Chapitre 2 - Doux foyer

Les journées d'Émilie étaient toujours épuisantes, mais même si elle était rincée en quittant la cour de l'école primaire, elle se sentait bien. Maintenant, appuyée contre la grille à la sortie de l'école, sa lourde sacoche verte posée à ses pieds, Émilie était détendue : pas de courses à faire ce soir, juste quelques copies à corriger et le programme des cours du lendemain à peaufiner.

Soudain, une petite tête blonde sautillante se dirigea vers elle, et un joyeux « Coucou, tata ! » se détacha des cris qui peuplaient la cour ainsi que les abords de l'école. « Coucou, Marius ! » répondit Émilie en souriant. Le petit garçon aux cheveux blonds bouclés vint faire un câlin à sa tante, et cette dernière répondit à son étreinte alors que son sourire s'élargissait pour prendre une couleur attendrie. Marius relâcha Émilie, et tous deux prirent la direction de la petite maison dont la sœur d'Émilie était propriétaire avec sa femme.

« Alors, c'était bien l'école ? demanda Émilie en prenant la main de Marius pour traverser la route.

— Ouais ! Avec Tom on a inventé un nouveau jeu avec les fluos et les gommes : on fait une tour de fluos, et après on se sert de notre gomme comme d'un dé. Y a un dessin de chaque côté de la gomme, alors on la lance et si ça tombe sur « oups » on doit retirer un fluo de la tour, si ça tombe sur « ouf » on peut passer notre tour, et si c'est « super oups » on doit enlever le bouchon d'un fluo ! Et le premier qui fait tomber la tour a perdu ! expliqua gaiement Marius en sautant à pieds joints de bande blanche en bande blanche sur le passage piéton.

— Ça doit être super compliqué ! remarqua Émilie.

— Oui ! Mais on ferme pas les fluos jusqu'au clic quand on fait la tour, sinon ça serait impossible ! Par contre quand les bouchons sont retirés faut faire gaffe après parce que si on a des traces de fluo sur les mains on perd des points. Ah oui j't'ai pas encore dit ça ! Si personne ne fait tomber la tour, on compte les fluos qu'on a récupérés : +1 point par fluo, -1 par trace.

— Ça a l'air amusant, dommage que je puisse pas essayer au travail... Et tu as beaucoup gagné ?

— Oui, parce que Tom a fait tomber la tour beaucoup plus souvent que moi ! Par contre j'ai perdu pas mal de points sur les parties où on réussissait à enlever tous les fluos... »

Tout en répondant, Marius avait levé sa main qui ne tenait pas celle de sa tante. Émilie découvrit alors que la petite main bronzée était piquetée de taches bariolées. Toutes ces couleurs mélangées de façon parfaitement hasardeuse lui rappelèrent les goûts vestimentaires de sa sœur quand elle était petite.

« Oh... bon bah en rentrant tu te laveras bien bien les mains, discrètement. »

Marius hocha la tête, mais Émilie s'arrêta soudainement, prenant un air solennel.

« Et qu'est-ce que tu dis à ta mère si elle te demande ce que je pense de ce nouveau jeu ?

— Que c'est bien de s'amuser mais que l'école c'est fait pour apprendre et travailler, et qu'il faut être attentif en cours !

— Parfait. »

Émilie adressa un sourire ravi et complice à son jeune neveu, puis ils reprirent le chemin de la maison de Tatiana et Mathilde.

La porte s'ouvrit sur les dents un peu trop grandes de Mathilde, Mathilde qui souriait aux deux nouveaux arrivants.

« Hey ! T'as pas tes clés, Émilie ?

— Les clés c'est pour venir arroser les plantes quand vous êtes en vacances, ou si vous êtes pas là quand Marius a terminé l'école », fit Émilie dans un haussement d'épaules.

Avant que Mathilde ait pu réagir à l'explication, Marius partit en courant dans la maison, rasant le mur du couloir de l'entrée pour éviter de percuter Mathilde.

« Qu'est-ce qui lui prend ? » s'étonna la belle-sœur d'Émilie.

Les deux femmes entendirent l'eau couler du robinet de la cuisine, à quelques mètres de l'entrée, et Émilie sourit :

« Il doit être pressé de prendre son goûter, et il sait qu'il doit avoir les mains propres pour manger.

— Haha pauvre enfant, tu m'avais pas dit que les écoles affamaient les élèves !

— C'est un secret d'État », chuchota Émilie en plaçant sa main gauche près de sa bouche comme pour rendre sa déclaration confidentielle.

Mathilde éclata de rire, son rire étonnamment plus grave que sa voix. Ses cheveux noirs et frisés étaient attachés en chignon haut, laissant apparaître ses oreilles légèrement trop basses par rapport à son visage. Une fois, Tatiana avait confié à Émilie qu'elle pensait que cette position était un don qui donnait à ses grands sourires l'air plus grands encore : Mathilde avait souvent le sourire jusqu'aux oreilles, et Tatiana était d'avis qu'il manquait une nouvelle expression pour décrire ceux qui montaient plus haut, ceux qui étaient plus beaux encore.

« Entre, Émilie, Tatiana va bientôt arriver. Tu vas prendre le goûter avec nous ! »

Émilie accepta, et elle entra, s'essuyant les pieds sur l'épais tapis couvrant une bonne partie de l'entrée.

« Merci d'avoir ramené Marius, tu sais j'aurais pu le faire, je suis en congé, dit Mathilde en marchant vers la cuisine-salle à manger.

— T'es en congé maternité, Mathilde. Et même si j'ai pas d'enfant, je sais qu'un congé maternité c'est tout sauf reposant. Marius est mignon comme tout, et il est dans l'école où j'enseigne, en plus vous habitez qu'à dix minutes de marche de l'école. Alors tu ferais mieux de t'y faire, parce que je vais continuer à le ramener. »

Mathilde offrit un sourire reconnaissant à sa belle-sœur, et ses dents blanches ressortirent sur sa peau ébène.

« Marius, j'ai racheté des céréales, elles sont dans le placard, annonça alors Mathilde au petit blond qui se séchait les mains. Mais prends un fruit aussi s'il te plaît. Hé, on s'est pas vus ce matin, tu me dis pas bonjour ?

— Oups ! Bonjour, Mathilde ! »

Marius laissa le torchon pour les mains et il courut, jusqu'à atteindre Mathilde pour lui faire un câlin. Derrière Mathilde, Émilie regardait les deux membres de la petite famille recomposée, sourire aux lèvres. Marius détacha alors une main de Mathilde pour la montrer victorieusement à sa tante. Les traces de ses prouesses fluos ne subsistaient plus qu'à l'état de résidus presque invisibles, et il ne resterait plus rien de ces preuves après la douche. Alors, le sourire d'Émilie s'élargit, et elle leva son pouce droit, poing refermé. Ce petit échange clandestin achevé, Mathilde et Marius se séparèrent, et le petit garçon sortit une boîte de céréales du placard près de la fenêtre qui donnait sur un petit jardin.

« Chocolat chaud ? » proposa Mathilde en se retournant vers Émilie.

Un rire amusé anima le visage de Mathilde lorsqu'un hochement de tête et des yeux écarquillés répondirent à sa proposition.

Autour de la table ronde de la cuisine, Mathilde, Émilie et Marius étaient installés depuis une petite dizaine de minutes lorsque la porte d'entrée s'ouvrit. Mathilde berçait doucement la toute petite Azénor, et Marius mangeait une clémentine tout en écoutant les explications d'Émilie, qui l'aidait à faire ses devoirs tout en sirotant le chocolat chaud que sa belle-sœur lui avait préparé. Le lait chocolaté était très chaud, pourtant Émilie n'utilisait pas l'anse de son mug pour que sa dégustation soit plus agréable ; Émilie n'utilisait jamais les anses des tasses ou des mugs, elle se contentait de saisir le contenant par le dessus, les doigts vers le bas, pour limiter tout de même le contact de sa main avec les zones les plus brûlantes.

« Bonsoir la famille ! » salua Tatiana en entrant dans la cuisine.

Son beau regard bleu s'illumina dès qu'il se posa sur Mathilde. Émilie avait toujours été jalouse de ses yeux : ces deux iris bleu égyptien ressortaient merveilleusement sur le visage bazané, telles deux azurites brillantes.

Tatiana vint embrasser Mathilde, puis elle caressa la joue d'Azénor avec un sourire immense. Elle prit le visage de Marius entre ses mains tout en déposant un baiser sur son front, et elle termina son petit tour en étreignant Émilie, qui avait reposé son mug en souriant.

« Rebonjour, frangine ! la salua joyeusement Tatiana. Oh, pendant que t'es là, faut absolument que je te raconte ! ajouta-t-elle brusquement alors qu'elle se laissait tomber sur la dernière chaise libre.

— Quoi donc ? l'encouragea Émilie, sa curiosité éveillée par la soudaine énergie de sa sœur, énergie qui promettait un ragot des plus croustillants.

— Au boulot aujourd'hui y a eu des entretiens d'embauche pour un poste de communication, du coup on a croisé pas mal de candidats dans les couloirs toute la journée. Et devine qui j'ai croisé ? »

Tatiana avait posé ses coudes sur la table, et, s'appuyant sur ses avant-bras, elle s'était penchée en avant avec empreint sur le visage l'air ultime du suspense. Sa sœur, ignorant totalement qui Tatiana pouvait bien avoir vu au centre de recherches sociologiques, leva les paumes de ses mains vers le plafond tout en haussant les sourcils pour assurer qu'elle donnait sa langue au chat.

« Ta dernière ex !

— Sarah a postulé à ton boulot ? s'étonna Émilie alors que ses sourcils faisaient le chemin inverse pour se froncer dans une expression perplexe.

— Yep ! Bon, à tous les coups elle se souvenait pas que je travaillais ici, mais bref. Du coup on a parlé un peu, tu sais, les questions-types des gens qui se forcent à socialiser. Eh bah elle s'est fait virer de son job y a un mois ! Alors du coup moi je lui ai dit que pour toi tout se passait bien, j'ai parlé de ton mariage avec Baptiste, j'ai dit que ton boulot te plaisait beaucoup et que t'étais heureuse comme jamais !

— Tatiana ! T'abuses quand même, c'est pas sympa..., la réprimanda doucement Émilie.

— J'ai jamais dit que ça l'était ! Et puis franchement ça va, j'aurais pu faire pire ! Je lui ai adressé la parole, je l'ai pas frappée, et en plus je lui ai dit bonjour et au revoir, alors oh...

— Haha mais Tatiana, ça ne t'autorise pas à...

— Mais elle est méprisante cette fille ! objecta Tatiana. Elle t'a fait pleurer !

— C'est pas parce que ça a pas collé entre nous qu'elle mérite d'être rabaissée...

— Si ! Bien sûr que si ! »

Mathilde, toujours en train de câliner sa toute petite fille, adressa un discret signe de tête à Émilie, pour la dissuader de poursuivre le débat. Tatiana, en grande sœur protectrice, manquait cruellement d'objectivité lorsqu'il s'agissait d'Émilie. Si l'on ajoutait à ça la nature un peu trop conciliante et pas assez rancunière d'Émilie, il n'y avait que peu de chance de parvenir à un consensus.

« Moi aussi j'ai un truc à raconter ! dit alors Émilie pour changer de sujet. Tu sais ce matin, quand t'es partie presque en courant du café ? »

Et Émilie conta à sa sœur, à sa belle-sœur, à son neveu, et à sa nièce – bien que cette dernière ne comprenait et ne s'intéressait que peu à la conversation – l'histoire de Théo et de sa carte du ciel. Perplexe mais poli, Marius avait attendu la fin du récit pour demander ce que c'était qu'une carte du ciel, et après l'explication et un « Aaaah ! » gonflé de la joie de l'acquisition d'une nouvelle connaissance, Tatiana commenta l'histoire de sa sœur :

« Mais c'est fou, pile au moment où t'attendais un petit coup de fouet pour commencer la semaine de bonne humeur !

— T'as vu ça un peu ? renchérit Émilie en souriant. J'adore les amitiés qui commencent comme ça.

— Wowowow. Doucement, il a l'air sympa ce type, mais tu peux pas savoir si vous allez devenir amis, temporisa Tatiana.

— Oui oui mais y a pas de raison : le feeling passe super bien, et il est dans le quartier donc on va se recroiser.

— Est-ce qu'il est beau ? intervint soudain Mathilde avec un air songeur.

— Hein ? s'étonna Émilie.

— Par rapport à Baptiste je veux dire.

— Ah, ça, c'est une bonne question, lâcha Tatiana en levant un index vers le ciel.

— Non non, il est pas plus beau que Baptiste, et même si c'était le cas ça le rendrait pas jaloux, il sait bien que j'ai pas passé sept ans de ma vie avec lui pour me barrer avec le premier mec beau qui fait tomber un truc par terre dans un café. Quand je vais lui raconter l'histoire je suis sûre qu'il va juste trouver ça amusant, et éventuellement me demander de poser de sa part une question à Théo la prochaine fois que je le verrais, du genre « Il en est où Voyager I ? » ou « Comment ça fonctionne exactement les voiles solaires ? ». D'ailleurs, je vais rentrer, Baptiste doit être revenu du boulot.

— Ça marche, le bonjour au mari, et puis à demain ! lança Tatiana.

— À demain tout le monde ! » fit Émilie en se levant.

Elle mit son mug et sa petite cuillère dans le lave-vaisselle, puis elle salua toute la petite famille avant de reprendre sa sacoche et de partir, raccompagnée à la porte par Mathilde malgré les protestations d'Émilie qui lui répétait que c'était pas la peine.

Une petite heure plus tard, Émilie raconta sa journée à Baptiste pendant qu'ils étaient tous les deux occupés à préparer le repas du soir. Comme prévu, Baptiste trouva amusante la drôle de rencontre au café, et, relevant ses beaux yeux noisettes de la planche à découper, son charmant visage aux traits fins assombris par une mèche de ces cheveux châtains bouclés qu'Émilie adorait, il offrit un sourire curieux à sa femme :

« La prochaine fois que tu le croises, tu pourras lui demander ce que c'est que cette histoire d'univers fini mais non-borné ? J'ai compris les très grandes lignes, mais je suis quand même pas bien sûr, lui il devrait savoir comment l'expliquer... »

Un grand sourire étira les lèvres d'Émilie, et elle hocha la tête vivement. Son sourire s'intensifia encore lorsqu'elle vit l'air ravi de son mari. Elle adorait sa vie.


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