coton de mon chemisier m'occasionne un frisson. Pourtant, on étouffe dans la boîte. Je me dégage avec une vigueur disproportionnée au geste : « Ne me touche pas ! m'écrié-je.
Il n'insiste pas et se recule, son sourire débile plaqué sur le visage.
— Tu es bien la seule fille à lui dire ça, observe Bérénice.
— Oui, d'habitude, elles me supplient. Oh ! Vince, touche moi encore, minaude-t-il.
Elles ne sont pas difficiles, ai-je failli lui balancer. Je me contente d'hausser les épaules. Du coup, il cesse de m'asticoter pour discuter avec des garçons à la tronche de fils de bonne famille. Bon vent ! J'espère ne plus le revoir de la soirée. Bérénice et Cédric rejoignent les danseurs après mon refus de les accompagner. Le bain de foule de tout à l'heure m'a suffi. À Brive, les mecs draguent moins lourdement, il me semble ; ou alors, j'idéalise mon coin.
Un coup d'œil à ma montre m'apprend qu'il n'est que vingt-deux heures. Combien de temps à attendre avant de pouvoir rentrer ? Reprendre le métro en pleine nuit me fout la trouille et ce serait désobligeant pour ma coloc et Cédric. Tiens, où sont-ils ces deux-là ? Je ne les aperçois nulle part. Un peu angoissée, je me détache du comptoir et part à leur recherche. Heureusement, les obsédés de tout à l'heure ont déserté la piste. Je découvre Bérénice et Cédric avachis sur une banquette, à l'autre extrémité de la cave. Vince est là aussi, hélas, ainsi que les mecs tout à l'heure et une fille. Les cheveux lissés, la chemise blanche et le jean impec de ces garçons contrastent avec le look destroy de leur copain. La fille, elle, porte une robe bleu gitane très ajustée et ras la touffe, dirait mon père. L'ourlet remonte si haut que la dentelle de son slip se devine. C'est sans doute ce que Vince appelle être sexy et féminine. Elle est jolie, il faut le reconnaître : blonde naturelle, un maquillage discret, des ongles manucurés et pas l'ombre d'un tatouage ou d'un piercing. Collée à Vince, elle me dévisage avec une sorte d'hostilité.
— Thalie, la nouvelle coloc de Béré ! grommelle Vince. Aude, Pierre, Jean René et Guillaume, des condisciples à la Sorbonne.
Aude ! Je l'aurais parié. Le prénom pue son seizième arrondissement. Je l'imagine bien en Prépa normale sup dans quelques années. Stop ! Tu ne vas pas jalouser cette Barbie. Ses os doivent cliqueter quand elle se déplace et elle porte sûrement des soutifs rembourrés.
Les étudiants se poussent pour me faire de la place. Je m'assieds à côté de Pierre qui me demande aimablement quelle matière j'étudie.
— La boucherie, répond Vince à ma place.
Je le fusille du regard. « J'ai une langue, dis-je.
— Tu sais t'en servir, j'espère?
Les garçons laissent fuser quelques rires discrets, mais Aude rigole franchement. Entre baffer ce connard devant tout le monde et rester cool, je choisis la seconde option : « C'est malin, dis-je ». Pierre me sauve la mise :
— Fais pas attention, Vince est un peu con sur les bords. Moi, je trouve super que des filles se lancent dans des métiers traditionnellement réservés aux hommes.
— Moi aussi, approuve le dénommé Guillaume.
— Pourquoi pas une femme chef de chantier ? s'amuse Jean René. Le casque jaune t'irait à merveille, Aude.
L'intéressée esquisse une moue de dégoût. « Peuh ! Je laisse ça aux filles masculines, crache-t-elle en me désignant d'un mouvement de menton.
À nouveau de petits rires ; gênés cette fois. Bérénice et Cédric, déjà trop pétés, n'ont pas réagi. Quant à Vince, il ne va pas me défendre contre les mesquineries de cette fille. Sa petite amie ? Je le suppose, à voir sa façon de s'appuyer à lui. Leurs amours ne me concernent pas.
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