1. Bienvenue




Elie, fin août


— Fais un gros bisou à ton frère, Elie, et n'oublie pas de manger un peu plus !

L'émotion de ma grand-mère maternelle brille à travers ses yeux aussi verts que les miens, alors que je m'apprête à quitter l'Espagne.

— J'ai déjà pris au moins trois kilos à cause de toi, lui fais-je remarquer en souriant.

— Et c'est très bien ! Regarde-moi ces cuisses, soumet-elle en se pinçant les jambes. Les hommes adorent toujours autant !

Je ne peux réprimer un éclat de rire tandis que je l'admire tourner sur elle-même comme une petite fille qui aurait tout à prouver. Sauf que la fillette en question vient de fêter ses soixante-seize ans et paraît tout de même plus en forme que moi, qui en ai à peine dix-huit. Courageuse, dynamique et grossière, elle est dotée de cet éternel tact et de ces expressions absolument pas adorables qui la rendent unique. Et soudain, c'est mon émeraude à moi qui pétille d'émoi, tandis que je la détaille faire le show.

— Oh, mon petit cœur, souffle-t-elle en me prenant dans ses bras. On se voit bientôt, d'accord ?

Je hoche la tête, sans réussir à retenir mes larmes. Mélange entre tristesse et adoration, entre soulagement et apaisement. Elles viennent effleurer l'épaule de Mamita alors qu'elle m'enlace et dépose des tonnes de baisers sur mes joues.

Les arrivées ont souvent le goût de l'espoir. Les départs, celui de l'amertume. C'est ainsi, comme une vieille habitude pourtant nécessaire, que je me laisse bercer par ses bras familiers. Tel notre rituel, depuis la mort de nos parents. Chaque été, mon frère et moi décollons pour rejoindre l'Espagne et la folie de notre grand-mère. Nous rallions l'unique personne qui constitue encore notre véritable famille.

Du moins, en théorie.

Parce que cette année, pour la première fois depuis trop longtemps, il avait mieux à faire. Les soirées, les amis et sa nouvelle copine n'ont pas laissé de place à notre coutume, et c'est donc en solitaire que j'ai dû quitter les États-Unis pour retrouver Mamita. Elle n'a pas arrêté de me certifier que ce n'était pas grave. Mais moi, j'ai vu filer la déception et la tristesse dans ses iris. Celle de ne pouvoir serrer contre elle son seul et unique petit-fils.

Et si j'en ai voulu à Alva, si c'est encore le cas, d'ailleurs, elle n'a pu être qu'elle-même. Elle a été compréhensive et bienveillante. Quant à moi, je suis bien obligée d'admettre avoir adoré ces deux mois près d'elle de la même façon que j'ai détesté les passer loin de lui. Qu'on ne soit que toutes les deux, cependant, n'a pas empêché Mamita de m'achever pour autant.

En effet, entre les promenades, la plage, les marchés en bord de mer, mon petit boulot à l'épicerie du village, sans parler du volontariat auprès des plus démunis dans lequel elle m'a entraînée quatre fois par semaine, je n'ai pas eu une minute à moi. J'ai passé mes journées à faire des allers-retours entre sa maison colorée et le reste de mon emploi du temps trop chargé pour deux mois de vacances.

J'adore ma grand-mère, vraiment. Mais son excellente forme est parvenue à arriver au bout de la mienne. C'est donc éreintée, après une tonne de câlins et quelques recommandations, que je rejoins l'avion, plus ou moins prête à décoller. Je crois que je ferme les yeux et m'endors avant même de quitter la terre sûre de mon enfance.

Plusieurs heures s'écoulent avant qu'une hôtesse de l'air ne vienne me réveiller – ou me déranger, au choix – dans un rêve où je me fais bécoter par Ian Somerhalder. J'ouvre les paupières tandis qu'elle m'invite à accrocher ma ceinture. L'avion cesse de planer pour se diriger droit vers le sol caniculaire de Forstford. Après avoir allègrement bâillé, patienté le temps d'éviter la cohue de personnes qui quittent l'engin et m'être étirée sans aucune dignité en prenant toute la place, je délaisse à mon tour les lieux et rejoins les longs couloirs bondés de l'aéroport. J'entreprends de retrouver mes bagages sur l'interminable tapis roulant que je regarde défiler pendant plus de dix minutes, avant d'enfin apercevoir ce qui m'appartient. Je me saisis de mes deux énormes valises remplies de « au cas où » que je regrette désormais de façon amère, puis au final, passe les portes du bâtiment afin de regagner l'extérieur.

C'est une chaleur écrasante qui m'accueille, à peine ai-je appuyé un pied sur le sol goudronneux. Immédiatement, je suis forcée de retirer le sweat que j'avais enfilé plus tôt à cause de la climatisation puis le dépose sur mes bagages. Je glisse mes lunettes noires sur mon nez et, enfin, je respire. Je prends le temps de m'imprégner de ce qui me parvient.

L'avantage de passer de Pareria à Forstford, c'est celui de ne pas être dépaysé. Il y fait aussi brûlant chez l'un que chez l'autre. Et si j'adore le soleil, j'aime encore plus l'effet rassurant et réconfortant de celui-ci sur ma peau lorsqu'il s'accompagne de l'odeur familière qui s'élève désormais partout autour de moi. Celle des fleurs, des arbres, de la chaleur. Celle qui me rappelle la vie, en général. Ironique, ceci dit, que je retrouve ça plus ici que partout ailleurs.

Je me nourris des sentiments rassurants que je récupère et m'assieds sur le muret à ma droite. Je sors mon téléphone de ma poche arrière, puis tapote l'écran pour l'allumer. Deux messages et trois appels manqués m'attendent déjà. Le réconfort de renouer à mes habitudes s'accompagne en même temps de l'humeur de chien d'Alvaro, désormais. Je me relève, marche pour repérer le parking saturé de véhicules et protège mes prunelles du soleil à l'aide de mon avant-bras, les lunettes foncées du marché du village ne suffisant clairement pas, quand une main lourde se pose sur mon épaule, me forçant à me retourner.

Je soupire, avant d'affronter le visage qui s'offre à moi.

— Où tu étais ? Ça fait une heure qu'on t'attend, grogne mon frère.

Il retire sa casquette d'une main agitée pour ébouriffer ses cheveux humides. Ses cernes trahissent de sa soirée de la veille, ce qui explique sans détour son humeur massacrante. Oh, Alvaro n'est pas toujours un con. Disons juste que depuis que nos parents sont morts, il vit les choses avec beaucoup de difficulté.

— Une heure et demie, pour être exact, ajoute une voix grave derrière lui.

Et je me tourne en même temps que mon frère pour fusiller, de mes yeux les plus reprochants, celui qui a pris la parole. Dans un T-shirt noir tout simple, lunettes Ray-Ban sur le nez, dégaine nonchalante et attitude détestable, le concerné se contente de nous détailler, puis de fourrer les mains dans les poches de son jean sombre. Je ne vois pas ses iris, mais je suis certaine qu'ils reflètent ceux du diable.

Parce que Caden Ryce est le diable.

— Alors ? s'impatiente Alvaro.

Il s'oriente vers mon visage et je les maudis déjà tous les deux.

— C'est bon, on y va ! T'as bouffé un démon au petit-déj, ou quoi ? rétorqué-je, agacée.

Sans répondre, il attrape ma valise pour la tirer avec paresse jusqu'à la voiture. On notera con, mais dévoué tout de même. Je suppose que c'est déjà ça.

En le suivant, je me redresse et passe devant son meilleur ami, qui n'a toujours pas bougé d'un poil. C'est rapide, peut-être même un peu trop, mais ses yeux, cachés sous ses lunettes noires, rencontrent une seconde les miens, dissimulés sous les miennes. Celui-ci fronce les sourcils alors que je le dépasse pour poursuivre mon chemin, sans un mot.

Une fois à la voiture, alors que mon frère dépose les bagages dans son coffre et que j'ouvre la portière passagère, une main s'appose à plat sur la vitre et m'oblige à la refermer d'un coup sec.

— Oublie ça.

Sans me retourner, j'essaye de résister en armant mon mouvement à nouveau. Mais Caden m'en empêche sans se dévêtir de son sang-froid que j'observe maintenant à travers le carreau.

— Parce que tu te crois drôle ? grincé-je en chavirant soudain.

— C'est ma place. Passe à l'arrière.

— Ta place ? répété-je.

Un ricanement désabusé s'échappe de ma gorge, mais il ne se démonte pas.

— C'est bien ce que j'ai dit.

Alors, j'arrête. Lui ne sourit pas, pas même un peu. La mauvaise humeur de mon frère impacte de manière abusive sur son hilarité habituelle. Mais je ne suis pas prête à me laisser faire. Qu'importe sa silhouette qui me domine, son bras tendu à mes côtés, qu'importe son regard, songeur, que je discerne malgré tout à travers ses verres sombres. Je m'apprête à ouvrir la bouche pour rétorquer, mais Alvaro s'irrite à l'intérieur de la voiture et grince :

— Vous avez fini ou il faut que je règle le problème en vous obligeant à repartir à pied, tous les deux ?

Un dernier coup d'œil déterminé à celui que je confronte et je comprends qu'il ne lâchera rien. C'est habituel, avec lui. Caden Ryce n'abandonne jamais. Je le fusille du regard puis abdique en passant sous son bras pour grimper à l'arrière.

Je connais mon frère, il serait bien capable de nous faire ce coup-là. Parce qu'il ne rigole pas avec la parole. Il n'en a qu'une, et il la tient toujours.

***

Quarante-cinq minutes de route plus tard et un mutisme particulièrement pesant venant d'eux, je me décide à briser la glace.

— Tout va bien ? questionné-je avec prudence.

Silence absolu. On pourrait entendre les mouches volées, si, toutefois, il y en avait.

— Bonjour ? insisté-je.

Caden me lance un bref regard dans le rétroviseur puis se concentre de nouveau sur le paysage. Un seul coup d'œil, désapprobateur au possible. Quant à Alvaro, il se contente de hausser les épaules et daigne enfin me donner une réponse.

— Ouais. Comment va Mamita ?

Ce à quoi je rétorque sans grande agressivité, mais avec un brin de reproche :

— Tu le saurais, si tu étais venu.

À ces mots, il me fusille des yeux pour la sixième fois de l'heure et je lui tire la langue comme une gamine tout à fait satisfaite d'elle. Ça ne paraît pas, comme ça, mais mon frère et moi sommes pourtant très proches. C'est en tout cas vrai la plupart du temps. Perdre nos parents nous a liés autant que deux enfants esseulés et endeuillés sont capables de l'être. Avec ses quatre années de plus que moi, il a pris soin de nous. Il m'a assumée entièrement dès lors qu'il a eu dix-huit ans, quelques mois après le décès, mettant à la porte notre immonde tante venue soi-disant s'occuper de ce qu'il restait de notre famille.

Il s'est débrouillé pour que je ne manque de rien. Son boulot au garage du coin et l'assurance-vie de nos parents nous ont permis de survivre jusqu'à maintenant. Mamita s'est bien proposé de nous récupérer en Espagne, et ce, plusieurs fois. Mais Alvaro a toujours refusé que je quitte mes habitudes, nos amis, et que ça puisse entraver mes études. Il s'est démené pour ne jamais faillir à sa mission. Celle qui le désignait désormais tuteur et responsable.

— Tu es fatiguée ?

Sa voix, sûre et exigeante, contraste avec mes pensées. Il pianote sur son portable un nombre incalculable de mots, qui sèment, lettre après lettre, une légère panique au fond de mes entrailles.

— Un peu. Et tu pourrais arrêter de faire ça ? m'agacé-je soudain en haussant le ton.

C'est vrai, si une biche est capable de provoquer la mort, qu'en est-il du manque de concentration et d'une attention à la dérive sur l'écran d'un stupide téléphone ?

On a connu, tout ça. Le chaos, les vitres qui explosent, le sang, les hurlements, la peur. Les tonneaux, la fumée et les cœurs qui battent trop vite et trop fort, en contraste avec ceux qui ne battent plus du tout. C'était il y a quatre ans, mais chaque montée en voiture me rappelle que je n'ai rien oublié. Que je ne le pourrais sans aucun doute, jamais.

Il soupire, repose son mobile sur sa cuisse et se concentre sur le trajet.

— On va aller chez Stan. Tu veux venir avec nous ? demande-t-il après quelques minutes.

— Non, merci, refusé-je en secouant la tête.

Caden, sans me regarder, esquisse un petit sourire satisfait. Je me retiens de changer d'avis et d'accepter juste pour le lui ôter. Ce n'est pas que je ne l'aime pas, ce mec. Seulement... je préfère de loin tous les autres membres de la famille Ryce et chaque individu de cette foutue planète, aussi. Bon, j'exagère un peu, mais je tolère Caden, car, en plus d'être le meilleur ami de mon frère, il est aussi le frère de ma meilleure amie. S'il est du genre à tout foutre en l'air, moi, je suis de celui à réparer. Nous n'avons rien en commun. Ses centres d'intérêt se résument au sexe et à la fête, tandis que les miens n'ont rien à voir avec ça. Pourtant, malgré cela, nous partageons un quotidien et un groupe d'amis.

J'observe les yeux fatigués de mon frère, son plus fidèle acolyte depuis des années, puis ose demander :

— Encore une soirée ?

Ses iris sont identiques en tout point aux miens, cela va sans dire. Verts et épuisés. Personne ne peut nier notre ressemblance physique flagrante. La seule chose qui nous différencie, c'est la taille. J'ai hérité de celle de ma mère alors qu'il a obtenu la carrure de mon père, heureusement pour nous, pas l'inverse.

— Comment ça, « encore » ?

Il hausse des sourcils intransigeants.

— Tu as déjà des cernes monstres. Je dis ça pour toi, me justifié-je.

— Oh, je t'en prie, ne commence pas. C'est une soirée chill et, de toute façon, je n'ai pas de comptes à te rendre, il me semble.

Sa voix, froide et distante, attire un peu plus mon attention. Et si j'en crois le visage de Caden qui pivote sur le siège passager, elle n'accroche pas que la mienne.

— C'est quoi le problème, vous deux ? largué-je en me redressant.

Mon frère souffle de manière exagérée avant de me répondre :

— Le problème, c'est que tu poses toujours trop de questions.

— Et depuis quand c'en est un ?

— Cinq minutes que tu es rentrée et tu me prends déjà la tête. C'est fou, quand même.

Il secoue le menton pendant que je me cale au fond de mon siège. Plus personne n'ouvre la bouche jusqu'à l'arrêt total de la voiture, arrivée à bon port. Je descends du bolide et claque un peu trop fort la portière, Alvaro me fusille de ses yeux sombres. Je m'approche du coffre, il me pousse. J'essaye de l'aider, il m'en dissuade en grognant.

Il sort mes valises, les pose – pour ne pas dire jette – par terre, et remonte dans son engin afin de répondre à son téléphone qui s'est mis à sonner. Sympa, l'ambiance. J'empoigne mes bagages, les traîne jusqu'au porche de la maison puis attrape mes clés.

— Tiens.

La voix grave de Caden suffit à me faire sursauter. Mon trousseau chute à nos pieds, ce qui m'oblige à le frôler pour le ramasser. Son parfum de tyran qui s'insinue dans mes narines est... Il est...

— Tu as laissé tomber ce truc.

Je me redresse et pose mes yeux sur lui. Odieux, c'est le mot que je cherchais. Noir de bronzage, ses cheveux foncés courts sur les côtés sont beaucoup plus longs au-dessus et pleins de reflets cuivrés. Quelques mèches rebelles dégringolent sur son front, négligées, en légères boucles désordonnées. Mon regard s'arrête sur la nouvelle et énorme tête de mort qui tient une rose rouge en bouche et qui s'échappe du col de son T-shirt pour remonter jusqu'à sa mâchoire.

Oui, Caden a toujours été le pire de la bande de copains que je me coltine à cause de mon frère. Le pire, mais aussi de façon inévitable le préféré de celui-ci. Caden n'aime pas la liberté. Il est la liberté. Alors, je ne peux sans doute pas en vouloir à Alvaro de désirer privilégier ça, surtout pas maintenant.

Je n'ai pas le temps de détailler ses bras aux multiples dessins, cependant. Ses yeux me happent avant. Sans lunettes pour les recouvrir, il m'est presque impossible de détourner les miens.

— Vas-y, prends-le.

Je dévie enfin mon attention sur l'objet qu'il me tend et qui n'est autre que mon sweat, échappé du dessus de ma valise.

— Merci... pour le truc, achevé-je en quittant ses iris bleus comme l'océan pour lever les miens au ciel.

Il hausse des épaules aussi désinvoltes que lui pour me rembarrer :

— Ne me remercie pas. Plus personne ne porte ça... abuse-t-il.

Il grimace puis ajoute :

— À part toi, faut croire.

Je lui arrache le tissu gris aux multiples têtes de chats roses des mains puis réprime mes pensées tandis qu'il ricane à peine en fourrant les siennes dans ses poches. Le Diable qui s'amuse, voilà qui il est.

— Cade ?

Nos regards se tournent en même temps vers Alvaro, descendu de voiture et appuyé sur la portière côté passager.

— J'arrive, lâche le concerné.

Je n'ai pas le temps de m'attarder, il trotte déjà dans sa direction. Je les épie à regagner l'habitacle et s'éloigner avant d'oser enfin mettre les clés dans la porte. Sans surprise, je découvre une maison absolument bordélique. Ces deux mois de vacances sans moi n'auront pas initié mon frère au rangement, d'évidence. Alors, je rentre mes valises, les abandonne en plein milieu du salon et me jette dans le canapé. Le burger tant rêvé et la douche attendront.

J'ai besoin d'une sieste.




Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top