Brève n°3

« Tu n'es plus là où tu étais,
mais tu es partout où je suis. »

Victor Hugo


Les yeux dans les siens, elle tenait sa main, assise sur une chaise inconfortable. L'être aimé, allongé dans un lit aux draps blanc, la regardait. Fixement. La peau diaphane, striée de fines rides, elle avait bien vieilli pensa t'il. Soixante treize ans de mariage et il l'aimait toujours autant. Malgré ça, il répétait à qui voulait bien l'écouter, que l'amour ne fait pas tout. Le secret d'un couple qui dure aussi longtemps, le ciment d'une si longue relation, ce sont les concessions de chaque partenaire.

Les machines reliées à son homme s'affolèrent et elle retint son souffle jusqu'à la prochaine accalmie. Aujourd'hui serait le dernier jour de sa vie. Son grand amour, son plus bel amour se mourrait. Bientôt, il ne serait plus. Bientôt, elle serait seule et devrait rentrer dans leur maison.

Cette maison, dans laquelle ils avaient accumulé tant de souvenirs. D'abord, celui de leur mariage puis de leur nuit de noces. La naissance de leurs trois plus beaux cadeaux, les anniversaires, les noëls, les goûters d'enfants. Les fêtes pour le nouvel an, leur départ à la retraite, leur cinquante, soixante, soixante dix ans de mariage. Des souvenirs moins importants aussi comme les chamailleries de leurs enfants, les parties de Monopoly en famille, les gâteaux trop cuits et les dimanche matin en pyjama. Des disputes parfois, mais rien qui ne fut réglé le soir même, côte à côte, dans la chaleur rassurante de leur lit conjugal.

Toujours, ils s'étaient évertués, l'un comme l'autre, à se séduire, à s'encourager, à se porter plus haut. La profondeur de leurs sentiments semble peu commune à l'heure actuelle. La passion a remplacé la séduction, le désir a remplacé la galanterie et le sexe, l'amour sincère. Tous s'acharnent aujourd'hui, à vivre vite, intensément, sans regrets alors qu'eux continuaient leur lente progression vers des jours toujours plus heureux.

Rien n'avait pu les séparer. Pas même la guerre, pas même les femmes, pas même la bière. Et soixante treize ans plus tard, ils étaient toujours là. Les mains jointes et les yeux plongés dans ceux de l'autre.

Le souffle lui manqua et il regretta de ne pouvoir lui dire à quel point il l'aimait, à quel point il l'avait toujours aimé. Pourtant elle sut, elle l'avait toujours su. Alors pour le rassurer, une dernière fois, elle reprit les mots que quelqu'un avait prononcé, il y a bien longtemps, le jour de leur mariage.

« Viendra un jour où la mort remplacera la vie. Où la solitude et le souvenir de l'être aimé seront le bagage du dernier vivant et pourtant, ce sera de son devoir de porter ce fardeau. À vous dès à présent de tout faire pour que celui ci soit le plus doux possible. Pour qu'il renferme des trésors d'amour, des joyaux d'éclats de rire et des montagnes de tendresse. À vous d'aimer suffisamment pour qu'une fois votre vie finie, rien ne soit plus important que de faire perdurer la mémoire des jours heureux et le souvenir dans la mémoire de l'autre.
La mémoire est une bénédiction, elle est la seule façon de devenir immortel. »

- Merci. Merci d'avoir rempli ma vie de pierres précieuses, d'ors et d'argents.

Alors qu'elle embrassait sa main devenue froide, il murmura pour la dernière fois son prénom. Il n'avait pas peur, plus rien ne l'effrayait à mesure que la mort approchait. Étrangement, il était apaisé, prêt. Et lorsque les machines se remirent à sonner, sans discontinuer, un sourire apparu sur son visage.

Il mourut et rien de grandiose ne se passa. Pas de musiques funeste, pas de grands éclats de larmes, le temps ne s'arrêta pas.

Elle reposa ses mains sur son buste et lentement, se leva pour éteindre la machine qui ne cessait de lui hurler la mort de son mari. Toujours lentement, elle s'affaira à préparer le nécessaire de toilette pour rendre à l'homme qui l'avait accompagné toute sa vie, la dignité qu'il méritait.

Elle le déshabilla d'abord, commençant par ses chaussettes comme il avait l'habitude de le faire. Puis sa blouse d'hôpital et son sous vêtement. Elle plongea le gant de toilette dans la bassine d'eau chaude avant de frotter la peau fragile de son corps puis son visage détendu. Elle l'habilla des plus beaux vêtements qu'elle avait trouvé dans l'armoire. Un pantalon de costume noir désormais trop grand pour lui, un marcel blanc et une chemise à carreaux. Elle coiffa ses cheveux restés blancs et fournis jusqu'à la fin.

Les infirmières du service arrivèrent à ce moment là et la trouvèrent, penchée sur son défunt mari pour le dernier baiser de leur romance. Elle s'éloigna pour observer l'une d'elle repositionner les draps de son aimé, accompagnant son geste de quelques mots d'adieu tandis que l'autre vint près d'elle pour la serrer dans ses bras. Des mois qu'elle arpentait l'hôpital avec sa petite canne et son chapeau à fleurs, tous la connaissaient, tous la respectaient. Tous l'aimaient d'une certaine façon.

Une unique larme roula sur sa joue au moment où elle quitta le service et les lèvres de celui qui venait de la quitter l'effacèrent d'un baiser, d'une dernière caresse. Elle s'en alla sans chagrin, raconter à qui voulait bien l'écouter, à quel point sa vie fut jolie et son mari, le plus bel humain qu'elle ai connu, pour que jamais ne s'efface le souvenir de leur bonheur, de leur vie.

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