Chapitre 10

 Je suis assise sur le rebord du lit. Je viens de me débarbouiller la figure pour effacer le sens verser à cause des branches dans la forêt.

On a toujours la même chambre. Kasey discute encore un peu avec Tobias. Moi, les jambes repliées contre ma poitrine et les bras croisés sur les genoux, je n'arrive pas à décrocher un mot. Depuis que j'ai compris à quoi servait le Pluratium, je n'ose même pas imaginer comment sera demain si jamais l'Armée met la main dessus.

Demain, Kara discutera avec cet homme, qui a travaillé à Acropolis. Et j'assisterai à l'interrogatoire.

Comment des humains peuvent penser faire une telle chose ? La barrière qui sépare la Capitale du reste du monde ne suffit-elle pas ? Non, il faut qu'ils en rajoutent, encore et encore.

Je n'ai pas recroisé Tania en ressortant du tunnel. Tant mieux. Je n'assumerai jamais de lui dire la vérité. Et encore moins de lui mentir. Je ne veux pas qu'elle ait peur, ou qu'elle perde le peu de confiance qu'il lui reste. Je n'ai jamais vu ses parents. Ils doivent sûrement être dans le village, mais où ?

J'entends quelqu'un monter les marches pour accéder aux cocons. Puis le frottement du rideau que l'on ouvre et referme. Ma tête se tourne automatiquement vers l'entrée de la chambre. Kasey retire ces vêtements, gardant uniquement son pantalon. Il saisit un pantalon en lin et je tourne la tête. Il a sûrement besoin d'intimité pour se changer. Alors je ferme les yeux et lui laisse le temps. Sa voix me réveille quelques secondes plus tard.

_ Ça va ?

_ Oui, oui, dis-je non-convaincue. Et toi ?

_ Oui.

Ok. Nous sommes de parfaits mythomanes, lui et moi. Comment se voiler la face, leçon 1.

Je sens les couvertures se lever et un poids enfoncer le matelas du lit. Je décide de me mettre au chaud dans le lit aussi.

Un silence de plomb se creuse. Et je ne l'aime pas. Surtout quand on garde tous les deux les yeux grands ouverts.

_ Nous sommes de parfaits menteurs.

_ Je suis d'accord avec toi.

Je me tourne vers lui, et il fait la même chose. On se regarde dans le blanc des yeux. Je ne m'en rends compte que cinq secondes plus tard. Mal à l'aise, je me redresse et m'assied en tailleur, les doigts entrecroisés. Kasey s'appuie sur son coude et ne parle pas. Mais je sens son regard peser sur moi. Il faut que l'on pense à autre chose.

_ Ce n'est peut-être pas le moment d'en parler mais..., commence Kasey. Et surtout ne me frappe pas, c'est juste que je suis curieux.

Je tourne la tête vers lui et le fixe pour l'inciter à délier sa langue. Il s'éclaircit la gorge et ouvre la bouche pour sortir des sons.

_ Comment tu t'es fait ça ?

Son regard bascule sur mon dos. Il fallait bien que je lui explique un jour. Il ne me lâchera jamais avec ça, de toute façon. Le plus tôt sera le mieux.

_ Je te le dis si tu me promets deux choses.

Il se met en tailleur, à côté de moi, et me fais oui de la tête.

_ Ne me prend pas en pitié. Et tu devras expliquer à Tania ce qu'il se passe.

_ Bien sûr.

Un poids s'enlève de mes épaules et je me sens plus légère, tout d'un coup. Mais là, on entre sur un terrain miné.

_ Ma mère est morte en me donnant la vie...

Il se décompose. Littéralement. Il regarde partout autour de lui, comme pour chercher une échappatoire mais il n'y en a aucune. Je continue de parler d'une traite.

_ Mon père ne l'a jamais accepté. Il disait que c'était de ma faute. Que je n'aurais jamais dû naître. Et à partir de l'âge de sept ans, il a commencé à me frapper. Il avait toujours cette ceinture en cuir tressée. Elle était à ma mère. C'était sa préférée, il disait. Et dès qu'il en avait envie, il me frappait le dos avec. En me répétant sans cesse que je ne méritai pas de... Tu sais ? Vivre. Et puis...

_ Stop.

Je tourne la tête vers lui. Sa mâchoire est contractée et ses yeux sont orageux. Ses mains tremblent. Il est presque en état de choc.

_ Kasey ?

J'avance ma main vers la sienne. Mais il l'esquive d'un simple mouvement de recul. Je retente ma chance et là, il obéît. Il se laisse faire et se calme peu à peu. Il baisse la tête.

_ Tu n'aurais rien pu faire, Kasey. C'est fait, c'est fait. Plus rien ne pourra changer ça.

Il ne me répond pas. Il évite de croiser mon regard. Il fixe plutôt nos mains jointes au-dessus du drap blanc. Je lâche la sienne quand je commence à ressentir des picotements au niveau de ma paume. Mes mains se rejoignent et nous restons comme ça, baignant dans le noir et le silence.

_ Je suis désolé.

C'est la première parole qu'il sort.

_ Tu es partie quand ? D'Acropolis, je veux dire.

_ J'avais dix-sept ans.

_ Et tu as laissé ce malade mental te blesser pendant autant d'années ?

Je n'ose même pas répondre. J'étais jeune, vulnérable. Fragile. Et surtout, j'avais peur de ce que mon père représentait. Ce qu'il représente toujours d'ailleurs. Mais aujourd'hui, je ne ressens que du mépris pour cet être abominable.

Mon père est un homme de pouvoir. Il n'aime pas quand les choses lui échappent. Il doit tout le temps tout contrôler. Il doit toujours avoir la main sur tout le monde. Il aime se sentir comme le maître de l'univers. Surtout parce qu'il est le directeur de l'Armée. C'est pour ça qu'ils étaient au-dessus de Faniath, il y a quelques heures. Ils cherchaient l'entrée. Mais comme ils ne l'ont pas trouvé, ils vont tout faire bombarder. Tout faire pour retrouver le Pluratium.

Avant que mon père n'arrive au pouvoir, un homme gouvernait sur Atorn. Je ne me souviens plus de son nom, j'étais trop petite. Mais je sais qu'il était aussi dur que mon père, voire un peu moins. Mon père a promis monts et merveilles au peuple. Et ils l'ont cru. Et voilà où nous en sommes, aujourd'hui.

Je me recouche dans le lit, et Kasey m'imite. Il prend une profonde inspiration et me demande une dernière chose avant de dormir.

_ Tu crois que l'on va s'en sortir, lors de la bataille ?

_ Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.

*

Un peu après six heures, un soldat de la Garde vient me chercher pour aller interroger l'inventeur du Pluratium. Je me lève sans bruit pour ne pas réveiller Kasey et suis le jeune.

Dans un couloir, non loin du bureau de Tobias, se trouve une salle froide et terne, où se trouve un bureau, encadrée de deux chaises. Kara s'y trouve déjà. Et un homme se tient devant elle.

Un petit homme robuste, les cheveux hirsutes. La mâchoire lourde et les yeux vicieux. Je ne sais pas pourquoi mais, quelque part, je me doutais qu'il aurait cette tête-là.

_ Ah, te voilà, Nam. Je te présente Dorian Patcher, notre taupe à Acropolis il y a quelques années.

L'homme lève les yeux vers moi et une lueur assassine passe dans ses iris. Je fronce les sourcils et il sourit faiblement. Kara reprend son attention.

_ Dorian, nous avons besoin d'informations par rapport aux ogives de la Capitale.

_ Tout ce que je peux vous dire c'est qu'on va tous y passer si jamais les soldats rouges mettent la main dessus, claironne-t-il.

_ Nous le savons déjà, ça. Ce que je voudrais savoir, c'est s'ils ont des copies de vos travaux sur le Pluratium.

_ Bien sûr qu'ils en ont !

Je m'avance vers la table et claque mes paumes sur la fraîcheur du fer.

_ Vous savez que nous sommes tous en danger et vous en parlez avec sarcasme ?, dis-je d'une voix dure.

Dorian me sourit et me regarde avec des yeux de fouine. Oh, comme j'ai envie de les lui arracher !

_ Ne soyez pas si dure avec moi. Ils ont des copies, mais je n'ai pas mis tous les ingrédients de la recette ! Imaginez ! C'est mon bébé, je ne le partage pas.

_ Et pourtant, vous allez en faire profiter plus d'un si vous ne nous dites pas comment on supprime le Pluratium, finit Kara.

_ Vous croyez vraiment que je vais vous le dire ?

_ Oui, si tu ne veux pas qu'on te fasse bouffer tes dents !

_ Nam, calme-toi !

_ Quoi ?, m'écrie-je en regardant Kara. Tu ne vas pas me dire que tu vas le laisser s'en tirer comme ça ?

_ Je pense que tu ferais mieux de nous laisser seuls.

Je les regarde tour à tour. Dorian me sourit en me faisant un signe de tête. Je me pince les lèvres et m'en vais telle une furie.

J'ai besoin de réfléchir seule. Sans personne pour me diriger. J'ai un esprit de survivante depuis que j'ai dix-sept ans et il faut que l'on établisse un plan de défense pour Faniath. Pour ne pas que les soldats trouvent le village. Je n'ai pas confiance en Dorian. Et le fait que Kara ne me fasse pas un tant soit peu confiance aussi m'énerve au plus haut point.

Quand j'arrive à la place du village, c'est comme si quelqu'un était mort, ou sur le point de l'être. Les gens ont des visages livides, soucieux. D'autres prient le mage pour qu'il leur vienne en aide. Surtout pour sauver les enfants de Faniath. Je n'ai pas croisée Tania. Tant mieux. Elle doit être encore en train de dormir, étant donné qu'il n'est que 6h45.

Je monte les marches pour arriver au poste de surveillance. Tobias doit déjà y être vu la situation de crise qui s'impose. Je toque trois fois sur la porte et elle s'ouvre sur un Tobias sur le qui-vive. Lorsqu'il me voit, ses épaules s'affaissent et il lâche un soupir de soulagement.

_ Qu'est-ce qu'il se passe ?

_ Rien, c'est juste que je n'ai pas envie de croiser Kara, pour le moment. Elle est encore en interrogatoire avec Dorian ?

_ Oui.

_ Bien. Et puis, on doit garder un œil sur les ogives, avoue Tobias en m'invitant à rentrer.

_ D'accord. Tu as entendu l'interrogatoire un peu ?, demandé-je curieuse.

_ Oui. Je dois dire qu'il se comporte bizarrement. Il n'est pas comme ça avec moi.

_ Kara fait cet effet là à tout le monde !

Tobias rit avec moi. Je m'approche du centre de la pièce et me retrouve face à Tobias, juste à côté des jumelles.

_ Tu dois sûrement...

_ Monsieur, nous avons un problème.

On se secoue avec Tobias et on s'attarde sur un jeune homme, posté devant un écran d'ordinateur. Il retire son casque audio et se retourne sur nous.

_ Tunnel trois. Un homme vient d'entrer.

_ Merde ! Les ogives !

Tobias grogne et court pour sortir de la salle. Je le suis de près avec trois autres gardes. Nous dévalons l'escalier à une vitesse incroyable. Je me tiens tant bien que mal à la rambarde pour ne pas tomber.

Nous arrivons en bas et nous traversons la place. Les marchands et les clients nous regardent tous avec des yeux inquiets.

Kara a dû les mettre au courant plus tôt dans la journée. J'espère que Tania n'était pas là pour entendre ça. Tout sauf ça. Je chasse cette pensée de ma tête alors que nous pénétrons dans le couloir par où nous sommes passés pour aller voir les tubes de Pluratium. L'homme inconnu doit être là, c'est obligé. Mais pourquoi ?

Nous arrivons enfin dans la pièce et Tobias dégaine son arme. Je fais de même. Nous arrivons enfin à la hauteur de l'homme en question.

Tobias et moi nous postons à sa droite et à sa gauche. Les trois hommes derrière nous le visent aussi avec des armes plus performantes que mon neuf millimètres.

Le scientifique ne lève même pas les mains. Il s'y attendait. Il était même au courant, j'imagine.

_ Clark ?, demande Tobias étonné.

Ce fameux Clark se retourne en sursautant et en levant les bras.

_ J'ai rien fait, je te jure !

_ Mais qu'est-ce que tu fais là ?

_ Je voulais savoir si c'était vrai, ce qu'on dit !

_ Qu'est-ce que vous alliez faire avec ça ?, demandé-je impatiente.

_ Rien. Je venais vérifier si tout ça était vrai. Si personne n'y avait touché à des fins funestes, se défend Clark.

Un goût amer dans ma bouche me force à ne pas le croire.

_ Tu es sûr que tu n'as rien fais ?, reprend Tobias.

Quoi ? Il ne va quand même pas le laisser nous échapper ? Je le regarde du coin de l'œil. Il ne va pas faire ça, quand même ? Il est suspect !

_ Non, je n'ai rien fait ! De quoi tu me parles ?

_ C'est quand même bizarre de vous trouver là alors que nous sommes en état de crise monumentale !, dis-je en chargeant mon flingue. Même pour une simple vérification !

_ Nam ?, dit Tobias calmement.

Nos regards se croisent et il m'incite à me calmer. Mes yeux s'agrandissent au fur et à mesure que les secondes passent. Il va le laisser s'enfuir. Sans rien faire.

_ Laisse-moi faire.

_ Mais, il n'est pas censé savoir que les ogives étaient là ! Tu ne crois pas qu'un interrogatoire s'impose ?

_ Je connais Clark depuis plus longtemps que toi, Nam, dit-il en abaissant son arme.

_ Et ?, fulminé-je.

_ Nam, ce n'est pas parce que tout le monde t'a tourné le dos que moi, je dois faire pareil.

Un couteau se plante en plein milieu de mon cœur. Je n'arrive pas à croire ce que je viens d'entendre. Il ne me fait pas confiance, lui non plus.

Je reporte mon regarde sur ce Clark. Il a un petit air mais quand il voit que je le toise, il a l'air déboussolé.

Cette personne me révulse. Mais c'est facile de faire le comédien.

Je pars furibonde en adressant un regard assassin à ce Clark et tourne les talons. Je vais découvrir ce qu'il cache. Et le plus tôt sera le mieux. Et je me promets de le faire. Pour le bien de Faniath.

*

J'attends patiemment qu'ils ressortent du tunnel pour filer Clark. Je suis sûre à cent pourcents que Tobias fait fausse route avec lui. Je suis sûre qu'il est au courant de tout, lui aussi, comme Dorian Patcher. Et je suis même sûre qu'il a lui-même envoyé la note à Jera Schwaps pour qu'ils fassent l'assaut sur le village. C'est un traître. J'ai appris à me méfier des gens. C'est ça qui m'a maintenu en vie. Et maintenant, je vais maintenir en vie ce village. Même si je dois m'en faire éjecter pour leur faire voir la vérité.

Quelques secondes plus tard, ils sortent tous du tunnel. Je me tasse pour pas qu'ils ne me voient. Tobias serre la main de Clark et le laisse seul au milieu de tout le monde. Clark regarde autour de lui mais j'ai juste le temps de me cacher derrière un drap foncé pour qu'il ne soupçonne pas la filature. J'attends quelques secondes et ressors de ma cachette. Il a disparu. Je regarde autour de moi et le revois trois étales plus loin. Il vérifie que personne ne le voit et s'engouffre dans un tunnel dans lequel je n'ai jamais mis les pieds. Juste à côté de celui pour aller aux bains d'eau douce.

Je commence à me précipiter à l'intérieur et le suis quelques mètres en arrière. Un petit bruit de fond d'eau comme une fontaine se fait entendre. Et plus je marche, plus il augmente. Au bout de quelques minutes, je débouche sur une cave immense, avec une place en terre de plusieurs mètres carrés. Aucune lumière naturelle n'y pénètre. Seulement deux grosses lampes au néon jaune qui éclairent un trou géant. Je m'approche du bord et remarque que l'eau ressort juste en-dessous. Sûrement l'eau pour que les plans du potager poussent et l'eau sale des douches.

J'entends un rire sarcastique derrière moi et sors mon arme. Je me retourne mais ne voit personne. Je suis trop éblouie par la lumière des lampes. Je m'éloigne du bord et charge mon pistolet.

_ Qui est là ?, demandé-je.

Le rire s'interrompt par une brusque expiration.

_ Je savais que tu ne me lâcherais pas.

Une silhouette sort de l'ombre et se poste sous la lampe, à quelques mètres de moi, tenant un couteau long de plusieurs centimètres.

_ Clark.


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