Respiration

Lorsque j'allais encore au lycée, j'avais souvent l'impression de n'être qu'une ombre chinoise. Une ombre chinoise faite de doigts dont les phalanges étaient percées de fils. Ces fils qui conduisaient notre avenir. On croit avoir le choix alors que notre quotidien est rythmé, encadré, placé en culture dans des boîtes hermétiques.
C'est pour ça que j'aimais aller, à la fin des cours, dans les gares. Les cartes SNCF me signifiaient toutes les possibilités d'échapper à mon quotidien sur des grandes lignes.
Alors, je m'asseyais sur les bancs moroses et humides. Délestée de tout bagage. J'aimais me dire : "Bouge ton existence, billet pour l'inconnu." Je m'imaginais me glisser entre les passagers, dans la flopée. Absorbée par toutes ces lignes et ces destins qui se rencontrent dans un même endroit. Fascinée par la facilité avec laquelle j'aurais pu bouger mon existence. Prendre ce train. N'importe lequel. Défier la tranquillité de ma vie. En fait, c'était tout l'opposé d'aujourd'hui. Je cherchais à échapper à la routine. Briser la chaîne qui m'entravait à cette société rapide ou tout était rythmé par un tic tac effrayant.
Des horloges qui nous suivaient, espionnes de notre temps. Espionnes de nos moindres respirations. Alors je voulais leur donner tord, leur montrer que je pouvais faire changer les choses.
J'aimais la sensation que me procurait le son du rail, l'électricité de la vie.

Allez Mao, lance toi.
Glisse toi dans ce train.

Jamais je n'ai réussi à trouver le courage de monter sur le marchepied, de me couler à l'intérieur du wagon et de regarder la ville qui défile derrière la vitre comme une pellicule qu'on déroule.

J'avais eu le sentiment étrange, toute ma vie, de jouer dans un théâtre dont le public connais déjà les personnages. Tout le monde connaît l'histoire. Elle a été jouée cent fois. Elle se répète. C'est la routine. Et puis d'un coup, l'accident. Les fils qui lâchent. L'impression de tomber toujours plus profond. Et cette obsession de retrouver la sécurité du quotidien. Cependant, ce que je ne comprenais pas, c'était que cet événement me permettait de devenir maître de ma vie. De sortir de ma danse éternelle. De cette ronde qui me donnais le tournis. Je rêvais d'une réaction chimique, d'une explosion déséquilibrée, violente.

                                                                                      VIVANTE
                                                                 d'être aussi
                                      eu l'impression
                         jamais
             je n'ai
     soir
Ce

Elio me tient la main pour ne pas que je me perde dans le noir. On court à en perdre haleine. Il rit. Je sens que ça gonfle, moi aussi, sans que ça parvienne à sortir. Il m'entraîne à travers les champs. La lune nous éclaire de sa lumière bienveillante. J'écarte alors les bras pour sentir l'air qui gonfle mes cheveux, les senteurs de la terre mouillée, de fumée et de miel. Je respire. Toutes les particules de mon corps sont en éveil. Je respire. Une véritable chapelle s'est installée au creux de ma poitrine, elle amplifie toute les sensations que j'éprouve, spatiale.  
L'herbe haute qui me chatouille les mollets, l'odeur âcre du feu de cheminée, les cerisiers blancs dentelle, le rire d'Elio, le contact du cuir contre mes pieds, le froid piquant, la main du jeune homme dans la mienne, ardente comme un brasier, la lumière tamisée de la lune projetant nos ombres dans la plaine, ma gorge qui se dénoue, mes cordes vocales qui se lient, la sensation de pouvoir respirer, enfin.

Respire.

Le monde qui s'arrête.

Respire.

Subitement.

Et puis, comme un murmure :
- Elio, tu m'apprendras à jouer du violoncelle ?

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