4. Porté disparu
Elie
— Je le déteste.
Caden sourit à peine à ma remarque et je range mon téléphone. Dix-huit appels et vingt-cinq messages sans parvenir à avoir de réponses de mon frère. Mais qui fait ça, de nos jours ?
— Il va me le payer, grogné-je.
— Du calme, la catcheuse.
— J'ai mal aux pieds. Dire que j'aurais pu être confortablement installée sur les sièges en cuir de la décapotable de Stan.
— Je ne t'ai pas demandé de me suivre, il me semble.
— Et cette route, mon Dieu... ce qu'elle peut être longue !
— On ne marche que depuis vingt minutes, tu sais. Je crois que tu y survivras.
— Pas sûr... soufflé-je, sans plus me concentrer sur lui.
La façade qui se dessine devant moi attire mon attention bien plus que le brun aux yeux bleus sur ma gauche. Le coulis de chocolat qui découle d'un énorme donut me force à accélérer la cadence.
— Où tu vas ? On doit continuer sur la grande avenue, grogne Caden alors que je commence à prendre de la distance.
— J'ai besoin d'un de ces trucs, affirmé-je sans quitter de vue le petit café.
— Et moi, j'ai juste besoin d'avancer.
Je ne me retourne pas, mais j'imagine au son de sa voix, ses iris sombres et sa bouche retroussée. J'en souris un peu avant de lancer :
— Très bien. On se retrouve plus tard, alors.
Il ne répond rien et je poursuis mon chemin, bien déterminée à me remplir la panse. Je ne marcherais pas cinq kilomètres à pied juste par bonté d'âme. Je n'ai plus envie d'être volontaire et bienveillante. Désormais, je veux qu'on vienne me chercher. Des pas derrière moi m'informent que Caden a craqué. Je pourrais m'inquiéter d'un éventuel tueur en série, si je ne reconnaissais pas sans mal ce parfum qui m'entoure. J'ignore si je l'apprécie ou si je le déteste. Ce que je sais, c'est que je le ressens.
— Tu me suis, Caden ? nargué-je en me retournant soudain.
Et il sourit à son tour, enfin.
— Je ne te suis pas. J'ai pitié de toi, répète-t-il en miroir à mes dires.
Je ravale le rire qui me monte dans la gorge, juste par fierté. Puis je pousse la porte qui mène aux donuts et au coulis de chocolat, Caden sur mes talons. Nous rejoignons une table au fond, tout contre le mur. L'odeur qui m'aguiche est sublime et l'emporte davantage sur celle de mon voisin. J'hésite à commander la carte entière, mais là encore, par orgueil, j'évite.
Au final, j'opte pour quelques mignardises et Caden se contente d'un jus de fruits. Devant moi, la serveuse ne cesse de faire les yeux doux au tyran. Elle ne prend ni la peine de se cacher ni celle de se demander qui est la femme assise face à lui. Au contraire, elle plonge dans ses étincelles bleues, un rictus aguicheur sur les lèvres, et en oublie jusqu'au travail qu'elle est censée effectuer. Quand elle regagne enfin son comptoir, je pouffe de rire.
— Quoi ? questionne-t-il, et un sourire vient s'immiscer sur son visage qui me scrute.
— Oh, rien. Je crois seulement qu'elle t'aurait sauté dessus, si elle avait pu.
Ses iris s'assombrissent un peu.
— Et ?
— Et donc, mademoiselle reine des chiottes n'apprécierait pas, j'en suis sûre. Ceci dit, j'aurais aimé qu'elle soit ici, à ma place, juste pour me nourrir de sa réaction.
Un petit rire quitte mes lèvres et il se redresse, très sérieux, pour avancer :
— Sauf qu'elle n'est pas à ta place.
Ses yeux accrochent les miens un instant et je détourne la tête. Du coin de l'œil, je le vois se reprendre aussi et regarder partout autour de lui, sans vraiment réussir à trouver de point d'ancrage. Un léger malaise sature l'air autour de nous, ce qui me pousse à essayer de le camoufler en balançant :
— Alors, ces vacances ?
Cela fonctionne plutôt pas mal. Caden ricane et me lance, fidèle à lui-même :
— Géniales. On ne t'avait pas tous les jours sur le dos, au moins.
Je roule des yeux, sans pouvoir cacher le sourire qui s'invite malgré moi sur mes lèvres. Caden et moi, c'est dur. Notre relation, pour ce que ça vaut, est sans cesse jonchée d'obstacles. Il passe son temps à m'embêter, et moi à lui répondre. Mais, d'une certaine manière, je sais que ce n'est pas méchant. Enfantin, peut-être. Chiant, sans aucun doute. Mais pas méchant.
— Arrête. Je suis sûre que je vous ai manqué.
Là, il s'accoude sur la table, le regard intéressé et brillant de malice. Je m'attends à tout, à ce moment-là. À tout, mais jamais à ça :
— Tu devrais plutôt demander ça à Adrian.
Sur ces belles paroles, il recule et se cale de nouveau dans le fond de son siège, dans une posture plus que nonchalante. Après quelques secondes, je me décide à briser le froid glacial qui règne désormais entre nous.
— C'est quoi le problème, avec lui ?
Et il hausse les épaules.
— Je t'ai demandé de rester à l'écart de ce mec, Elie.
— Et je le fais autant que je peux, rétorqué-je en fronçant les sourcils. J'aimerais juste savoir pourquoi, maintenant.
— Je n'ai pas confiance en lui, c'est tout. Et puis, c'est ça que tu appelles rester à l'écart ? questionne-t-il.
Il désigne la veste que je porte sur le dos d'un bref mouvement de tête.
Je l'avais oublié, celle-là.
— J'avais froid, me défends-je. Et c'est le seul qui a eu la décence de proposer.
Je me mords la lèvre, gênée, alors qu'il lève les yeux au ciel pour marmonner :
— En même temps, si tu n'étais pas partie t'isoler, aussi...
C'est le moment que choisit la serveuse pour nous apporter notre commande. Je me jette sur les gourmandises comme une affamée, alors que Caden s'offusque face à moi :
— Elles seront toujours là dans cinq minutes, tu sais...
Son attitude me fait éclater de rire. Durant tout le temps qui suit, l'air pesant retombe et nous discutons de tout et de rien. De l'Espagne, de Mamita, de miss botoxée qui s'appelle en réalité Lucie, de nos amis, également. Il me raconte des anecdotes sur Loyd et son irréparable besoin de draguer. Il me parle de leurs entraînements, leurs soirées, mais aussi de ses parents, que j'adore et qui sont comme les miens. Le seul qu'il ne mentionne pas durant toute la conversation, c'est Alvaro. En dépit de son sale caractère, son rire est communicatif et je retrouve un peu de l'ancien Caden dans celui qui se trouve face à moi. Il sourit, quand il ne fait pas chier le monde. Et il s'amuse, lorsqu'il ne se met pas en tête de se prendre pour mon frère.
À un moment, mes yeux happent la boisson devant lui et qui ne m'appartient pas. Tandis qu'il s'en rend compte, il cesse de parler et lâche :
— N'y pense même pas.
— Tu m'en dois une, avec la canette que tu as renversée tout à l'heure.
J'approche ma main, mais il me fusille du regard. Il saisit mon poignet pour suspendre mon geste. Son visage s'assombrit, mais, cette fois, ce n'est pas de colère.
— Tu l'avais bien mérité, il faut dire. Je t'avais prévenue, en plus. Si tu t'amuses avec le feu, je m'arrangerai toujours pour que tu te brûles.
C'est qu'il prend plaisir à jouer, le tyran. Et c'est que j'apprécie le voir faire, en plus.
— Très bien, soupiré-je, presque vaincue.
Je récupère ma main aux multiples picotements. Ceux que ses doigts ont infligés à ma peau, juste en un effleurement. Comme son parfum, son contact reste très étrange, à mon sens. J'ignore encore si je l'apprécie ou le hais.
Son attention dévie sur le téléphone qu'il sort tout juste de sa poche, j'en profite pour saisir le verre et le porter à mes lèvres.
— Elie ! râle-t-il.
Sa moue me fait pouffer. Le jus jaillit de mon nez et manque de m'étouffer, alors qu'il me dévisage de son bleu écarquillé.
— Oups, lâché-je en recouvrant mes esprits, la voix encore enrouée.
— Tu es insortable, lance-t-il, outré.
Et je ris de plus belle, jusqu'à ce que l'expression de la serveuse trop peu professionnelle vienne me prendre au dépourvu.
— Je peux peut-être vous aider ?
Je me retiens de lui demander d'aller se faire voir quand elle appuie sans gêne ses coudes sur notre table. Ses seins galbés dévoilés au nez du tyran, elle propose :
— J'amène un verre d'eau à votre petite-amie ?
— Ce n'est pas ma... petite-amie.
Le visage sombre de Caden interfère avec la jouissance de la serveuse et vient effacer le reste de mon sourire. Si je déteste le fait qu'il se sente obligé de se justifier, j'exècre encore plus qu'il le fasse pour elle.
— Je peux faire autre chose pour vous, dans ce cas ?
Leur échange de regards me met clairement mal à l'aise. Outre sa proposition explicite d'autre chose que ses services professionnels, je crois que, aussi étrange que ce soit, je préférerais que Caden ne rentre pas dans son jeu. Je n'ai pas le loisir de m'en assurer, cependant, car j'évite toute confrontation avec eux, jusqu'à ce qu'il réponde avec toute la politesse que son ton peut contenir :
— Ça ira, merci.
La serveuse déguerpit enfin, ne laissant que mon air stupide et renfrogné comme compagnie à cette table. Ça alerte Caden, qui me demande si ça va. Et comme l'imbécile heureuse que je suis, bien sûr, je mens. Je lui garantis que oui.
***
La route a été interminable. Attendre que Stan nous récupère a été plus long que prévu, au final. Nous avons donc fait plus de la moitié du chemin avant qu'il ne nous retrouve enfin. Mes doigts de pieds ne sont pas les seuls à être au bord du coma, cependant. Mon estomac a pris cher avec toutes ces gâteries et sous-entends que je n'arriverais plus à rien avaler pendant au minimum huit jours.
Allongée sur le canapé, je m'impose une nouvelle fois sur le répondeur d'Alvaro. Il est toujours porté disparu et ne réagit à aucune de mes sollicitations. Le nez en l'air, je poursuis la longue liste des endroits où il est susceptible de se trouver. L'inquiétude vient s'engouffrer dans mes veines au plus les heures passent. Mon frère n'est plus tout à fait lui-même, ces temps-ci, et c'est avec regret que je constate qu'il se renferme de plus en plus.
C'est lorsque je m'emploie à feuilleter les pages d'un livre qu'enfin un claquement me surprend. Je relève le visage vers l'entrée où se tient mon frère. Appuyé au montant de la porte, il lutte pour ne pas s'écrouler.
Je mets environ une seconde à interpréter ses traits crispés comme de la souffrance. Alors que j'accours vers lui, il se redresse à peine. Sa joue est violette, son nez saigne et l'un de ses yeux se ferme peu à peu sous la pression d'un cocard qui se forme.
Ça m'étonne, mais quand je lui propose mon aide, il ne la refuse pas. Je glisse son bras autour de mes épaules pour avancer, ses râles me serrent la poitrine et me glacent le sang.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demandé-je, la voix tremblante.
— Rien de grave, t'inquiète...
— Je vais appeler Caden.
J'ignore pourquoi celui-ci est le premier à intervenir dans ma tête. Je ne sais pas s'il pourra nous aider, ou faire en sorte qu'Alvaro se sente mieux. Mais j'ai pourtant l'intuition qu'il est le seul à pouvoir nous comprendre, là, tout de suite. Malgré tout, mon frère se referme comme une huître.
— Tout va bien, aboie-t-il en me lâchant. Je vais juste monter... me coucher.
Et sans attendre une quelconque réponse de ma part, il se lève et rejoint les escaliers, avant de disparaître totalement.
***
— Il dort, m'informe Cade en s'asseyant près de moi.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? chuchoté-je, les larmes au bord des cils.
— Rien de bien grave. Une bagarre, c'est tout. Tu devrais aller te coucher, maintenant.
La furie que je suis n'est pas d'accord. Mon frère qui ne sait plus tenir debout après une altercation, ça a tout d'inquiétant, à mes yeux. Caden intercepte mon regard noir, il inspire doucement.
— Alvaro est intelligent, Elie. Il sait ce qu'il fait...
Et j'explose, cette fois.
— Alvaro est loin d'être quelqu'un de censé, en ce moment. J'en suis consciente et toi aussi ! J'ignore pourquoi tu t'entêtes à vouloir le protéger, mais je vais finir par découvrir ce que vous me cachez.
— Elie, soupire le tyran, éreinté. C'est un grand garçon et toi, tu ne peux pas toujours te mêler de ce qui ne te regarde pas.
— Je vois, craché-je. Vous avez le droit de vous introduire dans nos vies sans notre consentement, mais, nous, on doit juste vous admirer bousiller les vôtres.
— C'est faux et tu le sais, s'énerve-t-il en se relevant.
— Pourtant, c'est bien ce que vous faites avec vos nouveaux emplois du temps ! Les filles, les fêtes, l'alcool et maintenant les bagarres ! Jusqu'où ça ira, hein ? Jusqu'où ? crié-je alors que je m'approche.
— Aussi loin qu'il le faudra pour vous protéger ! rugit-il d'une voix grave.
Ses yeux dans les miens, il se recule soudain, comme s'il en avait trop dit. Du haut des escaliers, Alvaro nous somme sans aucune gentillesse de fermer nos gueules. Caden clôt les paupières puis passe les doigts dans ses cheveux dont une mèche s'échappe pour finir sur son front.
— Va dormir, Elie... achève-t-il alors, recouvrant son calme.
Tandis qu'il rejoint la porte et pose sa main sur la poignée, j'évacue le reste de ma frustration dans son dos.
— Ne me donne pas d'ordre ! m'époumoné-je.
Et je l'entends rire d'un agacement extraordinaire pendant qu'il secoue la tête, sans m'examiner.
— Bien sûr, comme tu voudras... chuchote-t-il.
Et il referme derrière lui.
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