Chapitre 4 - L'étoile-néon
Les enfants étaient surexcités. Ils étaient comme ça à chaque sortie : quitter la monotonie de la salle de classe les énergisait, et même si Émilie les comprenait parfaitement, elle devait veiller à leur sécurité, ce qui était bien plus compliqué en dehors de l'enceinte protectrice de l'école. L'aide de l'assistante éducatrice et d'un parent d'élève n'était pas de trop pour veiller à ce qu'aucun enfant ne se stoppe sur la route ou n'entre en collision avec des passants.
Émilie fut soulagée lorsque le groupe put entrer dans le planétarium. Rapidement, elle répartit les enfants sur les rangées de sièges les plus proches de la porte, gardant une place à une extrémité pour elle, une autre au milieu pour l'assistante, et enfin une à l'autre bout de la zone occupée par les enfants, pour le père du petit Mathis. Lorsque tout le monde fut installé et à peu près calme, elle se dirigea vers le centre de la grande pièce circulaire, grand sourire aux lèvres afin de saluer Théo. Lorsqu'il lui avait proposé de réserver un créneau pour sa classe, Émilie avait tout de suite été très enthousiaste : lorsqu'aucune idée particulière ne traversait les esprits des enseignants ou de la directrice, les sorties se limitaient à une balade au parc le plus proche avec pour but de dessiner quelque chose. Une séance au planétarium c'était une super idée. Émilie en était sûre, les enfants allaient adorer toutes ces jolies lumières au-dessus de leurs petites têtes rêveuses.
Après avoir salué Théo, et après aussi l'avoir une fois de plus remercié pour sa proposition, Émilie rejoignit sa place, avertissant l'un des enfants que s'il n'arrêtait pas de donner des coups de pieds dans le siège de son voisin de devant, il allait passer la séance assis par terre, tout seul dans une allée.
Les spots s'éteignirent doucement, laissant la place à une multitude de lueurs pâles, partout sur le plafond en forme de dôme. Un premier murmure admiratif s'éleva du petit groupe d'enfants, et tous se turent complètement. La voix de Théo les remplaça bientôt, et il commença à leur expliquer tout un tas de choses sur l'univers, et plus particulièrement sur le Système Solaire. Il y avait beaucoup d'informations, mais formulées de façon simple et claire, et Émilie était certaine que chacun trouverait une poignée de renseignements à mémoriser.
Les enfants semblaient aux anges. Ils étaient calmes, ils écoutaient attentivement, ils posaient des questions à Théo, ils s'émerveillaient en voyant défiler les boules de plasma, les astéroïdes et les planètes bariolées qui habitaient le planétarium.
Lorsque la séance prit fin, tout le monde était ravi. Le reste de la journée fut particulièrement productif : grâce à Théo, les enfants avaient envie d'apprendre et ils demandèrent d'eux-mêmes à Émilie de leur en apprendre un peu plus sur l'espace.
C'est donc d'excellente humeur qu'Émilie acheva sa journée de travail. Et, alors qu'elle attendait Marius au portail de l'école, elle envoya un SMS à Théo pour le remercier encore une fois de cette proposition de sortie scolaire qu'il lui avait faite. La réponse de Théo arriva au moment où Émilie repartait de chez Mathilde et Tatiana.
C'était avec plaisir Émilie ! Vraiment !
Au fait, ça te dirait de venir manger chez moi ce week-end ? Viens avec Baptiste, Marius, Tatiana et Mathilde ! J'aimerais beaucoup rencontrer tout le monde pour de vrai ! :)
⁂
Avec Mathilde, Tatiana, Baptiste et Marius, Émilie montait les marches menant au troisième étage de l'immeuble indiqué par Théo. C'était samedi soir, et ils avaient accepté l'invitation du nouvel ami d'Émilie. S'étant tous mis d'accord pour conclure que Théo était trop gentil de les avoir tous conviés, ils avaient obligé leur hôte à accepter qu'ils apportent le dessert, et ils avaient ajouté des petits cadeaux pour Théo, comme une boîte de caramels et un panier garni.
Marius fut le premier à atteindre le palier du troisième étage. Ses pas sautillants restèrent silencieux grâce à l'épais tapis qui couvrait le parquet, et rapidement, l'enfant se retourna vers ses accompagnateurs, les enjoignant d'un geste pressé à le rejoindre au plus vite.
« On a bien fait de pas lui confier le gâteau », se félicita Mathilde en songeant à l'état dans lequel se trouverait le dit gâteau s'il avait été secoué dans sa boîte en carton lors de la course de Marius.
Alors que Tatiana confirmait les dires de sa bien-aimée d'un hochement de tête, le petit Marius rit d'un rire léger tout en levant une main vers la sonnette. Ses doigts restèrent en suspens au-dessus du petit bouton circulaire, dans l'attente d'une parole désapprobatrice de la part de l'un des adultes qui l'accompagnaient. Puisqu'aucune ne vint, Marius actionna la sonnette, et le petit groupe attendit au pied de la porte que des bruits de pas s'approchent depuis l'intérieur de l'appartement.
« Salut tout le monde ! les salua gaiement Théo en leur ouvrant avec un grand sourire. Entrez vite ! »
Et une super soirée commença. Théo posa des tas de questions, des tonnes d'anecdotes drôles furent échangées, et ce fut comme s'ils tissaient tous de nouveaux liens pour former un groupe d'amis, une petite famille élargie. Lorsque Mathilde, Marius, Émilie et Baptiste quittèrent l'immeuble de Théo quelques heures plus tard, ils avaient tous encore le sourire aux lèvres, le rire aux yeux et l'agréable sensation d'avoir fait la connaissance de quelqu'un de super.
Ravie, Émilie attrapa la main de Baptiste pour la serrer dans la sienne en souriant. Elle bénissait la carte du ciel oubliée sur le sol du café quelques semaines plus tôt.
⁂
L'amitié de Théo et Émilie se renforça au fil des jours. Ils échangeaient par messages, se donnaient rendez-vous au café, se croisaient au planétarium, s'invitaient à tour de rôle pour un apéro ou un repas. Émilie avait la nette sensation d'avoir trouvé l'un de ces amis qu'on ne perd jamais de vue malgré les années qui passent, l'un de ces amis dont le soutien ne s'étiole pas malgré les kilomètres.
Alors, lorsque trois semaines après le premier dîner chez Théo, Émilie reçut un appel de la police pour la prier de témoigner à propos d'une histoire de parents d'élèves mécontents, elle avait beau être perplexe, elle ne songea pas un instant qu'il pouvait s'agir de tout autre chose, d'un souci concernant Théo.
Assise face à un bureau jonché de dossiers, Émilie écoutait nerveusement les présentations du policier qui l'avait convoquée.
« Je ne vous ai pas fait venir à cause du petit Thomas et de ses parents », avoua soudain l'homme d'une trentaine d'années avec un regard désolé.
Les sourcils sombres d'Émilie ne se froncèrent même pas. Elle était installée depuis à peine deux minutes sur cette chaise trop rigide, elle n'était entrée dans le commissariat que depuis vingt minutes tout au plus, et ce revirement de situation était trop brutal pour l'extirper efficacement du schéma tout fait qu'elle avait envisagé. Expliquer que Thomas et Lucie sont tous les deux responsables de ce qui s'est passé, insister sur le fait que les parents de Thomas ne devraient pas porter plainte pour une griffure sur le bras et convaincre qu'il serait plus productif de régler ça directement entre les deux enfants, sans passer par l'intermédiaire de la police.
« Quoi ? réagit finalement Émilie. Mais je croyais que ses parents portaient plainte contre ceux de Lucie à cause de leur bagarre en récré et que vous aviez besoin de ma déposition pour monter le dossier...
— C'est ce que je vous ai dit au téléphone, c'est vrai, concéda le policier en soulevant légèrement les mains de son bureau dans un geste calme qui se voulait sans doute apaisant. Mais c'était pour ne pas éveiller les soupçons de votre entourage et pour ne pas vous inquiéter... Ce dont j'ai à vous parler est malheureusement autrement plus grave qu'une bagarre entre deux enfants... »
Émilie avait l'impression que l'inspecteur cherchait à amener le prochain sujet avec autant de douceur que possible. Mais cette technique n'avait rien d'apaisant aux yeux de l'institutrice. Elle voyait cette manœuvre comme une manipulation plus que comme une démarche purement bienveillante. Élevant un peu la voix, persuadée que sans cela les tremblements de ses cordes vocales noieraient totalement le message, elle empêcha le policer de poursuivre :
« Je vous en supplie, arrêtez de tourner autour du pot et dites-moi ce que je fais ici ! »
L'inspecteur hésita encore un instant. Son regard passait de l'œil gauche à l'œil droit d'Émilie. Il tentait vraisemblablement de s'assurer qu'il pouvait se permettre d'annoncer enfin ce qui valait la peine de convoquer quelqu'un sous un faux prétexte.
« Il y a peu de temps, vous avez fait la connaissance d'un homme qui travaille au planétarium, c'est bien ça ? demanda le policier en reposant son stylo sur son bureau avant de plaquer doucement ses mains sur la surface en bois clair masquée par diverses feuilles blanches et colorées.
— Oui, et ?
— Madame, il est soupçonné de meurtre. De plusieurs homicides volontaires, même.
— Je vous demande pardon ? lâcha Émilie après une pause hésitante, horrifiée.
— À ce stade il s'agit de plus que de simples soupçons, à vrai dire.
— Je ne comprends pas..., souffla Émilie alors que sa mâchoire se crispait et que ses poumons semblaient se raidir dans sa cage thoracique.
— Il a tué principalement des enfants. Il doit les repérer au planétarium ou quand il fait des conférences à l'extérieur. C'est comme ça qu'on a enfin réussi à l'identifier.
— Non, fit Émilie avec la brusquerie qui naît de la peur. Pourquoi est-ce qu'il...
— Il voulait très probablement en apprendre plus sur votre famille et sur vous, peut-être pour vous faire disparaître vous aussi, ou en tout cas pour s'assurer que vous ne pourriez pas le démasquer si un jour une image à la télé ou un article de presse éveillait...
— Théo n'a...
— Il ne s'appelle pas Théo Demare », la contredit le policier en poursuivant ainsi la tradition de coupures de parole qui venait de s'instaurer entre eux.
Émilie dévisagea l'officier de police. Elle allait le prier d'en dire plus, mais il prit les devants au moment où elle commençait à ouvrir la bouche.
« Théo Demare est l'une de ses victimes. C'était un enfant de six ans. Son corps a été retrouvé partiellement démembré au bord d'une rivière, il y a deux mois. Il avait disparu au cours d'une soirée d'observation organisée par un club d'astronomie, c'est là que le suspect a dû récupérer la carte du ciel. »
Tout en parlant, le policier avait sortit délicatement la carte du ciel en question d'un dossier, exhibant en premier le verso et son inscription enfantine, avec le nom de cet enfant qui n'écrirait plus jamais. Lorsque Émilie eut eu le temps de reconnaître la carte du ciel, l'enquêteur la déposa sans bruit sur la table.
« Nous l'avons retrouvée en perquisitionnant le domicile du suspect, expliqua-t-il. Il a dû la prendre au petit garçon pour rendre l'identification du corps plus compliquée, mais il a visiblement oublié de s'en débarrasser. En la voyant, et en le voyant lui vous êtes devenue une menace... »
L'homme continuait à parler.
Émilie commença à pleurer. Peut-être comme le garçon lorsqu'il a supplié son ravisseur de le laisser retourner auprès de sa famille.
En silence. Le même silence que celui, éternel, du petit Théo.
Elle voyait d'horribles images, des images où son petit Marius subissait le même sort que Théo. Par sa faute, parce qu'elle avait ramassé cette carte du ciel. Ce stupide morceau de carton plastifié.
La carte du ciel sur la table laissait maintenant voir les constellations, le cadran regroupant les dates, et le regard d'Émilie restait douloureusement fixée sur la petite carte ronde, malgré les larmes qui faisaient trembler sa vision. Malgré son corps qui était parcouru de spasmes nerveux, de sanglots.
Le monde n'était plus que masse floue et clignotante à cause du néon le plus à droite du bureau. Chaque vacillement lumineux rappelait à Émilie toutes les étoiles filantes que le petit Théo ne verrait jamais. Et les larmes envahirent tellement le champ de vision d'Émilie qu'elle ne vit bientôt plus qu'une brume constellée, sur une table blanche qui reflétait une étoile-néon.
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