𝐗𝐕 - Les régions de l'Ouest

Link était encore tout abasourdi.

Il tenait solidement le carnet dans ses mains, devant lui, tétanisé, comme s'il s'agissait d'un coussin de velours sur lequel on avait déposé le plus délicat et le plus important des diadèmes.

D'un pas mécanique, les yeux rivés vers le cadeau de Sidon, il emprunta le pont du Domaine, afin de regagner la terre ferme.

Les gardes de la porte d'entrée avaient changé : disparus, le jeune officier émeraude et son aîné. Désormais, c'était un Zora et une Zora qui se ressemblaient tant que Link aurait pu en deviner leur fraternité - enfin, s'il avait arrêté à temps de penser au précieux carnet de Mipha.

Quand il eut franchi le portail du Domaine, Link s'arrêta sans même s'en rendre compte.

Allait-il se mettre à lire, et être en retard pour son prochain village ?... Il était si curieux de savoir ce que renfermaient ces pages...

Peut-être pouvait-il lire sur sa jument ?

D'ailleurs, où était—

Le sapin.

Link revit soudain sa jument, disputant d'un regard véhément le conifère, tirant sur la corde que lui, son maître, lui avait passée.

Et elle —la jument— n'était plus là.

Link se détourna discrètement vers les gardes, mais aucun des deux ne semblait percevoir son trouble.

Les deux anciens gardes, l'apprenti et son aîné, avaient du oublier de mentionner cette jument aux nouveaux.

La panique étreignit la gorge de Link de sa poigne de fer.

Sa jument pouvait être partout...ou désormais nulle part, si elle avait fait une mauvaise rencontre.

Qu'allait-il faire ?

Comment avait-il pu être aussi stupide ? Et aussi fainéant ? Le prochain relai n'était pas si loin que ça, il aurait pu parfaitement s'y rendre, afin de mettre sa monture dans les meilleures des conditions...

Il cala le carnet sous son bras, et commença une marche rapide et nerveuse.

Le pire, c'est qu'il ne pouvait même pas l'appeler. Il ne l'avait pas nommée. Pourquoi ne lui avait-il pas donné de prénom ? Quelque chose de simple, facile à retenir, aux consonnes accentuées et frappantes pour que l'animal se redresse dès qu'il l'entendrait.

Pourtant, nommer un cheval n'était pas si anodin... Pourquoi lui n'y avait-il pas pensé avant ?

Le siffler ?

Link s'arrêta net dans sa marche, et porta deux doigts à sa bouche.

De son souffle légèrement saccadé d'angoisse, il émit un long sifflement nasillard.

Seul son écho lui répondit.

Il retint un soupir, et reprit sa marche tourmentée.

Non, il ne pouvait décidément pas l'appeler « le cheval ». Combien se reconnaîtrait sous cette interpellation ?

... Zéro. Puisque les chevaux ne comprennent pas les humains.

Et ça, malheureusement, Link avait tendance à l'oublier.

Il ne suffisait pas de leur susurrer à l'oreille des mots doux pour que votre monture soit apaisée. Et il en prenait durement conscience maintenant, en moment critique.

Et puis, si jamais il ne la retrouvait pas, comment allait-il se débrouiller pour se rendre aux autres villages voisins ?

Allait-il devoir en dompter un sur le chemin ? Mais les troupeaux de chevaux étaient devenus si rares... Du temps où Ganon continuait d'œuvrer sur Hyrule, il y en avait un peu partout, disséminés aux quatre coins du royaume, là où les climats leur ouvraient les portes.

Mais désormais...

Link se rendit compte à quel point le royaume avait évolué.

L'humain avait repris possession de ce qu'il pouvait reprendre, aux yeux des populations voisines et à ses propres coûts. À nouveau, la nature s'effaçait à son passage, comme si l'humain avait cessé d'appartenir à cet étrange univers qu'elle était.

Et, quand Link s'était éveillé, ce jour-là, de son siècle de sommeil, il avait à regagner, seul, à ses risques et périls, les droits et le savoir que l'Humanité avait acquise, puis perdue.

Link se stoppa net.

Un drôle de petit ricanement équin venait de résonner à son oreille droite.

Sa monture ?...

Aussitôt, Link abandonna toutes pensées. Le cœur battant, il se précipita là où il pensait que le rire naissait.

Il remonta un petit sentier herbeux, sillonnant le long d'une petite colline, et quand il en toucha son sommet, il s'arrêta.

Il cligna des yeux.

Cinq fois.

Mais à chaque réouverture, le même décor apparaissait : celui de sa jument... aux côtés de son pareil, au pelage en revanche plus sombre.

Ils broutaient tous les deux, flancs à flancs, face au soleil.

Mais Link connaissait que trop bien sa jument pour deviner un certain enthousiasme à cette activité qui se voulait plutôt passive et paresseuse.

Et le jeune homme avait bien saisi que ce n'était ni l'éclat verdoyant de l'herbe, ni même peut-être son aspect succulent qui lui donnait une telle joie, mais plutôt l'animal qui était à ses côtés.

Link ne sentit même pas ce sourire, qui remontait doucement ses joues.

Ainsi donc, peut-être n'avait-il pas été l'horrible maître qu'il s'était présumé être.

Mais restait tout de même l'instant délicat : il fallait séparer sa monture de son nouvel ami ; Link avait besoin de repartir.

Et puis, il avait perdu tant de temps déjà...

Il se racla la gorge d'un air gêné.

Machinalement, au loin, l'étalon sombre releva le cou, et aperçut, à l'autre bout de la colline, le jeune homme blond.

Sa présence ne devait pas lui plaire, puisqu'il le fixa longuement, les paupières mi-plissés sur ces billes de verre qu'étaient ses yeux, avant de replonger dans la mastication d'un pissenlit.

Visiblement, Link n'était pas le bien venu, ici.

Un langage silencieux s'était certainement noué entre les deux chevaux, puisqu'il vit sa jument rouler les yeux vers lui, un simple quart de seconde, comme pour vérifier que ce qu'avait aperçu son nouvel ami était réel.

Et la réalité ne devait pas lui plaire non plus : elle fit quelques pas latéraux, cassant tout potentiel contact visuel avec son maître, lui tournant définitivement le dos.

Elle espérait peut-être encore que Link ne l'avait pas reconnue.

Ce dernier n'avait vraiment pas le moral à fracasser la bonne humeur des autres. Mais d'un autre côté, il était moins tenté encore de poireauter, lui, et ses questions, et ses sentiments étranges.

D'autant plus que le carnet de Mipha l'attendait, lui...

Il franchit la barrière invisible de l'intimité, et s'avança dans la petite prairie qu'offrait ce plateau de colline.

Ce fût automatique : entendant ses bruits de pas, sa jument continua de tourner sur le côté, de la manière la plus naturelle qui soit, évitant tout regard avec son maître.

Link se demandait quand allait arriver le moment où elle allait prendre ses sabots à son cou, et déguerpir avec son compagnon étalon. Dans ces cas-là, il lui serait sûrement impossible de la rattraper. Quoique... Où pourrait disparaître un cheval paniqué sur une colline ?

Mais ce moment n'arriva pas, et Link parvint à tapoter de sa main sa fesse duveteuse.

L'étalon noir, à nouveau, s'était retiré de son activité, et le fixait avec des yeux suspicieux. Il se demandait possiblement quand il allait exécuter une ruade, qui mettrait cet étrange inconnu loin de sa nouvelle amie, et hors d'état de nuire, par la même occasion.

Link se souvint alors d'un étrange sentiment, qu'il avait ressenti pour la première fois devant un étalon de ce type ; il venait de dénicher, au sein d'un troupeau, un cheval qui le dépassait largement, et qui le toisait d'un air si supérieur que Link comprit aussitôt la lourdeur du regard d'un enseignant sur son élève fautif.

Même s'il ne pouvait pas se remémorer d'un tel sentiment.

« Il est temps d'y aller », finit par lâcher Link, soutenant l'imposant regard de cet étalon.

Finalement, peut-être que les chevaux comprenaient l'Hylien.

Sa jument soupira bruyamment, faisant tressauter sa lèvre supérieure sur sa blanche dentition proéminente. Les quelques petits brins d'herbe restant de sa dernière bouchée dégringolèrent au sol.

Puis, d'un pas si lourd que Link aurait pu croire qu'on lui avait clouté des fers en plombs, elle fit demi-tour, faisant enfin face au jeune homme.

Il voyait clairement qu'elle n'avait pas envie qu'il soit là. Ses paupières basses, lasses et blasées, ses oreilles aplaties d'agacement sur les côtés, le regard aussi noir que la baie de sa nouvelle rencontre.

« Je suis sincèrement désolé, reprit Link. Mais il faut qu'on parte. »

Il se détourna vers l'étalon, et, à nouveau, affronta ses prunelles imposantes.

Il ne savait pas quoi rajouter de plus. Il voulait continuer d'entretenir un espoir, l'espoir qu'ils allaient se revoir, d'ici peu, et que cette coupure l'un de l'autre ne durerait qu'un temps.

Peut-être était-ce sa nature humaine qui avait ce besoin.

Car il savait très bien, lui qui avait vécu loin de cette humanisation, qu'ici, tout ne marchait pas ainsi.

Qu'il était simple, d'être un humain, parfois.

Alors, dans toute la splendeur de son espèce, Link inclina respectueusement le buste.

« Au revoir. Merci d'avoir pris soin de ma jument. »

△▲△

Durant tout le trajet, la monture de Link semblait neutre.

Elle allait au pas, d'un pas si mécanique qu'elle-même ne semblait pas avoir l'impression d'avancer.

Le galop devait être dans ses pensées, certainement...

Parfois elle s'arrêtait, le regard dans le vague. Alors, Link talonnait gentiment son encolure, et elle reprenait.

Le sentiment de la jument commençait doucement à déteindre sur l'humeur de Link. Un sentiment de manque, de solitude, d'avoir été arraché d'un doux cocon douillet avant d'être jeté dans un torrent glacé.

Et un sentiment de vide surtout, dans sa poitrine, comme si tout ce qui l'occupait jusqu'ici s'était soudainement volatilisé sans laisser de trace, sinon le néant.

Certainement de la fatigue.

Il allait vraiment falloir qu'il dorme, les nuits qui suivront.

Puis il arriva dans le village de Cocorico.

C'était sa première escale dans la région de Necluda. Et toutes ces émotions, tous ces évènements, ces rencontres, ces retrouvailles, avaient permis à un détail de fuir son esprit.

Quand Link aperçut le village Cocorico, depuis le plus haut point d'une colline, les maisons étaient trouées. Les arbres, tombés. Les guirlandes de bois, arrachées.

Reluisaient vicieusement dans l'herbe des miettes de cristaux turquoises, restes des assaillants de ce village...

Link en avait oublié toute cette histoire.

Mais où étaient les autres, alors ? Avait-on déserté le village, à nouveau, après une nouvelle vague de cristaux, dont l'existence ne lui avait pas été communiquée ?

La jument sortit brusquement de sa torpeur rêveuse, louchant soupçonneusement sur cette herbe brillante, en contre-bas.

Elle entama une petite marche-arrière, d'une manière si lente et si douce que Link ne le remarqua pas tout de suite.

Mais il fallait qu'il y aille.

Il fallait qu'il sache ce qui s'était passé. Où était Impa. Savoir si elle allait bien.

Terminée, les paroles ; Link se contenta simplement d'indiquer sa jument en tirant légèrement les rênes sur sa gauche.

Butée, elle s'ébroua, hennissant d'un son proche du feulement.

Mais peut-être ne connaissait-elle pas encore l'un des pourtant principaux traits de caractère de son maître, qui était la patience. Il attendit, d'une patience si douce, et peut-être si naïve aussi, qu'on n'osait plus refuser de la faire durer.

Alors, la monture exhala un soupir nasal, et, d'un pas cependant méfiant, s'engagea vers le petit sentier descendant à Cocorico.

Malheureusement, ses yeux n'avaient pas trompé Link ; le village semblait désormais inhabité. Plus un bruit ne résonnait dans les ruelles, pas un vent, pas un souffle.

Des arbres étaient tombés, et bouchaient le passage. Et, même si rares étaient les cristaux encore plantés dans le sol, on devinait leur terrible passage aux plaques grises qu'ils laissaient sur la pelouse autrefois verte.

Link arrêta sa jument, passa un pied en amazone, avant de se laisser glisser le long de sa baie jusqu'au sol.

Dans le ciel, le Soleil était déjà bien haut, peut-être trop haut pour que Link soit encore à Cocorico.

Mais repartir pourchasser le temps qu'il avait lui-même perdu lui semblait vain, et étrangement égoïste pour ce village souffrant.

« Hé ! Mais qu'est-ce que vous faites là ? »

Un homme venait de surgir de derrière l'une de ces maisons traditionnelles.

Link eut un inconscient mouvement de recul.

Cet homme portait un masque, dans une espèce de granite noir et poli recouvrant l'entièreté de son visage. La partie au niveau de sa bouche avait été modulée de manière à laisser une place pour ses lèvres, et l'on avait percé quelques trous stratégiques afin que l'air puisse circuler un maximum sous cette armure.

Le Cocoricoï se dirigea à grands pas précis et souples vers le jeune homme, évitant soigneusement la poudre de cristaux reluisant dans l'herbe.

« Aucun habitant et aucun touriste n'est autorisé à entrer, tonna-t-il, quand il se retrouva à un mètre de Link. Nous avons fait une vidange des lieux. Les cristaux sont dangereux.

— Vous les détruisez ?

— Exact. C'est une opération délicate, et terriblement dangereuse pour des gens ne portant aucune protection digne de ce nom. C'est votre cas, mon bon monsieur. Maintenant, veuillez circuler. »

L'homme se détourna, et, à nouveau, enjamba les cristaux.

Link le regarda s'éloigner, avant de questionner, d'une voix plus forte :

« Où sont partis les autres Cocoricoïs ? »

Ce ne fut que quand l'homme termina sa traversée qu'il lui répondit :

« Au Sud... Ils vont rester un bon bout de temps. Au moins jusqu'au Couronnement. Il y a un petit village de pêcheurs. J'savais même pas qu'il en existait un. Il n'est mentionné sur aucune carte actuelle. M'enfin bref. Toute la population est là-bas. Maintenant, circulez !

— Vous voulez de l'aide ? »

L'homme se détourna vers Link.

Même si la quasi-totalité de son visage était dissimulée sous cet épais masque, le jeune homme devinait la surprise et la suspicion.

Étrangement, ce garde n'avait pas reconnu Link, en tant qu'Héros de la Légende. Rares étaient ceux qui échappaient à cette connaissance.

Et à ces moments, Link retrouvait - ou découvrait - l'agréable sentiment d'être le plus pur des inconnus, et l'Hylien le plus banal que puisse porter ces terres.

« Nous fonctionnons de manière très stricte, finit par lâcher le Cocoricoï. Nous n'avons pas le temps de vous apprendre. Et puis, nous n'avons pas assez de masque à gaz pour vous accueillir dans notre troupe. Aux regrets. »

Il rajouta, d'une voix semi-étouffée par son masque :

« Et puis, si vous voulez vraiment voir notre Chef Impa, ainsi que tous les autres Cocoricoïs, vous feriez mieux de vous mettre en route maintenant. Le village des pêcheurs n'est pas tout près, tout près, hein. Si vous voulez rentrer chez vous avant la tombée de la nuit, je ferai mieux de me couper dans mes paroles et vous de partir tout de suite. »

Link hocha la tête.

« Merci.

— Pas de soucis. Allez, faites vite. Vous voyez où est ce village ? »

Nouvel hochement de tête.

L'année où il s'était retrouvé seul, Link avait eu l'occasion de fouiller Hyrule dans ses moindres recoins. Ce village, en effet, avait été l'une de ses escales.

Ce qui l'étonnait en revanche, c'était que cet homme ne connaisse pas ce petit hameau, qui n'était pourtant pas si loin.

Peut-être que, durant la Calamité, peu de gens avaient osé s'aventurer au-delà des réconfortantes barrières de leur familier village...

Déjà, l'homme repartait. Il était pressé, cela se voyait. Tourmenté, même. L'histoire des cristaux ne devait pas le laisser de marbre. Les détruire ne devait pas être une mince affaire.

Link se tourna vers la jument.

Cette dernière avait refusé de goûter à cette nouvelle herbe que lui offrait le village, étant truffée de petits scintillements verdâtres.

Ne pas s'adonner à l'une de ses activités fétiches semblait l'agacer au plus au point. Boudeuse, son sabot labourait le sol, soulevant quelques mottes de terre au passage de son fer.

Peut-être que le sombre étalon continuait de trotter dans son esprit...

« ... Tu vois, fit Link dans un murmure. Tu vois ce que ça fait, d'être humain, parfois...»

Sa monture souffla.

△▲△

Impa allait mieux.

En tout cas, elle avait retrouvé quelques couleurs.

Le discours s'était bien passé. Il avait découvert le village, dont la population avait doublé, voire peut-être même triplé ; bon nombres de pêcheurs, chaleureux et amicaux, avaient accueilli à bras ouverts les Cocoricoïs désemparés, démunis face à leur village en perte, dans leurs petites maisonnettes littorales. Certes, ils étaient tous un peu serrés ; Link avait entrevu, par l'une des petites fenêtres trouant les murs des petites huttes, des tapis, que l'on avait étalé sur le sol tatamis, où étaient allongés de jeunes enfants en pleine sieste.

Le public fut donc plus nombreux que ce que Link avait suspecté, mais cela ne le dérangea pas. Son discours se déroula à merveille, et il promit à Impa, avant de partir, de prendre soin de Zelda, et de la voir sur la piste de bal du Couronnement.

Il partit donc vers Elimith. Il avait essayé de savoir s'ils avaient fui leur région, eux aussi, mais personne ne savait exactement. Link espéra simplement que le détour ne serait pas si grand ; le temps galopait bien plus vite que lui et sa jument, avec cette dernière qui semblait toujours aussi loin de tout.

Finalement, il arriva au village d'Elimith, et son escale ne dura qu'un discours, car le soleil, dans le ciel, avait déjà revêtu les couleurs ardentes de son coucher.




Link pesait le pour et le contre.

La nuit commençait à recouvrir le ciel de son drap d'encre. Déjà, dans le firmament lavande, scintillaient deux étoiles, s'éveillant tout juste de leur court sommeil.

Était-il sage de continuer à voyager par cette nuit sans que la Lune soit avec eux ?

Sa jument soupira, d'un soupir lourd d'agacement.

Depuis qu'ils avaient quitté le village d'Elimith, elle avait délaissé son étrange comportement lunaire, distrait et distant. Désormais, un agacement et un bon début de colère semblaient lui picoter les naseaux, et brusquer chacun de ses pas.

Elle devait être fatiguée. Énervée de devoir parcourir tout ce chemin, et de ne pas respecter le doux sommeil que promettait habituellement la tombée du jour.

Mais Link pensait à Zelda. Zelda, au château d'Hyrule, qui, même à cette heure avancée, devait continuer de travailler.

Celle qui, aux écuries, lui avait pris la main, et avait demandé, d'une voix infiniment soucieuse, de revenir la voir dès qu'il rentrerait.

Il pouvait encore sentir la douce caresse de son pouce, et ses yeux, brillants d'anxiété.

Il serra les lèvres.

Puis talonna sa jument.

« On a du chemin à faire, déclara Link, plus pour lui-même que pour sa monture. On dormira plus tard. »

Ses ordres-là lui déplaisaient : la monture renifla d'un air courroucé, avant d'émettre un hennissement mécontent.

« De toute façon, il n'y a pas de relai proche, poursuivit le jeune homme, ignorant les plaintes de l'animal. À moins de vouloir dormir dans une rivière, on n'a pas le choix.»

Si, en vérité, il y avait bien un relai, Link s'en souvenait. Mais l'atteindre l'obligeait à se détourner du chemin, à prendre un nouveau retard, et à émietter la promesse qu'il avait faite à Zelda.

De mauvaise grâce, la jument reprit sa trotte, du pas souple qui la caractérisait.

Ça y est, la nuit était là. Le Soleil était parti éclairer les cieux d'autres contrées, et de petites étoiles riaient dans l'obscur firmament.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, Link sentait sa jument raidir le pas. Il la surprit vouloir dévier plus d'une fois du chemin qu'il lui avait indiqué. Parfois, elle s'arrêtait net. Pas par fatigue, car ses membres étaient droits dans leur sabot, bien réveillés par toute la trotte qui les avaient conduit jusqu'ici.

Non. Elle faisait cela par pure provocation, Link en avait bien peur.

Il attendit sagement, que la jument reprenne son souffle, calme ses élans provocateurs, et se remette en route.

Mais une bonne minute plus tard, la jument n'avait toujours pas bougé d'un pouce.

De quoi était-elle en colère ? Que son maître l'ait séparée de son nouvel ami, au Domaine Zora ? Que ce même personnage ait tenté de l'attacher à un sapin ?

Doucement, Link tapota le long cou de sa monture, où pendait en cascade une belle crinière onctueuse.

Mais la jument n'opéra pas. Pire : elle se mit à faire marche-arrière, d'un piétinement nerveux, tournant à droite, à gauche, refusant d'aller plus loin.

Bon, il était temps de faire quelque chose.

Link décida de quitter le dos de sa monture. Tant pis, il continuerait lui à pied, mais il ne pouvait vraiment pas se permettre de ralentir la cadence.

Il tenta d'attraper les rênes de sa jument, afin de la garder près de lui, mais elle refusa, secouant énergiquement la tête dans tous les sens.

Alors, ils commencèrent une longue marche, l'un à côté de l'autre.

De l'extérieur, on pouvait voir deux ombres, longer la rivière Primo. L'une avait quatre pattes, un long cou, qu'elle plongeait vers l'avant, dans un air pensif.

L'autre avait quatre membres également, mais ne s'en servait plus que de deux. Son cou était bien autre, et son air à lui ne trompait pas : on devinait qu'il était tourmenté.

Puis, Link redressa la tête.

Et il se rendit compte que sa jument n'était plus là.

△▲△

Elle s'était éclipsée, dans la nuit.

Peu importait la raison ; cette fois, elle avait décidé de quitter son maître pour de bon.

Et désormais, il était seul, aux côtés d'un fleuve miroitant sous les étoiles, et d'une petite, mais dense forêt assombrie par les touffes feuillues.

Link ne pensait plus à rien.

Soit à tout.

Doucement, il s'installa contre un arbre, logeant son corps au sein de ses racines, son torse appuyé contre l'écorce du tronc. Son dos en percevait chacune des surfaces, les agréables, douces, recouvertes de mousse, et celles qui poignardaient le dos, laissaient de vilaines cicatrices, et qui allaient même parfois jusqu'à déplacer des vertèbres.

Il souffla.

Il y a un an. Peut-être pas jour pour jour, mais une année bien comptée.

Il était là.

Seul, perdu dans la nature. Privé de ses souvenirs.

Un an. Pas beaucoup, finalement, sur tout une vie humaine.

Mais énorme pour un nourrisson faisant son arrivée dans le monde.

Quand il avait fini par rejoindre Zelda, et défaire Hyrule de l'emprise de Ganon, il se souvenait de ces jours, où l'on le regardait avec un étrange regard. Les fois où il mangeait, les fois où il parcourait rapidement les couloirs, les fois où il vivait ce qu'il avait, selon lui, toujours vécu.

Et puis, il se souvenait encore de ce repas, où Zelda avait décidé de lui saisir les poignets, de positionner délicatement les couverts entre ses doigts sauvages, et de faire doucement coulisser la lame métallique de son couteau sur le dessus de sa viande.

Oui, Link avait appris à manger.

Ré-appris.

Pouvait-on encore le désigner comme humain, cet être civilisé ayant conquis le monde ? Ou comme un animal, ayant soumis son corps et son esprit aux rudes épreuves que lui soumettrait la nature ?

Quel était le mieux, quel était le pire ?

Y avait-il des choses qu'il avait ainsi perdues ? Des connaissances qu'il avait apprises durant cette période presque animale, puis oubliées en recouvrant celles d'un humain ?

Aimerait-il retourner à cet état sauvage ?

Un petit insecte courait le long de sa botte, remontant sa partie de cuir.

Il fallait qu'il se relève, ou se serait bien plus d'une petite bestiole qui finirait par l'engloutir.

Et cette blessure, qui continuait de gravir la pente de son épaule...

Où était partie la présence ? Était-elle partie sur sa propre volonté, ou par une contrainte spectrale ? Tiens, cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas revu les Prodiges...

Il porta sa main bandée et gantée sous son regard.

Puis finalement, la laissa retomber le long de sa cuisse.

C'était certainement mieux comme ça.

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