Face à face

La lumière jaunâtre et fantomatique d'un abat-jour plonge la pièce dans la pénombre. Mon parquet est jonché de portraits du félin roux. Mais je n'ai plus de papier. Le Chat vient me rejoindre au bas du lit, il tend sa petite tête poilue vers moi. Je le caresse entre les deux oreilles. Cela fait maintenant plus de quatre jours que la boule de poil n'a pas quitté ma chambre. Je lui monte des bouts de jambon lorsque je me faufile jusqu'à la cuisine, il n'a pas l'air décidé à s'en aller. Et curieusement, cela me rassure. Je n'en peut plus d'être seule. Je suis contente, le matin lorsque je sens son poids sur mes jambes, qu'il grogne en se frottant affectueusement contre ma joue, ou qu'il se met à bondir dans tout les coins en se battant avec les pieds du lit. Ce petit point rouge qui éclaire ma longue vie monotone en noir et blanc. Dehors, en apesanteur au-dessus de l'herbe, le brouillard règne tout le jour. Le ciel reste gris, sans nuages. Pas d'hirondelles ni de merle noir. Mon nouvel ami vient me voir, près de la fenêtre. Il se glisse sur le rebord et se met à observer consciencieusement le jardin d'en face. Je crois savoir d'où vient Le Chat. Bientôt, il faudra que je le ramène. Son museau en l'air, il observe la buée contre la vitre, puis tourne vers moi son regard doré, mille paillettes y dansent. J'aime bien les chats, ils dégagent une sorte de majesté blasé comme s'ils savaient qu'ils sont supérieurs à nous. Une élégance sans bornes. Mais je ne pourrais pas le laisser éternellement dans ma chambre à se nourrir de jambon. Et je n'ai plus de papier, je ne peux plus dessiner, le garder ici n'a donc plus aucun sens.

J'ai pris ma décision. Lorsque la poignée de ma porte tourne, j'ai l'impression de me réveiller d'un songe. Depuis deux jours, je ne suis pas sorti de la taverne. J'avais peur de croiser mon oncle. Depuis l'épisode de la dernière fois nous prenons soin de nous ignorer. En catimini je me coule à l'extérieur, Le Chat sur les talons. Je me force à prendre une douche, puis saisis les premiers vêtements qui me tombent sous la main. Le résultat n'est pas des plus harmonieux mais je n'y attache aucune importance. J'ai l'impression que le félin devine se que je vais faire. Il me dévisage, narquois, de ses yeux dorés. Je hoche la tête comme pour me convaincre moi-même. Je souffle. Ok, on y va. Tu peux le faire. Je prends le chat à deux mains, dévale les escaliers aussi vite que mes jambes me le permettent, contourne une table basse, descends encore une volée d'escaliers grinçants et déboule dans le vestibule désert. Mes doigts fins sont serrés contre le poil doux du félin que je tiens entre mes mains. Le plus drôle, c'est qu'il ne dit rien, cela lui semble sans doute normal d'être étouffé par des membres squelettiques. Les clefs sont posées sur un grand secrétaire près de la porte. Je change le chat de bras. Je me saisis des clefs de l'autre. Serrure. Clic ! Lumière. Vent qui chatouille la nuque et fait danser les cheveux, défiant les lois de l'apesanteur. Froids qui décortique les doigts et congèle le nez. Pluie fine qui single le visage. Je suis Dehors. La bise est chargée d'odeurs qui m'emplissent les narines. Bergamote, feu de cheminé, feuilles en décomposition. Le monde aurait pu arrêter de tourner à ce moment là, je croix que n'y aurait pas prêté attention. Cela faisait des mois et des mois que je n'étais pas sortie, Dehors. Était-ce alors l'émoi de respirer enfin l'air de la terre ou bien l'euphorie de pouvoir sentir les gouttes qui s'écrasaient contre mon ciré jaune mais je ne sais pas ce qu'il m'a pris. C'est arrivé. À cet instant, j'ai fait ce qui me semblait être le plus banale. Je me suis pointé chez les voisins, le chat sous le bras -qui commençait à peser son poids- et j'ai sonné.

Alors que j'aurais dû me retrouver à un point stratégique de ma vie, à un moment où tout pouvait basculer, j'ai commencé à divaguer et à penser à n'importe quoi. Ça sent le dentifrice. Est-ce que j'ai bien fermé la porte du frigo ? Et si toute ma vie n'était qu'un rêve et que j'allais me réveiller ? J'aimerais bien manger du céleri. Le lanceur de la fusée Ariane, il utilisait du kérosène ? Est-ce que quelqu'un va finir par daigner ouvrir la porte ? Mais personne en s'est pointé. Et je suis restée là, avec la masse informe entre les doigts.  Pour être honnête, je n'avais aucune envie de rentrer chez mon oncle et de retrouver mon existence morbide, vivant dans l'attente croissance d'un miracle. En tout cas ce qui était sûr c'est que mon avenir avait dû se vautrer quelque part. J'avais souvent imaginé des scénaristes, appliqués à rassembler touts les évènements les plus merdiques qu'on puisse avoir dans une vie, pour ensuite me les balancer en se demandant comment j'allais réagir cette fois-ci. Dernièrement ils avaient fait fort. Un accident de voiture ? Check ! Un coma de deux semaines ? Check ! L'enterrement de ses parents ? Check ! Un état post-traumatique ? Check ! L'obligation de déménager chez le seul parent qu'il me reste alors qu'on se déteste mutuellement ? Check ! Comme quoi mes créateurs sont vraiment à chier.

Alors que j'allais me résigner et regagner la bicoque qui me servait de prison, une petite musique s'est fait entendre. L'animal que je viens de lâcher se met à trottiner en direction de l'arrière de la masure blanche. Je le suis sans vraiment savoir si j'en ai le droit, jette un coup d'œil à la fenêtre de ce qui semble être une salle à manger. Un garçon est assis à la table. Il a l'air absorbé par la construction d'une maquette d'avion. Un N-X-211 pour être exacte. Par une coïncidence inouïe, c'est le seul modèle d'avion que je connaisse. J'hésite à frapper au carreau. Deux camps se dressent dans mon esprit. Une guerre sans merci opposant les muscles du bras droit commandant l'impact de ma main sur la vitre et mes neurones qui supplient de n'adresser la parole à personne. La Team du bras droit l'emporte. Je toque contre la vitre.

Le garçon lève la tête, il m'aperçoit. Le chat monte sur le rebord de la fenêtre, il l'aperçoit. Son visage s'éclaire. Dans mon cerveau, des sirènes d'alarmes se sont déclenchés, ils envoient des signaux de détresse à tout mon organisme, mes techniciens intérieurs hochent la tête de manière résigné : on va devoir faire face à un cas de force majeur. Un garçon de notre âge. Je pense que c'est de loin le pire scénario jamais inventé par les planificateurs de mon avenir. Les mecs vous avez déconnés sur ce coup-là...
Il tourne la poignée de la fenêtre. L'ouvre, me dévisage. Le chat -ce traître- se glisse à l'intérieur sans nous accorder plus d'attention. Là-haut les techniciens s'affolent : il va nous parler !
-   Tu...euh...tu as trouvé mon chat ?
Silence radio de mon côté. Calme toi bon sang ! Reprend-toi ! Mao ! Bouge ! Ma bouche se tord en un sourire. Ok...c'est pas terrible mais ça passe. Est-ce que je me suis lavé les dents ? Oh mon dieu ça doit être immonde...
De l'autre côté de la cloison, le jeune homme se balance d'un pied sur l'autre, l'air gêné.
-   Tu veux peut-être entrer ? Tente t-il pour essayer de lancer un semblant de conversation.
C'est sans doute le silence le plus pesant qu'il m'eût été donné de vivre. Je ne réponds rien. Ma langue est sèche, mes doigts tremblent, mon inconscient fait son testament.
- Elio ! Une voix retentit dans l'habitation. Le garçon fait volte-face. Puis vers moi :
- Tu peux faire le tour, la porte est ouverte. Je...tu pourras m'expliquer pour le chat comme ça ?
Je hoche la tête, pas très convaincue que se soit une bonne idée. Les rouages de mon cerveau se remettent en marche, j'emprunte la même allée en chemin inverse. La porte d'entrée est entrouverte, je ne peux m'empêcher de pénétrer dans le vestibule.

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