Song fiction ~ Défi Bradbury

Allongée sur le banc, je regarde les nuages dans le ciel alors que papa caresse mes cheveux, silencieux. Sa grande main calleuse accroche quelques mèches et je frotte mon front du bout des doigts pour apaiser la douleur qu'il provoque. Son regard est vide, terne. Plus rien de joyeux, plus rien d'enfantin ne transparaît dans ses yeux. Pourtant, nous avons passé une après-midi fabuleuse. A mille lieux de ce moment empli de tension, de tristesse et de douleur. Je ne comprends pas pourquoi maintenant, il ne parle plus, il ne rit plus, il ne me regarde plus. Il n'a fait que ça jusqu'alors. Qu'est-ce qui a changé depuis ce midi ? 

Nous sommes arrivés vers quatorze heures au parc de l'autre côté de la maison. Une rue à traverser pour que la ville ne laisse apparaître la nature. C'est un grand parc où se mêlent enfants et pigeons sur les aires de jeux. Où les arbres, dont la cime s'enfonce haut dans le ciel, sont des cabanes et des cachettes pour les parties de cache-cache. Où les agrès du parcours de santé deviennent des tours d'observation et des miradors. Où chaque petite branche se transforme en épée ou en pistolet. Où chaque plumes et feuilles égarées servent à confectionner de fabuleux chapeaux d'indien. Rien est plus libérateur que de courir dans les herbes hautes, effrayant les oiseaux qui picorent. Le résumé d'une enfance heureuse. 

Cette fois ci, papa ne m'a pas laissé jouer seule. Il voulait profiter avec moi du beau temps. Alors on a joué longtemps aux indiens et aux cowboys, courant comme des fous l'un derrière l'autre. Quand enfin l'un de nous attrapait l'autre, nous tombions dans de grands éclats de rire et une guerre de chatouilles se déclarait. Je gagne toujours à la guerre de chatouilles, mais je pense que papa le fait exprès. Tout à coup, il s'arrête et me regarde, me détaille. Ses yeux sont emplis d'amour, de fierté et d'un peu de nostalgie aussi. Parfois il dit qu'il regrette son enfance. Ce temps de l'insouciance où les rires et les bonbons étaient son quotidien. Pas ces bonbons dégueulasses qu'on trouve maintenant, il le dit toujours. Mais des vrais bonbons. Ceux qu'il volait avec ses amis Pierrot, Manu et Coluche. Je crois qu'il est malheureux d'avoir grandi, d'être devenu un adulte.

Après ça, nous avons été lancer du pain aux canards et aux cygnes qui glissent sur l'étang. Papa dit qu'ils ne sont pas malheureux eux. Ils entendent des rires et du chahut à longueur de journée, personne ne vient les emmerder et tout le monde leur donne à bouffer. Il parle pas très poliment mon papa, ça fait râler maman d'ailleurs mais moi, j'adore ses gros mots et ses grossièretés. Et j'aime encore plus quand il les chante. Sa voix n'est pas très belle mais elles font rire ou pleurer ceux qui l'écoute. Paraît que c'est le plus important, ce qu'on ressent. Là, tout au fond du cœur. Il paraît qu'un jour il écrira une chanson pour moi, sur moi. Une chanson qui dit combien il m'aime, combien il n'est rien sans moi. Un fantôme, ce sont ses mots. Moi aussi je l'aime mon papa. 

Et puis il s'était mis à pleuvoir et papa a ri. Il a ri en tournant sur lui-même. Il riait et pourtant des larmes se mêlaient aux gouttes de pluie sur ses joues. Ça non plus, j'ai pas compris. Et je crois qu'il l'a vu parce qu'il a attrapé ma main pour nous entraîner dans une course folle jusqu'à ce que nos muscles ne supportent plus nos efforts. Alors on a marché, main dans la main. La mienne, toute petite, bien au chaud dans le creux de la sienne, rassurante, enveloppante. Nous avons très vite été trempés jusqu'aux os, de la tête aux pieds. Nos chaussures couinant à chaque pas à cause de l'humidité.
Les cheveux et les vêtements collés à la peau. Et j'ai compris que ça n'allait pas, que ça n'irait pas quand il n'a pas fait de remarques parce que je marchais dans les flaques. D'habitude, j'ai le droit à ses gros yeux. Mais pas cette fois. « Foutu pour foutu, on va les bousiller ces godasses affreuses ! » il a même dit en haussant les épaules. Alors on a sauté à pieds joints dans toutes les flaques qui se trouvaient sur notre passage jusqu'à ce que je claque des dents. 

L'averse s'est vite arrêtée et nous nous sommes installés là, sur le banc où je suis allongée, la tête sur ses cuisses. En silence. À regarder les gens passer, les nuages défiler. Pendant longtemps il n'a rien dit, perdu dans ses pensées. 

- Tu sais, tu as les deux plus beaux yeux du monde. Encore plus beaux que ceux de ta mère ... pourtant, c'est d'eux dont je suis tombé amoureux en premier. Aussi bleus que la mer, aussi doux que des caresses... On a été heureux tous les deux tu sais ? Je pensais qu'elle serait là pour toujours à mes côtés. Je pensais qu'on était fait l'un pour l'autre, que nous finirions nos jours ensemble, contre tous les autres. Elle était la plus belle et elle m'aimait, comment j'aurais pu un seul instant penser que ça finirait comme ça ? 

Il se gratte le menton d'un geste lent, las et se tourne vers moi. 

- On va se séparer ma princesse ... et je suis désolé. Mais tu dois me promettre une chose. Continue de rire, à pleins poumons, comme si c'était la dernière fois. Et surtout, ne grandis pas ma poupée, reste une enfant aussi longtemps que tu le pourras. Le monde des adultes est merdique, il y a des méchants partout. Rien est aussi beau que l'enfance. Tu comprends ? Alors promets-le-moi ! Promets-moi d'aimer la vie, tout ça, ça passe trop vite. Un jour, ce sera fini. La vie est une chienne et le temps un putain d'assassin pour les rires des enfants ... Et les mistrals gagnants souffle-t-il en se levant.

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