Chapitre V

Dans le hall d'entrée, les CAP et les BP deuxième et troisième année venus pour leurs cours théoriques – du moins ceux qui ne sont pas en alternance – côtoient les BP première année qui font leur rentrée aujourd'hui. Ils ont une longueur d'avance sur nous et nous toisent d'un petit air supérieur, surtout les nouveaux comme moi. En plus, je suis une gonzesse. Le discours idiot de Vince me revient : J'aime les filles habillées sexy. Ben voyons ! J'aurais bonne mine en robe moulante et talons aiguille parmi tous ces mâles bourrés de testostérone.

J'ai fini par repérer Cédric. Son look est plus sobre que la veille, des manches longues cachent ses bras et une vague lisse remplace la crête sur sa tête. Seul son piercing à la narine tranche sur la physionomie banale de ses condisciples. J'attire son attention en faisant de grands moulinets avec les bras. Il m'aperçoit et s'approche, un sourire franc aux lèvres. « Alors, on va être ensemble, dit-il. J'y croyais pas quand Béré m'a dit.

— Moi aussi, je suis contente.

—Tu aurais dû nous accompagner hier, on a bien rigolé.

— Vous vous êtes payé ma tête ?

— Non, quelle idée ! s'indigne Cédric. Béré a dit que tu étais une chic fille et Vince a approuvé.

— Ça m'étonne. Ce matin, il n'a pas arrêté de me critiquer.

Cédric secoue la tête. « Non, non ; c'est simplement sa façon d'être.

Est-ce qu'il a une piaule ? Cette nuit, il a dormi chez Béré.

Je n'ai pas résisté à l'envie de poser la question. « Oui, il en a une, mais il préfère dormir à droite à gauche. Mon pote a l'air de vachement t'intéresser, ajoute Cédric avec un brin de malice.

— Non, je me demandais juste s'il avait l'intention de s'incruster.

Ai-je rougi ? L'appel des BP interrompt la conversation. Nous voilà entassés dans une salle. On nous présente nos formateurs, on nous distribue nos horaires. Trente-cinq heures de cours par semaine, dont des matières chiantes du genre maths et gestion comptabilité. Incontournables dans mon futur métier, je sais. Ça ne m'empêche pas de préférer la pratique.

— Tu as ton stage ? me demande Cédric. Moi, c'est fait.

Non, je ne l'ai pas. Mon maître de stage me file une liste de boucheries des environs susceptibles d'accueillir un nouvel apprenti. Il me prévient que ce sera difficile, que les meilleures places sont déjà prises. Mais je ne suis pas pour rien la fille de mon père. Avant la fin de l'après-midi, j'aurai dégoté un employeur.


Ben, ma pêche s'amenuise au fil des refus encaissés tout au long de la journée. Malgré la renommée de l'école, aucune boucherie de la liste ne veut prendre un apprenti supplémentaire. Nous sommes au complet ; on vous préviendra s'il y a une défection. Tu parles ! Je vais devoir explorer des arrondissements plus lointains, ce qui signifie un temps de trajet allongé. Il est dix-sept heures et j'ai les pieds en compote. Une chaleur lourde accable la Capitale. L'idée de revenir bredouille me fait bouillir. Est-ce de l'orgueil ? Quoi ? Moi, Thalie Langlet, fille, petite-fille et arrière-petite fille de boucher, je resterais en carafe à cause d'une erreur de communication ? J'étais persuadée que l'École casait les élèves.

Autant rentrer. Pas facile de se repérer dans le dédale de ces rues que je ne connais pas, même avec un plan en poche. La vue de la plaque Rue Daumesnil m'arrache un ouf de soulagement ; l'appart' n'est plus très loin. Je cavale dans sa direction quand soudain le miracle se produit. Au-dessus de la devanture rouge d'un magasin, une enseigne s'affiche en français et en arabe : Mohand Rabah, viande halal. Tout d'abord, je n'en crois pas mes yeux, puis au premier mouvement de joie, succèdent des sentiments mitigés. Halal, ça signifie : pas de porc : de l'expérience en moins. D'autre part, le travail est le même que dans une boucherie classique. Mon père ne considère pas les quelques halal de Brive comme de la concurrence. Ils ont leur clientèle ; moi la mienne, a-t-il coutume de dire. Que penserait-il en me voyant pousser la porte de la boutique ? Je remarque tout de suite les vides sur l'étal : un bon point. Ce qui reste : côtelettes d'agneau, rôti de veau cuit et cuisses de poulet est bien présenté, agréable à l'œil. Pour finir, je lève les yeux sur le boucher. À part peut-être son teint basané, rien ne le différencie des autres. Nous nous considérons un moment sans mot dire, puis il s'inquiète :

— J'ai une tache sur mon tablier ou quoi ?

— Pourquoi ? fais-je bêtement.

— Vous me dévisagez comme si vous étiez des services d'hygiène.

Je pique un fard. « Euh ! non ! Je ne me rendais pas compte, j'ai été impolie ; je m'excuse.

Un large sourire fend sa face carrée. Ses épaules aussi sont carrées. Ce type est costaud, presque autant qu'Hervé Langlet. De plus, il a l'air sympa.

— Ça ira pour cette fois, plaisante-t-il. Qu'est-ce que je vous sers ? Je désigne le rôti d'un rose appétissant : « Deux tranches, s'il vous plaît. »

Après avoir enfilé des gants transparents, il les découpe avec des gestes précis que ne renierait pas mon père et les emballe. Travailler pour lui me tente de plus en plus, mais j'ai l'intuition que ce n'est pas gagné. Je paie et j'attends, la gorge serrée. Pourtant, j'ai du bagout d'habitude.

— Avez-vous besoin d'autre chose ? fait-il, me voyant figée devant le comptoir.

Je me lance. Au fur et à mesure de mon discours, le sourire du mec s'efface, son visage se ferme. Il m'écoute dévider mes arguments, le sourcil froncé ; pour m'asséner à la fin un : « Je n'embauche personne, désolé.

— Ce ne serait pas une embauche définitive.

— Je sais, mais je ne prends pas d'apprenti. Je n'ai pas les moyens.

— Une partie vous sera remboursée, insisté-je.

Il me regarde de la tête aux pieds et lâche : « Je ne prendrais pas de fille. Si j'étais épicier, à la rigueur...mais là, il faut de la force pour soulever les quartiers de viande.

Mon sang n'a fait qu'un tour. Je remonte les manches de mon sweat – la température rend le blouson superflu – et dévoile des biceps qui sans égaler ceux de Vince, ne me classent pas parmi les mauviettes. « J'ai déjà transporté des carcasses pour mon père et mon premier patron, expliqué-je.

— Découpé, aussi ?

Je le sens moins réticent. Est-ce la démonstration de mes muscles ou mon ton déterminé ? 

 — Évidemment. Et désossé, et paré, plus le reste. Mon père est boucher à Brive la Gaillarde.

Le regard de Mohand Rabah se charge d'un respect nouveau. « Un confrère, commente-t-il. Il ne serait pas ravi de vous voir ici, je me trompe ?

— C'est moi qui décide.

Je ne lui dirai pas qu'il s'agit d'un choix par défaut. Il doit peut-être s'en douter.

— Je vais réfléchir, dit-il.

Zut ! J'avais cru emporter le morceau. « Non, maintenant. Les stages démarrent la semaine prochaine.

— Tu es tenace, toi.

Le tutoiement marque son fléchissement et ma victoire proche. Il me parle de la paperasse à remplir. Je promets de l'aider. Il cherche encore à me décourager en me pointant les difficultés du boulot. « Je les connais, fais-je. Alors, c'est ok ?

Il secoue la tête plusieurs fois de suite, puis lâche : « Bon, tu as gagné. À sept heures lundi ! Sans faute.

— Merci, monsieur Rabah.

— Momo. Tout le monde m'appelle Momo, même les clients.

— Et moi Thalie, Thalie Langlet.

— Pas un prénom chrétien, ça.

— C'est Nathalie à l'origine, mais il y en avait plein à l'école primaire. On répondait toutes en même temps ; j'ai trouvé plus facile d'abréger.

Nous nous quittons sur une poignée de mains. Je me sens plus légère, avec cependant une crainte. Mon maître de stage agréera-t-il Momo ? Je l'espère. Je lui en parlerai demain entre deux cours. Avant, il y a la fameuse teuf. La perspective d'y aller me barbe à l'avance.


— Qu'est-ce que c'est ? demande Bérénice quand j'extrais de mon sac à dos mon petit paquet. Du maquillage ?

— Non. De la bidoche.

— Quelle horreur ! s'écrie-t-elle, le nez plissé de dégoût Je suis végétarienne.

Je l'aurais parié. « Tu ne sais pas ce que tu perds, dis-je en rangeant ma viande dans le bas du frigo. C'est plein de protéines

— Je te les laisse. Tu devrais prendre une douche, ajoute-t-elle tu dégoulines littéralement

— Pas étonnant, j'ai cavalé comme une folle, mais j'ai mon stage

— Ah ! ouais ! Tant mieux. Il est temps de se préparer

Visiblement, elle est davantage concernée par la tenue à porter pour la soirée que par mes péripéties. « Tu m'aideras à choisir ? demande-t-elle.

J'acquiesce et je file me laver, tignasse comprise. Heureusement, mes cheveux n'ont pas besoin de brushing ni de mise en plis. Ils sèchent naturellement.  



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