Chapitre II

Aucun comité d'accueil ne m'attend sur le quai de la gare d'Austerlitz. Il fait moche et frisquet, pas comme à Brive ce matin. Ce con d'Aurélien avait raison, en fin de compte. Je ne vais pas ouvrir ma valise trolley pour prendre mon blouson. Je rabats ma capuche sur ma tête et roulez jeunesse ! Enfin, si l'on veut, ces foutues roulettes ont le chic pour partir de travers. Quant aux escalators, misère ! Je manque de m'étaler au bas du tapis roulant. Le métro est crade à souhait, c'est la première fois que je m'y engouffre. Je ne suis jamais sortie de mon trou, sauf pour de courtes vacances sur la côte Languedocienne. Mon père n'est pas du style à prendre des congés. Fermer une quinzaine ? Vous rigolez, les filles ! les clients iront ailleurs, ou à l'Hyper.

Si je ne me suis pas gourée dans le plan, la rame doit me déposer dans le douzième arrondissement. La station est proche du Boulevard Maréchal Soult où se trouve l'école. Les portes coulissent, délivrant leur flot de voyageurs anonymes et indifférents. Rien à voir avec Brive où tout le monde se connaît plus ou moins. Stop ! Arrête ton char, Thalie ! Qui a voulu jouer les Rastignac en jupons ? pardon : en jean – la dernière fois que j'ai mis une robe, c'était pour le mariage de ma cousine –. Je résiste à l'envie de sortir mon smartphone et d'envoyer un SMS à Aurélien. Une nausée me tord l'estomac ; je ne me ferai jamais à ces odeurs de transpiration, de pisse et de cendres de cigarette froides.

Respirer un grand coup, tirer la valise le long des couloirs accueillants comme un cimetière en dehors de la Toussaint, puis, après une ultime grimpette, émerger des entrailles de la terre. Tiens, un rayon de soleil me rappelle que c'est encore l'été. Le tram longe le Boulevard Soult où se trouve l'École de la boucherie. Il y a un arrêt juste devant. Je descends, mais je n'entre pas dans le grand bâtiment gris et blanc. Je me contente d'y jeter un œil. Des arbres plantés devant les fenêtres masquent la vue. Il n'y a rien à voir, d'ailleurs, sauf les immeubles d'en face. Je n'y serai qu'une semaine par mois, ouf ! Le reste est consacré aux stages : ma partie favorite.


— Pardon ! ai-je dit bêtement quand le type m'a bousculée.

Réflexe de fille bien élevée. Ce n'est pas à toi de t'excuser, merde ! Tu viens de pousser la porte de l'immeuble – sans digicode – de ta coloc et dans le hall pareil à un trou noir, tu te cognes à une espèce de balèze qui te balance un méchant coup de coude dans les côtes. Je ne suis pas une mauviette, je l'ai déjà dit, je pèse cinquante-six kilos pour moins d'un mètre soixante ; donc, je n'ai pas fléchi. Le type avait déjà filé, je n'ai même pas vu à quoi il ressemblait. Bon vent !

Après avoir appuyé sur une minuterie hors d'âge, je hisse péniblement ma trolley tout en haut d'un escalier en colimaçon aux marches raides. Heureusement, je ne la redescendrai que dans deux ans ! Le palier comporte deux logements. Pas de sonnette ni de nom sur aucun des deux. Amstramgram  pic et pic et colegram, je frappe au battant de gauche.

« Entrez ! C'est ouvert, fait une voix rauque.

Je m'exécute. Une odeur âcre assaille mes naseaux, je me crois revenue dans le métro. Je distingue une pièce à vivre avec une cuisine américaine, sur laquelle donnent deux portes : une fermée et l'autre ouverte, d'où vient la voix. Je m'y dirige, abandonnant ma valoche au milieu de la carpette. Me voilà dans une pièce minuscule : cinq ou six mètres carrés. À travers un épais nuage de fumée, je distingue une forme féminine, vautrée sur un lit. J'approche et je vois une tignasse en pétard – des mèches rouges et noires, hérissés au-dessus d'une figure blême – et des bras tatoués sortant d'un tee shirt noir, moulant, imprimé d'une tête de mort. De petits squelettes en argent se balancent à des lobes pâles. Ma mère aurait une attaque en découvrant l'appart' et la fille. Et j'entends d'ici mon père : C'est carnaval ou quoi ? Comme je ne suis ni l'un ni l'autre, je trouve ça plutôt marrant.

— Salut ! fais-je. Je suis Thalie.

Elle se redresse, déploie ses cannes maigres serrées dans un fut noir et s'approche de moi. Elle me dépasse d'une bonne demi-tête – ah ! ces fichues jambes courtes –. Ses yeux sont énormes, vert clair et abondamment soulignés de khôl. Je suis frappée par leur pupille minuscule. On se fait la bise. Elle pue la clope. Ouvre cette putain de fenêtre !glapirait ma sœur Joy que les relents de cigarette rendent hystérique.

— Je suis Bérénice, dit-elle.

— Oui, comme celle de Racine.

Son air d'incompréhension me démontre que ma feinte est tombée à plat. « C'est qui, cette nana ? demande-t-elle. Une de tes copines ?

J'en reste baba. Je n'ai pas affaire à une intello, loin de là. « Non, l'héroïne d'une pièce de Racine : un auteur classique du dix-septième.

— Ah bon ? Connais pas. Le classique, c'est plutôt le secteur de mon copain Vince. Tu as dû le croiser dans l'escalier.

Pour un manque de bol...l'idée de me retrouver face au trouduc de tout à l'heure ne m'emballe pas. Quand il viendra, je me planquerai dans ma chambre. « Ah ! Oui, dis-je. Il était assez pressé.

Il l'est tout le temps. Tu n'as rien d'autre à dire ?

— Non.

Elle me dévisage bizarrement. Je n'ai rien à dire au sujet de ce mec, à part qu'il m'a fait une impression déplorable ? Et comme je ne veux pas me mettre à dos ma coloc, je me tais.

— Je ne sais pas, dit-elle avec hésitation. Il est canon, non ?

Oui, dans le genre bulldozer.

— Je n'ai pas remarqué.

- Les filles le kiffent grave, explique Bérénice en agitant devant moi des ongles noirs à attraper le lard dans la marmite.

Bâillement de ma part. J'ai une seule envie : avaler quelque chose – je n'ai rien mangé depuis le sandwich dans le train –, puis m'allonger un peu après avoir rangé mes affaires. Mais je me force à rétorquer :

« Ah bon ? Et tu n'es pas jalouse ?

Elle éclate de rire. Ses dents sont grises. Elle aurait besoin d'un bon détartrage, dirait ma peau de vache de sœur aînée.

« Jalouse ? Vince est mon pote, pas mon petit copain. Il dort ici de temps en temps. Dans ta chambre, précise Bérénice.

— Tu l'as averti qu'elle n'était plus libre ?

— Oui ; ça ne fait rien, on se serrera.

Se serrer ? Pas question de partager ma piaule avec un inconnu qui doit puer des pieds et du reste ; je paie, j'ai droit à ma tranquillité. Toujours pour ne pas pourrir nos rapports dès le début, je me contente de grommeler. La seconde chambre est encore plus petite que la première ; des posters de groupes à la mode ornent les murs. Me voilà les narines en alerte, prêtes à détecter des relents suspects de chaussettes sales, mais rien. 

« J'ai changé la housse de couette, signale Bérénice. Pour le linge, il y a une laverie en bas de la rue. Et je t'ai dégagé de la place dans le frigo.

Je lui souris. Cette fille n'est pas si mal, finalement. « Merci dis-je. Et j'ajoute : trop bien, tes fringues et ta coiffure.

Même si je n'en pense pas un mot, un compliment fait toujours plaisir. Bérénice s'épanouit : « C'est vrai ? Tu aimes ? Si tu veux, je peux te conseiller pour ta garde-robe et te colorer quelques mèches.

Je m'imagine débarquant à l'école de la boucherie en noir des pieds à la tête, les cheveux hérissés et des boucles d'oreille macabres cliquetant à mes oreilles.

« Tu es gentille, dis-je, mais l'originalité est mal vue là où je vais étudier.

— Moi, ma patronne se fout que je change tout le temps d'apparence ; les clientes du salon aussi. Il y a six mois, j'ai eu ma période grunge. Maintenant, c'est le gothique.

Pendant que je déballe mes affaires, elle m'envisage d'un œil rêveur. « Juste un petit éclaircissement, pour réveiller ton châtain. Ça t'irait bien et ça plairait à ton petit ami. Tu en as bien un.

— Oui ; nous sommes ensemble depuis deux ans.

Sommes-nous vraiment ensemble ? Depuis mon arrivée je ne suis pas en manque de mon mec ; je ne me suis pas ruée sur Skype, comme n'importe quelle fille amoureuse l'aurait fait. Si Bérénice s'attendait à des confidences ou à la bobine d'Aurélien en photo, elle doit être déçue. « Oh ! ok, commente-t-elle. Je te laisse t'installer.



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