Pendant mon chemin vers le café dans lequel travaille Eden, mon cœur s'allège. Ma culpabilité semble moindre, mais quand je pense que je vais l'utiliser, la boule s'alourdit une nouvelle fois. Je veux protéger Eden ; mais je veux connaître le bonheur. Et malheureusement, ce garçon semble être le meilleur moyen d'y accéder. Avant de pousser la porte ; je me compose un sourire et j'entre. Cette fois-ci ; il me voit immédiatement ; et son sourire s'élargit. Je me dirige vers lui et, alors que j'arrive à peine à son niveau il me dit :-Je termine mon service dans trente minutes. On pourra se promener après si tu veux. -Bien sûr. Ce sera amusant.Je suis presque dégoûtée de moi-même. De la manière dont je vais utiliser Eden dans les mois à venir. De la manière dont je vais le tromper, en cherchant uniquement à l'utiliser pour mon propre bonheur. Mais une autre part de moi m'excuse. Est-ce vraiment mal de chercher le bonheur au détriment des autres ? J'imagine que je ne le saurai jamais réellement. Les trente minutes suivantes passent lentement. Je pense à tout le mal que je vais infliger à Eden. Il est la victime de mon malheur ; et le sera encore davantage à ma mort ; mais ne s'en doute pas. Il pense surement qu'il va simplement passer un bon moment avec une amie. A chaque fois qu'il passe devant moi et qu'il me sourit, j'ai envie de vomir tellement je me dégoûte ; mais je me retiens. Et lorsqu'enfin, la demi-heure passe, je peux respirer légèrement : il est là. Nous sortons hors du café et comme si nous nous connaissions depuis toujours, nous parlons. Pas de la pluie ou du beau temps ; mais de nos passés, de choses profondes. J'apprends à connaître Eden, un jeune homme de 19 ans obligé de travailler afin de financer ses études qui n'hésite pas à travailler jusqu'à des heures tardives pour gagner davantage sa vie. Je fronce les sourcils en lui reprochant :-Mais alors tu perds ton temps à sortir avec moi. On pourrait simplement parler par messages plutôt que tu perdes ton temps et ton argent. -Oh... Passer du temps avec toi ne sera jamais une perte de temps.Il lâche ça d'un ton tellement dégagé et franc que je reste bouche-bée. Mais j'imagine que je surinterprète les choses. Eden et moi ne sommes que des amis, rien de plus. Pour l'instant.Cette pensée me fait sourire, mais je ramène la conversation sur Eden et lui demande :-Tu as des souvenirs de tes parents ?-Oui, il me répond tristement. Mais je préfèrerais ne pas en avoir.Je ne m'attendais pas à cette réponse. Quand moi j'aimerais avoir un souvenir de ma mère auquel me raccrocher ; lui préfèrerait tout oublier. J'imagine que la réaction de chacun est différente. Mais ...-Pourquoi ? Nous continuons à marcher tranquillement tandis qu'il semble réfléchir, ou chercher les mots. Il finit par chuchoter, la voix marquée par l'émotion :-Je suppose qu'il est plus difficile de regretter quelque chose qu'on a connu que l'inverse. Il n'a peut-être pas tort. Finalement ma situation n'est peut-être pas la plus terrible. Quelqu'un ayant connu le bonheur doit sûrement le regretter encore plus amèrement que moi. Cela doit être vraiment dur, de passer d'un état de béatitude à une tristesse constante. Ce n'est donc qu'après avoir pris la décision d'utiliser Eden que je relativise ma situation. Magnifique timing. Mais je refoule cette amertume pour afficher un sourire tandis qu'il continue à parler, même si je dois avouer que je ne l'écoute que d'une oreille. Je crois l'entendre parler de sa passion, le violoncelle, mais mon esprit est concentré sur mon choix. Le choix entre moi et lui. Il y a quelques heures, j'avais choisi mon bonheur au lieu du sien. Mais est-ce la meilleure solution ? Non, évidemment que ça ne l'est pas. Les mots de mon père me reviennent à l'esprit. Ambigüe, il avait dit. Même si j'ai toujours essayé de penser le contraire, il avait raison. Encore aujourd'hui c'est le cas, avec mon côté indécis. Brusquement, je me fais secouer et j'entends mon prénom, répété d'une voix forte, plusieurs fois. Surprise, je sursaute : Eden répète mon prénom depuis des dizaines de fois, mais je ne l'entends que maintenant. Il ne semble pas fâché heureusement et me demande simplement si je veux bien rentrer dans la boutique. Je hoche la tête avant que mon cerveau analyse la question. Boutique ? Quelle boutique ? Nous sommes chez un fleuriste. Etrangement, c'est la même boutique que celle dans laquelle j'étais rentrée avec le docteur Litz, juste avant l'enterrement de Larina. Eden me laisse quelques minutes et me laisse déambuler parmi les fleurs.Tout est magnifiquement arrangé, que ce soit la place de chaque plante, ou les couleurs choisie. Un bouquet attire mon attention. Il est rempli de roses noires. Je m'approche à grand pas et le contemple. Jamais je n'avais vu de roses noires, du moins pas dans la réalité. Elles dégagent une aura spécifique, mystérieuse, comme si elles nous mettaient au défi de les regarder plus longtemps, ou pire de les acheter et les emporter dans un autre lieu. Eden choisit ce moment pour arriver ; les bras remplis de roses blanches. En une fraction de seconde, je prends le bouquet de roses noires et vais le payer à la caisse. Comme d'habitude, il n'y a pas de vendeurs, car peu importe leur présence ou non, tous les habitants de Novæ payent. Nous ne sommes pas des voleurs ; et l'honnêteté est dans nos valeurs ; si bien que je n'ai jamais vu quelqu'un se faire arrêter pour vol par la police.Même s'il est aussi vrai que je vois rarement la police déambuler dans les rues du secteur O. Les rumeurs disent que c'est le cas dans le E, car les habitants y seraient beaucoup plus pauvres ; mais on ne peut pas réellement croire les rumeurs ici. Nous sortons de la boutique et Eden me guide à travers les rues pour déboucher au cimetière. La raison du choix de ce lieu, pour le moins particulier, m'échappe ; mais je le suis à travers les différentes rangées de tombes. Il tourne brusquement et en laisse passer quelques-unes avant de s'arrêter. Je lis le nom de Vanina Lee ; et juste à côté celui d'Adam Lee. Il s'agit donc des parents de Eden ; dont les joues commencent à dégouliner de larmes. L'utilité des roses blanches me paraît maintenant évidente. Après quelques minutes, ma présence me paraît superflue ; alors doucement, en évitant de faire craquer les feuilles sous mes pas, je me retire ; et marche à travers les rangées de tombes recouvertes de roses blanches pour la majorité. Certaines sont dépourvues de la moindre fleur, et ne sont sûrement pas visitées régulièrement.Juste à côté du cimetière se trouve une vallée, qui, à cette période de l'année, est recouverte de fleurs et de mauvaises herbes pourvues de magnifiques corolles. Une idée émerge dans mon esprit ; en mémoire à tous ces pauvres gens morts, sûrement sans famille et sans amis. Peut-être que certains ont une histoire semblable à la mienne ; des martyres dont la vie n'était que douleur. Alors je me dirige vers cette vallée et arrache des brassées de fleurs ; que je place sur ces tombes grises. Je répète le trajet entre le cimetière et la vallée des dizaines de fois. La proportion de ces dernières demeures dépourvues de la moindre couleur ; est faible. Mais je peux en compter plusieurs centaines ; peut-être cinq ; mais je les pare chacune de la plus belle manière possible. Lentement, j'arrive vers les dernières rangées du cimetière ; celles réservées aux criminels. La majorité sont tout de même ornées de quelques roses, mais certaines restent vides. Alors je réeffectue les mêmes gestes, et retourne dans la vallée prendre une dernière brassée, pour ces derniers frères et sœurs de solitude. J'arrive au niveau d'une nouvelle tombe grise toute simple, sans rien autour. Je prends les dernières parures qu'il me restait, et les pose avec délicatesse. En me relevant, mes yeux lisent automatiquement le nom du mort. Cyril Danvers.Ce nom ne devrait rien m'évoquer, pourtant, il me rappelle un passé que j'aurais préféré oublier. Mes mains laissent tomber les roses noires, que je tenais depuis le début ; et mon corps refuse de bouger. A côté de moi, je sens une présence ; en tournant la tête de manière mécanique ; je vois que Eden m'a rejoint. Ses yeux sont bouffis par les larmes, ce qui me serre le cœur. D'une voix surprise, il me demande, en me désignant plusieurs tombes colorées :-C'est toi qui as fait ça ? Les mots ne franchissent pas ma bouche, alors je me contente de simplement hocher la tête ; les yeux fixés sur la tombe de Cyril Danvers. Remarquant mon silence, il me questionne :-Tu connais ce type ? Ça fait au moins cinq minutes que tu es devant cette tombe.Cinq minutes ? Je pensais qu'il ne s'était passé que quelques secondes ; mais je me trompe donc. Eden finit par observer la photo de Cyril Danvers et remarque :-Il me rappelle quelqu'un... Peut-être que je le connaissais. Mes muscles se dérouillent enfin et je ramasse les roses noires éparpillées sur le sol. Je finis par en poser une sur la sépulture de cet homme. En me relevant ; je dis à Eden d'une voix mal assurée :-Je te présente mon père. Cyril Danvers. -Ton père ? Mais tu m'as dit t'appeler Kayleen Easton. -J'ai changé de nom il y a quelques années. C'est celui de ma mère. -Tu ne m'avais pas dit qu'il était mort. -Je ne le savais pas, je murmure. Eden accueille cette information et semble étonné, peut-être même choqué. Mais il me regarde de la tête aux pieds et s'enquiert simplement-Tu tiens le coup ? Tu veux que je te raccompagne chez toi ? Ou alors que je te laisse seule ? Je comprendrais que ça te touche. Malgré tout ce qu'il a fait, c'était ton père. C'est normal que tu sois touchée. Je ne peux plus prononcer un mot. Ma gorge est enflée par les larmes. Mes jambes ne me portent plus et je tombe à genoux. Eden s'accroupit et m'enlace. Je peux sentir son odeur musquée, mais cela ne me fait aucun effet. Les larmes coulent sur sa chemise blanche sans s'arrêter ; mais il continue à m'enlacer ; jusqu'à ce que les flots se tarissent. S'il savait...-Cinq, je finis par lâcher.Il me regarde, ses grands yeux si noirs qu'on n'en distingue pas la pupille, marqués par l'incompréhension. Je me souviens qu'au premier abord, je n'avais pas trouvé Eden particulièrement beau, mais je réalise désormais que je me suis trompée. Ses traits ne sont pas particulièrement originaux, ni particulièrement marquants ou même harmonieux. Mais il dégage une aura spécifique, quelque chose que je ne pourrais pas décrire ni avec des mots ni avec des émotions ; qu'l faut simplement voir pour comprendre. Et il y a ce petit quelque chose de séduisant dans son visage volontaire ; marqué par la douleur mais avec une part de joie et d'espoir dans ses yeux. Il n'est pas intimidant ; mais ça y ressemble curieusement. -Cinq, je souffle une nouvelle fois. Je déglutis ; avant de poursuivre :-Je suis responsable de la mort de cinq personnes. Je fonds en larmes en répétant :-J'ai tué cinq innocents.
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