LE SECOND JOUR (un temps)

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Merle Dixon était un homme de raison. Certes, la colère guidait souvent sa raison, mais il ne faisait pas de choses insensées, de choses dangereuses, surtout quand il savait qu'elles l'étaient. Des choses stupides, ça il en faisait à la pelle, mais les choses qu'il savait dangereuses, qu'il savait proscrites, elles, il ne s'en approchait pas.

Alors quand il a vu les yeux de Samaël se révulser, quand il a vu sa bouche s'ouvrir et se fermer dans un rictus anormal et difforme et surtout, surtout quand il a entendu la voix grinçante s'en échapper et ses os craquer de concert. Son sang s'était brusquement glacé, ses couilles lui étaient remontés jusque dans la gorge et il avait complètement perdu son sang froid. Son cerveau avait disjoncté aussi nettement que lorsqu'il prenait un rail de cocaine. Il avait dégagé le pauvre mioche à coup de grands coups de pieds au cul et s'était tiré fissa de cet endroit de malheur.

Cependant, Merle restait un être humain et même s'il ne voulait pas l'admettre, toutes ces semaines passées en la seule compagnie de Samael l'avaient affecté, non seulement il était nettement plus sur le qui-vive (il vous dirait que vivre avec une fiotte pareille qui se faisait des films pour la moindre connerie vous rendait forcément plus paranoïaque) mais en plus de ça, il commençait sérieusement à s'inquiéter pour lui.

Samaël avait un gros problème, un problème d'ordre spirituel, d'ordre fantomatique. Et Merle n'était clairement pas un professionnel de ces choses démoniaques. Depuis enfant, il les fuyait comme la peste et maintenant que la seule personne qui l'accompagnait et le divertissait enfin un peu était contaminée par ces esprits, il fuyait à nouveau. Comme s'il n'était pas assez fort pour les combattre et leur défoncer leur sale gueule de cadavres.
Comme s'il n'était pas ce bon vieux Merle Dixon, la grosse brute dégénérée qui tabassait tout ce qui ne lui plaisait pas.

Finalement les esprits c'étaient quoi ? Rien de plus que des rôdeurs sans corps. Vraiment pas de quoi en faire toute une histoire terrifiante.

Merle n'était pas un petite gamine trouillarde, il était Merle Dixon la terreur, celui qu'on fuyait, le détestable et violent redneck qui haïssait tout et tout le monde. Il avait une réputation à tenir auprès de lui-même, et s'il n'y arrivait pas, qui sait ce que la fin du monde lui réservait.

Alors Merle braqua d'un coup son volant vers la droite, les pneus crissèrent bruyamment sur l'asphalte et la voiture fit une violente embardée. Il mit un coup de frein à main, et l'engin finit par s'immobiliser, les yeux de Merle dans la direction de la ville maudite où Samael attendait.

« Aller Merle, tu vas pas te dégonfler quand même. »

Il ricana jaune, les dents serrées et les jointures des doigts blanchissantes autour du volant. Sans plus de réflexion, il appuya de toute ses forces sur l'accélérateur et la voiture fonça sur la route comme un éclair déchirant le ciel nocturne.
Derrière le volant, Merle ne cessait de répéter la même litanie en boucle. Une litanie à base de « Merde » et de « Putain de Dieu de mes couilles qu'est que je suis en train de foutre ?! J'ai l'air d'un enculé d'prêtre exorciseur, moi !? Non ! Alors pourquoi je fonce comme un enculé dans la putain de gueule du loup !? Je jure devant je-ne-sais-qui que j'vais l'enculé ce putain de pédé qui se fait posséder comme si c'était open-bar dans son cul ! ».

Non, Merle n'était pas d'une humeur très joviale cette nuit là. Et ce qui le foutait encore plus en rogne était très certainement le fait qu'il avait fait demi-tour pour une enfoirée de tantouze travestie qui pourrait être son fils.

Et par dessus le marché, cela devait facilement faire deux bonnes heures que Merle roulait maintenant dans la direction de Marville. Sauf qu'il aurait dû l'atteindre il y a de ça une heure, enfin d'après lui. Mais sans qu'il ne sache le pourquoi du comment, son esprit semblait s'embrumer au fur et à mesure qu'il progressait. C'était comme s'il était recouvert du voile de la défonce au canabis qui lui donnait l'impression d'être dans une dimension miroir au réel, d'être là sans être là.

Finalement, il décida d'arrêter la voiture pour essayer de se vider la tête et de dégourdir ses jambes endolories. L'engin se tu et Merle en descendit en vitesse avec l'impression qu'il allait soudainement étouffer s'il restait une minute de plus dans ce véhicule de malheur.

Dehors l'air était froid. Mais un froid différent de ce qu'il connaissait, c'était très étrange, il faisait froid, très froid mais lui ne le ressentait pas, il ne grelottait pas, ne claquait pas des dents, il n'avait même pas la chaire de poule. Juste cet horrible sensation de froideur, comme si la vie s'était éteinte. C'était le froid qui était dans vôtre dos et qui vous glaçait l'échine.
Merle frissonna d'aversion et il grimaça.

« Qu'est-ce que c'est encore que ce bordel ? » marmonna-t-il dans sa barbe comme s'il avait peur que quelqu'un ou quelque chose l'entende.

Puis un bruissement frémit dans son dos, Merle sursauta et par réflexe, brandit l'arme qu'il avait à sa ceinture en une seconde. Mais rien. Pas un bruit, pas un animal, pas un monstre, pas un fantôme.
Juste la route et les arbres plongés dans le noir.

« Mais qu'est ce que je fous, putain. »

À cet instant, la pensée chaleureuse d'abandonner le petit pédé pour de bon lui chatouilla les neurones. Merle en avait très envie, il ne rêvait que de se barrer de cet endroit et tant pis pour Samael, il finirait bien par trouver quelqu'un d'autre pour faire la boniche à joints.
Tiens, en parlant de joints, le loup se pointa dans la bergerie et Merle se mordit la lèvre. Il remonta dans la voiture et zieuta la place passagère et la beuh qui gisait toujours sur le tapis.
Partir et risquer de ne jamais trouver quelqu'un pour rouler ses pétards ou continuer et tenter de retrouver Sam mais au risque de le retrouver mort et de la trouver lui-même par la même occasion ?
Le choix était cornélien et Merle n'aimait pas vraiment les dilemmes. Il décida donc de faire ce qu'il faisait pour chaque choix difficile : il prit la solution la plus simple à réaliser.

Merle soupira et démarra la voiture, il ne restait plus beaucoup d'essence alors autant continuer à chercher la ville, il y trouverait probablement de quoi remplir son réservoir.

Il n'espérait plus trouver la lumière dans les ténèbres, l'espoir l'avait délaissé depuis des années déjà.
L'horizon face à lui arborait une chape de noirs contons.
Une zébrure le parcouru fugacement en silence, Merle le regardait, bouche bée. Les secondes coulèrent comme le sang hors d'une plaie. Épaisses et lentes.
Puis le tonnerre gronda, assourdissant, étourdissant. Merle vacilla une seconde mais se reprit bien vite, il était hors de question de se laisser déstabiliser par un petit orage de merde.

Le cerveau plein de pensées parasites et de soucis fantomatiques, il appuya sur l'accélérateur et fonça sur la petite route de campagne, laissant le paysage sans vie défiler autour de lui.
Le silence dans la voiture lui sciait les tympans, il martelait le cuir du volant du bout de ses doigts.

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Après de longues minutes de route, il aperçut enfin ce qu'il cherchait. Au loin, des silhouettes de bâtiment se dessinaient derrière le brouillard.
Merle sourit imperceptiblement et appuya sur l'accélérateur. Son petit voyage touchait enfin à sa fin.

Mais Merle avait beau rouler, rouler et encore rouler, les minutes passaient, se transformaient en heure, s'allongeaient et s'étiraient, jamais il ne se rapprochaient de la ville embrumée.
Elle restait lointaine derrière les nuages opaques, elle s'éloignait alors qu'il se rapprochait comme mue par un instinct froussard alors que le Grand Méchant Loup tentait de la rejoindre.

Finalement, il arrêta la voiture sur le bas-côté et descendit sans le savoir, à l'endroit même où il avait jeté Samaël quelques heures plus tôt.

À peine eut il posé pied sur le bitume que le vent se leva. Il siffla dans les arbres autour de lui et d'épais nuages noir s'amoncellèrent au-dessus de sa tête. Merle grogna de frustration, l'incompréhension de la situation le rendit particulièrement soupe au lait, mais malheureusement pour lui, personne ne fût présent pour subir ses foudres. Il n'avait rien pour se défouler si ce n'est quelques rochers abrupts qui bordaient la langue de goudron.

Alors, comme son ancien camarade tantôt, il se mit à hurler. L'air quittait ses poumons sans douceur dans une cacophonie d'injures et de blasphèmes. La fatigue vint à bout de ses nerfs déjà malmenés et déverser ainsi sa rage et sa frustration dans la nature lui fit plus de bien qu'il ne l'aurait cru.

Mais ce flot de noms d'oiseaux de plu pas autant au vent qui l'écoutait. La température chuta brusquement, lui arrachant un hoquet de surprise. Les bourrasques prirent en puissance et les arbres se mirent à geindre sans retenue.
Une horrible sensation lui agrippa les épaules, un frisson lui lécha le dos. Merle fit volte-face, mais rien n'apparaissait derrière lui.
Seulement des murmures qu'il croyait venus du vent s'agitaient autour de lui, chuchotaient à ses oreilles.

La chaire de poule s'accentua et alors qu'ils décidait de rentrer à l'abris dans la voiture, une douche glacée sembla s'abattre sur lui.
Le froid polaire à l'intérieur du véhicule n'avait rien de rassurant et les murmures s'élevaient toujours plus fort autour de sa tête, ils étaient tels que Merle avait l'horrible horrible sensation d'être piégé dans un essaim de frelons enragés.

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