Chapitre 15
Nous nous postons à la lisière de la forêt. La nuit est tombée sur Atorn. Le satellite éclaire aisément la plaine. Nous avons une très bonne vue sur la cible. Au loin, nous voyons des lumières chaudes s'approcher. Nous nous mettons en joue et nous patientons.
Manny et Bobby se taisent, à côté de moi. Ce qui est très anormal quand on les côtoie assez pour savoir que ce sont de grosses pipelettes, ces deux-là. C'est limite stressant de ne pas les entendre. En général, ils parlent quand tout va bien.
Ils portent des arcs et des flèches comme tout le monde, sauf moi. Ils sont calmes, sereins. Tout le contraire de moi.
J'espère que Tania va bien.
Les lumières se rapprochent et pénètrent enfin le terrain de Faniath. Heureusement que nous sommes cachés par les feuillages. Sinon, à cause de l'éclairage haut dans le ciel, nous serions perdus. Les soldats rouges disposent les torches de feu en cercle tout autour de l'arbre, sur un rayon de vingt mètres. Plusieurs autres soldats, par paires, ramènent les caisses d'explosifs autour de l'arbre.
Je vois Jera Schwaps arriver, entouré de deux gardes armés jusqu'aux dents.
Celui qui arrose ne veut pas se faire arroser !
Tobias nous a dit que nous devions les abattre pendant qu'ils disposaient les bâtons.
On entend un sifflement d'oiseau. En réalité, c'est le même signal que celui que l'on a mis en place pour repérer l'arrivée des intrus. Tobias vient de le reproduire.
D'un seul homme, nous visons le ciel pour lancer la volée. Sauf moi. Je dois viser directement les soldats.
Dans un bruit très discret, les pointes volent en cloche sur les tâches rouges au sol. Et dans un fracas sourd, les corps tombent un à un. J'appuie sur la détente et plusieurs flèches blanches partent de mon arbalète. Puis de la forêt d'en face, les autres décochent leurs flèches à leur tour.
Je vois Jera s'éloigner, la tête baissée, vers la forêt. Personne n'a dû le remarquer. Et il va s'en tirer tout seul, sans une égratignure, en laissant derrière lui ses sous-fifres. Quel lâche !
Nous continuons d'abattre les survivants. Une fois cela de fait, des éclaireurs sont partis vérifier si d'autres ne sont pas tenu à l'écart pour nous bondir dessus une fois redescendus de nos cachettes.
Nous attendons quelques minutes. Le signal retentit et tout le monde a l'air subitement soulagé. Pas moi.
Si Jera a su s'éloigner à temps, il a pu prévenir ses supérieurs – dont mon père. Ils reviendront à la charge. C'est certain.
_ Tu vois, j'te l'avais dit ! Ils sont faibles, ces guignols !, ricane Manny.
_ Pour une fois, on est d'accord, hein Manny ?, répond son cousin.
Je souris faiblement et regarde les autres descendre des arbres. Je les suis et une fois à terre, la vision d'horreur s'offre à moi sur un plateau d'argent.
Du rouge. Que du rouge. Confondus entre les uniformes des morts qui jonchent la terre du village et leur sang qui continue de jaillir de leur blessure.
Je m'avance et garde la tête baissée pour voir si tout le monde est bien achevé. Cela ne fait aucun doute.
Voir tous ces corps me donne un haut-le-cœur. Mais si jamais Acropolis vient à mettre la main sur le Pluratium... C'est ce qu'il risquera d'arriver si nous ne faisons rien. Et je m'y refuse. Il ne faut pas que cela arrive. Je...
_ NAM ! FAIS GAFFE !
Et là, tout ralentit.
Je relève la tête et vois Tobias lever son arc et viser quelque chose derrière moi. Je me retourne et vois un homme, allongé au sol, habillé de rouge. Il a une flèche planté dans le dos. Il grimace.
Je baisse encore les yeux et remarque sa petite arme, pointée vers moi. Et dans un cri, il appuie sur la détente.
_ NON !
Un corps passe devant moi, mais je ne bouge pas. En même temps que la balle est partie, la flèche a transpercé le crâne de mon assassin. Une giclée de sang part vers la droite pour dévier vers la gauche. L'arme tombe ainsi que la tête du soldat.
Mon rythme cardiaque reprend un rythme normal et plus aucun bruit ne se fait entendre à des mètres à la ronde. Sauf un.
Une respiration, courte et saccadée par des soubresauts, sur la droite. Je détourne la tête du corps rouge sang et remarque un autre corps plus petit. Couvert d'un tissu fin et marron avec, en plein milieu de la poitrine, une tâche rouge qui s'agrandit à vue d'œil. Des cheveux y baignent. Ils sont longs. Et un visage se laisse discerner au centre des mèches qui remontent sur le haut du crâne de la personne. Ma voix vole au-dessus d'elle.
_ TANIA !
Je m'agenouille tellement vite que mes genoux en pâtissent et réprimandent la douleur que les pierres leurs infligent. Mes yeux sortent de leurs orbites et je place mes mains au-dessus de son corps frêle de jeune fille d'à peine quinze ans. Je n'ose pas la toucher. Je ne veux pas qu'elle ait mal. Mais j'y suis obligée.
Je presse mes mains sur le trou dans son vêtement qui n'arrête pas de laisser s'agrandir la tâche.
_ Non... Non... Ne me fait pas ça... Tania, je t'en supplie..., pleuré-je.
Elle lève sa main tremblante vers le haut de mon bras et agrippe mon épaule. Ses yeux sont apaisés, comme si elle ne souffrait pas le moins du monde.
_ Nam... C'est mon choix...
_ Non, mais t'es dingue ! Tu devais rester... En bas avec les autres... Avec Zina...
_ Elle ne m'a... Pas vue... Je ne suis jamais... Descendue en bas, je... Suis restée dans... L'arbre...
Je n'arrive pas à y croire. Je devais tout faire pour la sauver !
_ Je devais te protéger... Pourquoi tu n'as pas écouté ?
Mes yeux commencent à me brûler sans même que je le veuille.
_ Parce que... Tu comptes plus que moi... Tu vas nous sauver, Nam... Je...
_ Arrête de dire des bêtises... Economise tes forces... Tu vas t'en sortir... Tu vas guérir très vite, tu verras, Tania...
_ Tu... Tu dois... Aider Kasey... Tu dois protéger Faniath et... Continuer de croire en la paix dans ce monde...
Elle ne finit pas sa phrase. Elle ne la finira jamais, d'ailleurs. Ses yeux deviennent de plus en plus vides, absents. Et moi, je suis désemparée.
_ Tania ? Tania, réponds-moi ?
Elle regarde au-dessus de ma tête. Elle regarde le satellite et les étoiles l'accueillir à bras ouverts, éclairée par les torches qui éclairent sa peau friable. Mais je refuse de la laisser partir. Je m'y refuse.
_ Tania ! Tania, réveille-toi, merde ! Finit de jouer !
Je la secoue par les épaules. Je continue ensuite de presser mes mains ensanglantées sur sa poitrine mais rien n'y fait. Elle doit se réveiller !
_ Tania... Reste avec moi ! Tania ? Tania ! Merde !
Je secoue la tête et mes larmes tombent, ainsi que ma colère.
_ MERDE !!!!
Je plonge sur elle et m'avachie sur son corps, lâchant des flots et des flots d'eau salée sur elle. Je serre fort dans mes doigts le tissu de sa robe marron et continue de pleurer. Sans arrêt. Jusqu'à ce que des mains saisissent mes épaules et me forcent à me relever. Et à lâcher Tania.
Ma petite sœur.
_ Non, lâchez-moi ! Je dois la protéger ! Tania !
_ Nam, c'est rien. C'est fini.
Kasey me serre contre lui et je m'abandonne, littéralement. Je serre mes mains autour de ses bras m'entourant et continue d'évacuer toute ma rage. Il tire fort ma taille contre son corps et caresse ma tête délicatement.
_ Je devais la protéger... Kasey, je le devais... Pourquoi je n'ai pas réussi ?
_ Elle t'a sauvée, Nam... C'était son choix... Respecte-le et honore sa mémoire en faisant ce qu'elle t'a dit... Ça va aller... Je suis là, maintenant...
Je continue de fondre en morceaux contre Kasey. Mon cœur n'est plus qu'un tas de cendre. Il ne me sert plus à rien, désormais.
*
J'ai froid. Même avec la couverture sur mes épaules, j'ai froid. Je tire sur les bouts pour emmitoufler mon corps davantage mais rien ne marche. Je ne ressens plus la chaleur que j'avais avant. Je ne ressens plus ce feu qui vous évoque la présence d'un être qui compte à vos yeux. Que vous devez absolument préserver des mauvais agissements du monde extérieur.
Je suis une mauvaise personne. Je n'ai pas tenu ma promesse. Loin de là. Je ne suis qu'un être sans cœur qui est égoïste et qui veut le mal de tout le monde autour d'elle.
Depuis que j'ai quitté Acropolis. Et encore, même depuis le moment où mon père a commencé à me battre. Je suis devenue imbuvable, dès lors.
Et Tania en a payé le prix. Par ma faute.
J'aurais dû m'assurer qu'elle était bien au bunker. J'aurais dû la protéger, mieux que je ne l'ai fait pour qui que ce soit. Même en me comptant. Je me déçois au plus profond.
Elle est ma petite sœur. Elle est la petite chose qui m'a permis de m'oublier un peu pendant un moment.
Et me revoilà. La Nam d'avant. Une coquille vide.
Magnifique, n'est-ce pas ?
Une ombre s'agrandit dans la chambre. Mais mes yeux ne quittent pas la couette du lit dans laquelle je suis enroulée, les genoux contre la poitrine, serrant le médaillon que Tania m'a offert.
L'ombre se transforme en corps humain, qui s'assied près de moi. Je pivote un peu la tête sur la gauche et reconnais la corpulence de Kasey. Mes larmes se sont taries depuis que j'ai quitté ses bras, lorsqu'il m'a déposé sur le lit, inactive. Il a mis la couverture autour de moi et est reparti.
Je reviens au point que je convoite depuis près d'une heure maintenant. Une couture, un peu déformée, pas très nette, qui se finit en un fil rebelle sortant de la couette. Il est posé sur une colline formé par mon genou disgracieux. On dirait que c'est un petit corps qui se tient face à moi, la tête courbée. Comme s'il partageait le désarroi dans lequel je suis plongée.
La main de Kasey vient sous mes yeux. Un verre d'eau se présente à moi. Mais je fais non de la tête. Kasey hésite mais le fait disparaitre aussitôt. J'entends le bruit du verre se poser sur sa table de nuit.
Mon regard se repose sur ce fil. Ce fil qui me témoigne toutes ses condoléances et qui prie avec moi pour que Tania aille dans un endroit meilleur qu'Atorn.
Rien que de penser à elle, ça me donne le tournis. Mes yeux me piquent et j'ai mal à la tête. Je ferme les paupières. Tellement fort que je grimace. J'arrive à contrôler la douleur dans ma poitrine, qui s'estompe peu à peu. Et je redeviens calme.
Je repense à Kasey, et son petit frère encore coincé à Acropolis. Il doit lui manquer. Sûrement. Il doit penser à lui tout le temps, aussi.
Je comprends maintenant pourquoi Kasey tient tant à aller à Acropolis. Je comprends ce que c'est que de tenir à quelqu'un.
Et en cet instant précis, je fais une promesse que je tiendrai pour de bon, cette fois.
_ On retrouvera ton frère, Kasey. On retrouvera Cole, je te le promets.
Je saisis sa main et la serre fort dans la mienne en continuant de fixer le fil qui dépasse. Je vois dans le coin de mon œil que Kasey tourne la tête vers moi. Je sens ses doigts faire pression sur les miens.
Je m'en veux tellement.
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