Chapitre IX

J'allume la lampe de chevet pour ne pas déranger la dormeuse avec une lumière trop crue. Elle dort sur le flanc, comme Vince, et marmonne dans son sommeil. Mes narines exercées perçoivent des remugles de vomi. Bérénice en sera quitte pour un lessivage complet avant de démarrer le boulot. Quelle connerie de se bourrer la gueule de cette façon ! Je sors mon portable et consulte mes messages. Pas moins de dix textos d'Aurélien, tous du même style : Où es-tu ? Tu es rentrée ? S'il me savait dans un appart' inconnu en compagnie d'une alcoolo et d'un drogué...mais il ne saura rien. Il me ferait la leçon et courrait cafter auprès de ma mère. Je lui envoie un message mensonger Je suis rentrée, ne t'inquiète pas et éteins mon smartphone. Mon jean ôté, je me fourre sous les draps, le plus loin possible de Bérénice.


Je ne pensais pas dormir aussi bien et aussi longtemps. Il faut croire que l'aversion de Vince vis-à-vis de cette chambre ne m'a pas influencée. Le soleil se faufile par les interstices des volets. J'étire avec délectation mes membres engourdis. À côté de moi, la respiration régulière de Bérénice se fait entendre. Une subite impulsion me jette hors du lit et me pousse à ouvrir l'armoire dédaignée par Vince. Pas de squelette, mais des costumes suspendus à des cintres, des chemises pliées sur les rayonnages et un assortiment de cravates. Gucci, Hugo Boss, Valentino. Des paires de chaussures de marque trônent dans le bas. Rien de tout ça ne colle avec la personnalité de Vince. Il est à un membre de ma famille. La voilà, l'explication. Je suis presque déçue de sa simplicité. Cette chambre est celle du propriétaire, un mec plus âgé et très classe, à en juger par les vêtements et les pompes. Un cousin ou un oncle de Vince, probablement. Je l'imagine célibataire et bougeant beaucoup, puisqu'il laisse gracieusement son appart' à son parent. Pourtant, des interrogations demeurent dont la principale est : Pourquoi Vince ne profite-t-il pas d'une telle aubaine ?

Je me rappelle avoir rêvé de lui tel qu'il était sur le canapé : allongé, les yeux clos, le visage douloureux, mais d'une coloration verdâtre. Comme s'il était mort, me dis-je, rétrospectivement traversée d'un frisson. Bérénice choisit ce moment pour se réveiller. Elle se retourne vers moi et me dévisage d'un air ahuri.

— Qu'est-ce que tu fous dans ma piaule ? demande-t-elle avant de réaliser. Putain ! Où on est ?

— Chez Vince. Tu étais trop saoule pour rentrer.

— Ah ! ouais. C'est chicos, ici.

— Tu n'étais jamais venue ?

— Non.

Elle retombe sur les oreillers en se protégeant les yeux avec ses mains. « Bordel de merde ! Ma tête éclate. T'aurais pas une aspirine ?

— Je vais voir dans la salle d'eau.

Je remets mon jean et me risque dans le couloir. De jour, l'appart' a perdu un peu de son mystère, mais il garde son cachet. Le silence est tel que je crois d'abord que Vince s'est barré. Mais non. Il est déjà habillé et se rase devant la glace avec application. Mon irruption le fait se retourner. La demoiselle a bien dormi ? lance-t-il.

— Ouais, dans l'ensemble. Bérénice a mal au crâne.

— Pas étonnant, avec ce qu'elle s'est enfilé.

Il se penche pour farfouiller dans les tiroirs. En étendant la main, je pourrais toucher son menton légèrement ombré. J'ai l'impression d'éprouver au bout de mes doigts la douceur piquante de sa peau. Tu es dingue, Thalie. Il se redresse, me tend une plaquette de Dafalgan. J'évite soigneusement son regard. Avec son don de lire dans vos pensées, mieux vaut ne pas tenter le diable.

— Ton chemisier est sec, dit-il, désignant la barre chauffante.

— Ah ! oui ! Mon chemisier.

Je contemple le vêtement comme s'il ne m'appartenait pas. Je me sens bien avec le tee shirt de Vince sur le dos ; c'est comme une seconde peau.

— Tu avais raison hier, murmuré-je ; ces carreaux sont horribles.

— J'ai un peu exagéré. Ils ne sont pas si moches.

Son sourire est plus malicieux que goguenard. Ce mec est un paradoxe : tantôt infect, tantôt super sympa. Il y a un reste de Nescafé dans le buffet, enchaîne-t-il sans transition. Moi, j'y vais.

— Mais...pour fermer ?

— Vous n'aurez qu'à mettre les clés dans la boîte aux lettres. J'ai un autre jeu. À plus !

Une minute après, j'entends la porte d'entrée claquer. Après avoir dissout le cachet dans un verre à dent, je rejoins Bérénice dans la chambre. Elle s'est levée, rajustée, et a retapé sa coiffure tant bien que mal. Elle avale d'un trait le contenu du gobelet : C'est dégueu, commente-t-elle ensuite. Putain ! Je sens que je vais être vaseuse toute la journée.

— Tu devrais y aller mollo avec les mojitos.

— Je sais, mais Vince et Cédric éclusent autant et ils sont frais comme des gardons.

— Les mecs supportent mieux l'alcool. Au fait, d'où les connais-tu ?

A priori, rien ne relie un étudiant en Lettres, un apprenti-boucher et une coiffeuse. Bérénice esquisse un geste vague :

— Me souviens plus. Dans un bar, je suppose. Je traîne pas mal dans le secteur de l'université.


Nous buvons notre jus dans la cuisine éclaboussée de soleil. Le goût est atroce ; ce Nes doit dater du temps de Jésus Christ. Le propriétaire des fringues n'a pas pris son petit déj ici depuis des plombes. Vince non plus, d'ailleurs, ce qui me pousse à dire à Bérénice :

— Vince était pressé de partir. Il a peut-être un cours.

— Non, la fac commence la semaine prochaine. Il n'aime pas être là, c'est tout.

— Pourquoi, à ton avis ?

Elle porte les deux mains à sa tête encore douloureuse :

— Arrête avec tes questions. Vince fait ce qui lui chante, je ne suis pas responsable de lui.

Moi non plus, ça ne m'empêche pas d'être curieuse. Et chiante, comme j'ai dit à Vince. Cet appart' est superbe et tout le monde rêverait d'y habiter. Aucune comparaison avec le logement riquiqui partagé avec Bérénice.

Malgré une douche express et un autre café, j'ai du mal à ne pas piquer du nez au cours de techno. Heureusement, je suis placée tout au fond de la salle. Cédric se pointe avec une demi-heure de retard et essuie les foudres du prof. 

- Je ne pensais pas que tu viendrais, lui glissé-je comme il s'assied à côté de moi.

— Ne m'en parle pas. Mon vieux m'a sacrément secoué. Interdit de teuf pendant deux mois.

— Dur. Pourtant, tu n'as pas esquinté sa bagnole.

— Non, mais je l'ai réveillé en pleine nuit. Il a apprécié moyen.

Il fourrage avec ses doigts dans son épaisse chevelure. Le blanc de son œil est strié de rouge, ses traits creusés par la fatigue.

— Un pote de Vince ne pouvait pas te ramener ? m'étonné-je.

— Je ne fricote pas trop avec eux. Je les trouve snobs. Vince, c'est pas pareil, il est sympa.

Ça dépend avec qui et en quelles circonstances. Il nous a emmené dormir chez lui, dis-je.

Cédric hausse les sourcils. Je lui demande ce que ça a d'extraordinaire et il répond :

— Il ne fait entrer personne d'habitude.

— Même pas toi ?

— Même pas moi ; tu es privilégiée.

— C'est à cause de Béré. Si tu voyais cet appart'...une merveille. Des moulures et des cheminées partout.

— Je te crois, dit-il avec une moue de dégoût. La famille de Vince a du pognon.

Pourquoi sa voix a-t-elle fléchi sur le mot « famille » ? Et pourquoi cette grimace ? Résolue à en savoir plus, j'embraye : Ne lui dis surtout pas, mais j'ai fouiné dans l'armoire de la chambre. Elle était pleine de costumes à mille euros pièce et d'autres sapes du même style. Tu sais à qui ils sont ?

Il se ferme comme une huître et réplique d'un ton abrupt :

— Non, je n'en sais rien et ça ne me regarde pas.

À ce moment, le prof se met à tempêter contre ceux du fond qui perturbent le cours par leurs bavardages intempestifs. Il ponctue son discours d'un : « Vous avez beaucoup de chance d'avoir été admis dans cette école. Ne la gâchez pas. » Je me sens visée, comme si j'avais subi un électrochoc. Je ne vais pas louper mon année à cause de rêvasseries ridicules à propos d'un mec qui n'en a rien à battre de moi. 



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