Chapitre III
Une fois la porte refermée avec soin à cause de la fumée, j'ôte mes pompes et me jette sur le lit. Enfin, c'est un bien grand mot pour désigner un matelas posé à même le sol. Court, en plus. Si le fameux Vince y a dormi, ses pieds devaient dépasser de cinq bons centimètres. Cette constatation me met en joie. Un rayon de soleil – la pièce est à l'Ouest – rend mes orteils presque translucides. Je les observe un moment avant de me relever et d'aller à la fenêtre. La vue est imprenable sur les toits alentours : une chance d'être à un étage élevé.
Mon notebook est posé sur une planche qui me servira de bureau. L'allumer ou pas ? Je remets la séance de webcam à plus tard. Pour l'instant, j'ai trop la dalle. D'ailleurs, la famille doit être elle-même à table. Ma mère est accro à son dîner à dix-neuf heures.
Je trouve Bérénice juchée sur l'un des tabourets du coin cuisine, en train de manger un yaourt zéro pour cent de matière grasse. Je l'aurais parié. « Tu en veux un ? me propose-t-elle. J'en ai tout un assortiment.
— Tu n'as pas autre chose...de plus consistant ?
Un steak, par exemple. Elle n'a pas le temps de répondre à ma question. La porte d'entrée s'est ouverte, livrant passage à deux mecs de mon âge ou à peu près : un châtain et un brun. Bien qu'ayant à peine entrevu le second, mon instinct m'avertit que j'ai affaire au Vince dont toutes les filles sont raides dingues. Toutes, sauf moi, et je tiens à l'exception.
— C'est toi, la coloc de Béré ? me lance le premier.
Il a l'air plus sympa que l'autre énergumène. Maman tiquerait devant ses tatouages et le piercing à sa narine droite, mais derrière ce look destroy, je flaire le bon garçon.
« Oui, je suis Thalie, réponds-je.
— Et moi Cédric. Heureux de faire ta connaissance.
Il s'avance au milieu de la pièce. J'aurais dû garder mes chaussures. Pieds nus, je suis microscopique à côté de lui. Il ne semble pas le remarquer et me dédie un large sourire. Je ne peux m'empêcher de regarder Vince qui ne m'a dit ni bonjour ni merde. Il reste planté sur le seuil, un pli insolent aux lèvres, une lueur moqueuse dans les yeux. On chercherait en vain un espace libre sur les bras émergeant des manches du tee shirt gris. Le reste doit être à l'avenant. Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu ne vas pas vérifier, de toute façon. Il a de gros biceps, sans doute entretenus à grand renfort de muscu. Ses cheveux, rasés au-dessus des oreilles, forment sur le sommet de sa tête une espèce de houppe. Pas mon style ; et je ne suis pas non plus le sien, à en juger par sa moue dédaigneuse.
— Et voilà Vincent, complète Cédric, désignant son copain d'un geste large. Tout le monde l'appelle Vince.
— On se connaît déjà, lâche Vince.
Sa voix lui ressemble : traînante, avec des inflexions narquoises. Je ne résiste pas :
— Oui, notre première rencontre a été...fracassante.
Les sourcils levés de Bérénice marquent son étonnement. Vince, lui, se marre. « Exact, dit-il.
Il me calcule, remontant de mes pieds à ma tignasse raplapla. Je suis sûre que mon front luit sous ma frange. Lavés depuis deux jours, mes cheveux graissent déjà. Stop ! Arrête de complexer. Ce n'est pas comme si tu voulais plaire à ce relou. Cédric me sauve la mise :
— Thalie, ça te dit, un Mac Do avec nous ? Après, on finira la soirée chez des potes.
Un double Burger passe devant mes yeux, me dérobant l'exécrable Vince. Je suis sur le point d'accepter, mais la seule idée de manger en face de ce type me révulse. De plus, si ces fameux potes lui ressemblent, je n'ai aucune envie de les croiser.
« Merci, dis-je, je dois appeler mes parents et me coucher tôt.
Je n'ai pas parlé d'Aurélien. Vince n'a pas à savoir et j'espère bien que Bérénice ne caftera pas. Il émet un sifflement peu flatteur et commente :
« Une bonne petite fille.
La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe. Je choisis de mépriser.
— À plus ! m'a lancé Cédric en sortant. On se reverra.
Et Bérénice a ajouté : « Je rentrerai tard, Thalie. Ne m'attends pas.
— Ok.
Le trio parti, je ressens un énorme soulagement. De courte durée car la faim me tiraille l'estomac. L'intérieur du frigo m'offre la vision déprimante de yaourts alignés en rangs d'oignon, tels des soldats à l'exercice. En farfouillant un peu derrière, je découvre des steaks hachés dans leur emballage. De la bidoche de supermarché ! commenterait mon paternel avec mépris. Ce soir, je m'en contenterai. Il doit bien y avoir une boucherie traditionnelle dans le coin. Demain, je ferai les courses.
Le grésillement de la viande dans la poêle est doux à mon oreille. De même, l'odeur me chatouille agréablement les narines. En rajoutant sel et poivre, le steak est presque aussi bon que ceux de la boucherie Langlet. Je l'accompagne d'une boîte de petits pois jeunes carottes dénichée dans un placard.
L'estomac plein, je m'installe confortablement sur le lit, mon ordi posé sur mes genoux et je me branche sur les miens. Ils me semblent avoir rapetissé. La faute à l'image de la webcam, de mauvaise qualité. Même mon père, ce gaillard, apparaît minuscule.
« Tu as mangé, au moins ? s'inquiète Maman.
— Je viens de finir.
— J'espère que tu es bien installée. Ta chambre a l'air d'un mouchoir de poche.
— À Paris, c'est courant. Et j'y serai juste pour dormir.
— Et ta coloc ? demande Papa. On aimerait bien voir quelle tête elle a.
— Une tête ordinaire. Elle n'est pas là, elle dîne avec Vinc...euh ! des copains.
Qu'est-ce qui te prend de citer ce mec ? Il n'existe pas, c'est un gros con. Nous papotons encore un peu. Les voilà rassurés sur mon sort.
« Si tu as besoin d'argent, je te ferai un virement, a dit mon père avant d'éteindre.
— Pas de souci ; le loyer est réglé et pour la bouffe, j'ai assez de tune.
Les quatre personnes qui me sont le plus proches ont disparu de l'écran. Un sentiment de solitude m'envahit. Je n'ai jamais vécu seule et Bérénice ne compte pas. Nous ne serons jamais proches, elle et moi. Je n'ai pas grand-chose en commun avec Lisa et Joy, mais être sœurs, ça crée des liens. Je pense à Aurélien, sûrement à m'attendre derrière son ordi. Vite, je rallume la cam, et me connecte à mon amoureux. Sa vue me cause un petit choc au cœur. Il est beau, même avec une image déformée. Je ne peux m'empêcher de le comparer à l'autre connard dont il est la parfaite antithèse. « Ah ! quand même ! fait-il.
— Désolée, j'aurais dû appeler plus tôt, mais je n'ai pas eu une minute à moi.
— Je comprends. Tu es bien installée ?
— Ça peut aller. Ma coloc est sympa.
— Tu me manques, dit-il, ses yeux bleus rivés sur moi par écran interposé.
— À moi aussi.
Je suis émue. Et le désir s'accroît quand l'effet se recule, disait ce bon vieux Racine – encore lui –. Cette séparation qui ne me faisait ni chaud ni froid me pose brusquement problème.
— Ça va de ton côté ? demandé-je d'une voix enrouée.
— Le train-train habituel. On se skype demain soir ?
— Oui, tu auras droit au récit complet de ma première journée à l'EPB.
— D'accord. Biz.
Me voilà à nouveau seule avec une boule dans la gorge. La nuit est tombée. La rue peu passante ne renvoie aucun bruit. J'ai l'impression d'être sur une île déserte. Heureusement, ça ne durera pas. Parmi mes condisciples, il s'en trouvera bien un ou deux – les filles sont minoritaires – avec qui j'aurai des atomes crochus. Je m'endors sur cette note d'espoir.
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