LXXXIV - Océane
Paris - Octobre 2023
Sept mois. Sept mois que je porte ce bébé, et je n'en peux plus. Chaque matin, je me réveille avant l'aube, non pas parce que je le veux, mais parce que mon ventre, énorme et tendu, m'empêche de trouver une position confortable. J'ai l'impression que mon corps n'est plus le mien, comme s'il avait été réquisitionné pour une mission que je n'ai pas totalement comprise. Je m'agite, je me tourne, je me retourne, et rien n'y fait. Les draps froissés témoignent de mes nuits mouvementées, et à chaque coup de pied du bébé, je grimace, oscillant entre fierté et exaspération.
Je pose mes mains sur mon ventre, le caressant doucement. Parfois, je lui parle, à ce bébé qui fait déjà partie de moi, mais qui me pousse à bout. "Je t'aime, tu sais, mais laisse-moi dormir un peu, d'accord ?" Bien sûr, aucune réponse. Juste un autre coup de pied, comme s'il se moquait de moi. Je finis par soupirer et par abandonner l'idée de dormir.
Quand je sors du lit, mes jambes semblent hésiter sous le poids supplémentaire que je porte. Mon dos me fait mal dès que je pose un pied au sol, une douleur sourde qui ne me quitte jamais vraiment. La salle de bain est ma première étape, mais même là, je lutte. Attraper mon gel douche ? Une épreuve. Me pencher pour sécher mes jambes ? Un calvaire. Parfois, je reste juste sous l'eau chaude, laissant les larmes couler silencieusement. Pas parce que je suis triste, mais parce que je suis épuisée, physiquement et émotionnellement.
Mathieu, bien sûr, est parfait. Trop parfait parfois. Ce matin, il m'a préparé un petit-déjeuner. Une assiette bien garnie, avec des fruits, des toasts et un café décaféiné que je déteste mais que je bois parce que je n'ai pas le choix. Je le remercie avec un sourire, mais dès qu'il a le dos tourné, je repousse l'assiette. Rien ne passe. Les nausées, ces foutues nausées, sont revenues. Et je ne parle même pas des hormones qui me jouent des tours. Une minute, je ris aux éclats ; la suivante, je pleure parce que je me sens inutile.
M'habiller est une autre épreuve. Je me tiens devant mon placard, les bras croisés, en regardant les vêtements que je ne peux plus porter. Mes jeans ? Oubliés. Mes robes moulantes ? Une blague. Tout ce que je peux enfiler maintenant, ce sont des leggings de grossesse et des pulls amples. Et même ça, ça me demande une énergie folle. Je tire, je pousse, je râle, et une fois habillée, je m'assois sur le canapé, complètement essoufflée.
Mes tubes de peinture et mon chevalet sont là, juste à côté, et je les regarde avec une envie désespérée. Peindre me manque. Mais maintenant, rester debout trop longtemps me donne des vertiges, et rester assise me fait mal au dos. Alors je fais ce que je peux : quelques traits, quelques couleurs, avant d'abandonner et de revenir m'allonger.
Parfois, je me dis que je devrais appeler Mathieu pour lui dire à quel point je suis à bout. Mais je ne le fais pas. Il fait déjà tellement, et je n'ai pas envie de lui rajouter mes plaintes. Alors je garde tout pour moi. Je serre les dents, je souris quand il rentre, et je fais semblant que tout va bien.
Et pourtant, malgré tout ça, malgré la fatigue, les douleurs, et les larmes, il y a des moments où je me surprends à sourire. Comme quand je sens ce bébé bouger, ou quand je vois Mathieu poser ses mains sur mon ventre avec une lueur d'émerveillement dans les yeux. Ces instants me rappellent pourquoi je fais tout ça. Pourquoi, même si c'est difficile, je continue. Parce que ce n'est pas juste un bébé. C'est notre bébé. Et ça, ça vaut bien toutes les courbatures et les nuits sans sommeil du monde.
La journée se poursuit doucement, mais mon corps me rappelle à chaque instant que je ne suis plus la même. Je suis affalée sur le canapé, un coussin calé dans le dos, quand Mathieu rentre. Il a ce sourire fatigué mais sincère, celui qui illumine ma journée même si je fais tout pour le cacher.
— Salut, princesse, il lance en déposant ses affaires. Comment ça va ?
— Comme une baleine échouée, je grogne en massant mes pieds gonflés.
Il rit doucement avant de se pencher pour m'embrasser sur le front.
— T'exagères. T'es magnifique, même comme ça.
— Magnifique ? Sérieux ? J'ai passé dix minutes à enfiler un legging et j'ai l'impression d'avoir couru un marathon.
— Eh bah pour quelqu'un qui a couru un marathon, tu restes la plus belle.
Je roule des yeux, mais son compliment me touche malgré moi. Il disparaît dans la cuisine pour préparer un café, et je reste là, bercée par le bruit de ses mouvements.
— T'as mangé ? il me demande en revenant avec sa tasse.
— J'ai grignoté un truc, je réponds vaguement.
Il s'arrête, me regarde, et je sens venir la remarque.
— Grignoté quoi, exactement ? Tu dois manger correctement, Océane.
— Mathieu, pas aujourd'hui, je souffle, déjà agacée.
— Pas aujourd'hui ? Tu dis ça tous les jours, Océ. Tu crois que c'est bon pour le bébé, ça ?
Son ton est plus sec que d'habitude, et ça me pique immédiatement.
— Tu crois que je fais exprès ? Que je me régale de ne rien avaler parce que j'ai des nausées non-stop ? je réplique, ma voix montant d'un cran.
— Je dis juste que...
— T'arrêtes jamais avec tes "je dis juste" ! Tu crois que je le vis comment, tout ça ? Que c'est facile ?
Les mots fusent, et je vois son visage se fermer. Mais je ne peux pas m'arrêter. Tout ce que je retiens depuis des semaines éclate d'un coup.
— Je porte ton enfant, Mathieu ! Et tout ce que tu trouves à faire, c'est de me reprocher de pas manger comme il faut !
Il reste immobile, surpris par mon explosion. Et moi, je sens mes yeux s'embuer, ma gorge se serrer. Les hormones prennent le dessus, et avant même que je m'en rende compte, des larmes coulent sur mes joues.
— Océ, commence-t-il, mais je lève la main pour l'interrompre.
— Laisse-moi tranquille.
Je me lève brusquement, regrettant aussitôt mon geste quand une douleur fulgurante me traverse le dos. Je vacille, et il est là en un instant, me rattrapant avant que je ne perde l'équilibre.
— Putain, Océane, excuse-moi, je suis débile, souffle-t-il, sa voix tremblante.
Je ne réponds pas, les larmes continuant de couler silencieusement. Il me guide doucement jusqu'au canapé et s'agenouille devant moi.
— Je suis désolé, vraiment. Ça me tue de te voir comme ça, je jure que j'essaye de faire au mieux... mais je suis nul.
Ses mains entourent les miennes, et je vois dans ses yeux qu'il est sincèrement désolé.
— Je sais que c'est dur pour toi. Je le vois, je le sens. Et ça me rend dingue de pas pouvoir te soulager. Si je pouvais prendre ta place, je le ferais sans hésiter.
— Tu dis n'importe quoi, je murmure, ma voix brisée.
— Non, c'est vrai. Tu souffres tellement, et moi, j'dis de la merde alors que je sais très bien que tu fais au mieux. Pardon mon amour.
Il essuie doucement mes larmes avec ses pouces, son regard planté dans le mien.
— Je suis tellement fier de toi, Océ. Et je t'aime. Toi, et ce petit être qu'on a créé ensemble.
Ces mots-là, dits avec tant de sincérité, font éclater une nouvelle vague d'émotions en moi. Mais cette fois, ce sont des larmes de soulagement.
— Je t'aime aussi, je murmure.
Il m'embrasse doucement, ses lèvres effleurant les miennes avec une tendresse infinie.
— Allez, repose-toi. Laisse-moi m'occuper de tout ce soir.
— Tu vas pas encore brûler la cuisine ? je plaisante faiblement, un petit sourire sur les lèvres.
Il rit, et cette légèreté, même infime, est exactement ce dont j'avais besoin.
— Non, je gère, fais moi confiance.
Il attrape une poêle et manque de la faire tomber sur ces pieds ce qui me fait soupirer.
— En fait, reste pas là, tu me déconcentre.
J'explose de rire malgré moi. Mathieu est un homme bourré de talent, mais en cuisine c'est une autre histoire. Je m'installe sur le canapé, mes jambes repliées sous moi, un léger sourire sur les lèvres en l'imaginant s'affairer dans la pièce d'à côté.
Une vingtaine de minutes plus tard, il revient tout sourire, une assiette de pâtes dans chaque main.
— Voilà, madame. Ton repas cinq étoiles, dit-il en posant l'assiette devant moi avec un petit clin d'œil.
— Merci monsieur le chef !
Je commence à manger lentement et étonnamment, pour une fois, je ne suis pas écœurée par la moindre bouchée que j'avale.
Cela fait bien longtemps que je n'ai pas réussi à manger autant et, quand je redemande une assiette à Mathieu, ces sourcils se lèvent si haut que je me moque de lui.
— Bah quoi ?
— Qui est tu et qu'à tu fais de ma femme ?
— Fais pas l'idiot et amène moi une autre assiette, je dis d'un ton que je veux autoritaire.
Mathieu éclate de rire, secouant la tête avant de se lever.
— C'est bon, j'y vais, j'y vais...
Il revient rapidement avec une nouvelle assiette, me la tendant avec un sourire narquois.
— Fais gaffe, si tu continues à avoir cet appétit-là, notre bébé va sortir avec une fourchette à la main.
— Très drôle, je réponds en levant les yeux au ciel. Maintenant, laisse-moi savourer en paix.
On finit le repas dans une ambiance légère, balançant des vannes et plaisantant sur nos théories farfelues à propos du bébé. Mais une fois les assiettes débarrassées, Mathieu reprend son ton un peu plus sérieux.
— Bon, maintenant que madame est rassasiée, faut que je m'occupe de toi correctement.
— Encore une surprise ? je demande, légèrement méfiante.
— Une surprise ? Non. Un bain, par contre, oui. Allez, viens.
Je le suis jusqu'à la salle de bain, où il s'empresse de faire couler un bain moussant. Il y ajoute quelques gouttes d'huile essentielle, et l'odeur apaisante de lavande envahit immédiatement la pièce.
Je me glisse dans l'eau chaude ce qui me détend instantanément. Je sens la pression dans mes muscles se relâcher et je laisse échapper un soupir de bien être.
Mathieu s'assoit sur le rebord de la baignoire, ses yeux scrutant mon visage, comme s'il cherchait à deviner ce que je ressens. Il tend la main et commence à masser doucement mes épaules. Ses doigts glissent sur ma peau humide, dénouant un à un les nœuds de tension accumulés.
— T'as l'air un peu plus détendue déjà, murmure-t-il, son ton doux mais taquin.
Je ferme les yeux, profitant de chaque mouvement.
— T'as raté ta vocation, je lâche d'une voix étouffée.
— J'ai encore quelques tours dans mon sac, répond-il en riant doucement.
Ses mains descendent lentement le long de mes bras, appuyant légèrement sur les points les plus douloureux. Je me laisse totalement aller, bercée par ses gestes. Mais bientôt, ses doigts remontent vers mes clavicules, puis dérivent doucement sur ma poitrine.
Il entre dans l'eau, uniquement vêtu de son caleçon et plaque mon dos contre son torse, une main possessive posée sur mon ventre arrondi.
Je rouvre les yeux, surprise, et croise son regard. Il y a quelque chose de différent dans la façon dont il me regarde, une intensité à laquelle je ne m'attendais pas. Mon souffle se coupe un instant, et je sens un frisson me parcourir malgré la chaleur de l'eau.
— Océane, souffle-t-il, sa voix grave, presque rauque.
Je ne réponds pas. Mon corps parle à ma place, mon dos s'arc-boutant légèrement sous ses caresses. Cela fait si longtemps que je ne me suis pas sentie aussi connectée à lui, si longtemps que mon propre désir m'a semblé étouffé par la fatigue et les douleurs.
— Laisse-toi aller, dit-il doucement, ses lèvres effleurant mon oreille.
Sa main glisse lentement sous l'eau, suivant les courbes de mon corps jusqu'à atteindre l'endroit où la tension est la plus forte. Mon souffle se brise, un mélange de surprise et de besoin que je ne peux plus ignorer.
— Mathieu...
— Chut, me coupe-t-il, son ton toujours aussi apaisant. Je veux juste te détendre... te rappeler que t'es magnifique, que t'es désirée. Que je t'aime et que sans toi, ma vie n'a aucun sens.
Ses doigts s'égarent, trouvant un rythme lent mais précis, et je sens mon corps se relâcher peu à peu. Mon esprit cesse de tourner à mille à l'heure. Il n'y a plus que lui, sa main, ses gestes, et le bruit apaisant de l'eau.
— Ça va ? murmure-t-il après un moment.
Je hoche la tête, incapable de formuler une réponse cohérente, mes mains s'agrippant au rebord de la baignoire.
Il continue jusqu'à ce que je me laisse totalement aller, un souffle tremblant quittant mes lèvres alors qu'une vague de soulagement m'envahit. Mon corps se détend complètement contre le sien, et je me sens soudain légère, comme si une partie de la fatigue des derniers mois venait de s'évanouir.
— Merci, je murmure, ma voix à peine audible.
Il m'embrasse doucement dans le creux de mon cou, un sourire satisfait sur les lèvres.
— Toujours là pour toi, princesse.
Mathieu attrape une serviette, m'aide à sortir doucement du bain, et me porte jusqu'au lit, où il continue à s'occuper de moi. Mais cette fois, c'est un massage beaucoup plus innocent, juste ses mains qui glissent sur mon dos, chassant les dernières tensions.
— T'es mon héroïne, tu sais, dit-il soudain, brisant le silence.
Je ris doucement, enfouissant mon visage dans l'oreiller.
— J'ai l'impression d'être tout sauf une héroïne en ce moment.
— C'est parce que tu ne te vois pas à travers mes yeux.
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