LE SECOND JOUR (deux temps)
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Merle roula encore longuement dans la nuit qui ne semblait jamais finir. L'Orage restait toujours loin. Du moins, à force de fatigue, il somnolait sur son volant dans un habituel comportement dangereux et il ne perçu pas qu'il s'approchait de son but. Il continuait à faire avancer la vieille carcasse de taules et de fer à un rythme lent mais suffisamment convaincant.
Son pied restait appuyé sur l'accélérateur dans un geste inconscient de relâchement. L'esprit de Merle s'enfuyait dans les songes.
Mais ses réflexes d'une vie jonchée d'obstacles le firent se réveiller en sursaut, juste à temps pour voir le mur de pierres rongées dans lequel il fonçait. Merle donna un violent coup de volant, son pied switcha de pédale avec une rapidité déconcertante et la voiture partit en une embardée retentissante. Elle tressauta et crachota sur plusieurs mètres en arc de cercle. Merle était secoué dans tous les sens, chaque choc provoquait une explosion d'adrénaline alors que ses yeux s'écarquillaient de stupeur.
Il cria. Fort et désespérément, sans nul doute.
L'impact avec un arbre vieux et puissant le couvrit aisément. Il le coupa comme un tronc tendre se fend sous le fil d'une hache. Merle cessa d'exister à ce moment-là de l'existence. Son âme s'éclipsa une seconde avant de réintégrer son corps imperceptiblement.
Le calme fût de retour lorsqu'il ouvrit les yeux, moins de deux minutes après l'accident.
Il découvrait le monde pour la première fois. Un coup de tonnerre retentit dans le ciel nuageux et profond. Merle sursauta, sa tête se cogna contre le toit enfoncé et il jura.
Cette simple action, le fit prendre du recul sur la situation : il venait d'avoir plusieurs absences et un accident au milieu de nul part.
Samael avait parlé de fantômes. Et lui, il avait fait semblant de pas le croire. Fuir ou dénigrer la réalité qu'il avait vu également et qui l'avait tout autant terrorisé que son étrange coéquipier. Mais ça, il ne l'avouerait jamais.
Samael.
Il se souvenait. Il l'avait jeté sur le bord de la route sans une once de pitié, ne lui laissant même pas ses affaires personnelles. Et il s'était barré comme un chien.
Il y a quelques minutes, Merle n'aurait jamais culpabilisé pour cette action inhumaine, non-éthique et anti-woke. Mais entre temps, il s'était éclipsé.
Et durant cette fraction de seconde, il vit des choses effroyables. Il les vit et il les ressentît au plus profond de son cœur. C'était comme des serres de glace qui vous transperçaient de part en part. Elle lui tordit les entrailles si puissamment que son estomac se vida tout seul.
Merle hoquetait, écrasé contre le volant, le toit défoncé appuyant sur son bras et son dos. Il n'avait mal nul part. Peut-être parce que ses sanglots l'étranglaient plus fort qu'il étranglait les putes adeptes de la violence au pieu.
Il se mordit la lèvre dans un reniflement haché, sa respiration se coupa, un pic de douleur transperça sa poitrine. Merle gémit. Il serra les dents et avec toute la puissance de sa volonté de survivre, de sa peur de mourir. Surtout après ce qu'il venait de voir.
Son cerveau l'avait parfaitement imprimé. Ce visage dérangeant qui le fixait. Deux points lumineux et un sourire immense, démoniaque, horrible. Putain d'horreur.
Merle cru qu'il était dans un film d'horreur. Il secoua brusquement la tête, essayant de chasser la vision du démon qui se précisait sous ses paupières closes. Une tête à mi chemin entre l'animal et l'homme, un museau allongé, une courte fourrure bleu pétrole surmontée d'une couronne de longs et rêches pics de poils noirs d'encre. Son corps semblait flou dans sa mémoire mais son expression terrifiante, ces yeux et ce sourire fou, ne le quitteraient probablement jamais. Il était condamné à revoir cette vision d'horreur jusqu'à la fin de sa vie.
Et Merle n'avait jamais autant visé juste de sa vie.
Le démon l'avait attrapé, le spectacle ne commençait qu'à peine.
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Quand l'herbe fraîche rentra en contact avec sa peau suante, il poussa un soupire de soulagement. Son corps était perclus de douleur mais aucune ne semblait suffisamment vivace pour être inquiétante. Merle s'autorisa une seconde de répis. Il fixait le ciel obscur en écoutant sa respiration qui se calmait.
Finalement, il se releva non sans quelques jurons et prit appui sur un vieux tronc mort.
Sa main s'enfonça légèrement dans le bois humide et il écrasa quelques chose de gluant et de froid. Avec une grimace, il retira vivement sa main et la dégoût se transforma en horreur quand il vit la couleur écarlate sur sa peau.
Son sang ne fit qu'un tour avant qu'il ne fasse un bond à l'opposé de l'arbre. Un cri d'effrois, que n'importe qui aurait qualifié de « cri de chochotte », l'accompagna et Merle se mordit puissamment la lèvre pour enrailler les prochains couinements qui risquaient de lui échapper.
Le sang perla sur sa chaire et à des centaines de mètres de là, dans la plus vieille bâtisse, au centre de la ville, quelque chose frémit avec délectation.
De nouvelles âmes arrivaient pour lui.
Le sourire mauvais s'élargit alors que ses extrémités englobèrent les deux points lumineux qui représentaient les yeux.
Un nouveau coup de tonnerre finit de réveiller complètement Merle. Il lança un coup d'œil inquiet au ciel toujours pleins de moutons de nuages en nuances de noir et de gris.
L'orage se rapprochait sans jamais l'atteindre et Merle trouvait ça vraiment étrange. Peut-être que c'était ça qui rendait l'atmosphère étouffante, qui lui donnait envie de s'enfuir le plus loin d'ici. Ou peut-être que c'était simplement cette ville aux bâtiments décrépits, aux ruelles pavées, cabossées et à ses décombres éclectiques qui lui donnait des airs de film d'horreur.
La ville était partiellement cachée par une ruine de basse muraille en pierres autrefois grises, maintenant recouverte de mousse et de trous, elle semblait là uniquement pour la symbolique. Elle rajoutait quelque chose d'angoissant à la ville et le portail qui marquait la seule porte, appuyait grandement le malaise que ressentait Merle.
C'était grand portail en fer noir et rouillé, ouvert sur l'intérieur, recouvert de piques et aux barres tordues. Les battants branlants crissaient sur le pavé sous les poussées du vent, un corbeau chanta la mort et Merle manqua de se pisser dessus.
Merle inspira profondément pour essayer de trouver le peu de courage qui lui restait. Il pénétra dans l'enceinte de la ville d'un pas déterminé. Mais à peine eût-il posé un pied à l'intérieur que son courage s'envola comme une trace de cocaïne en pleine tempête.
C'était instinctif, tout son être lui hurlait de se barrer d'ici en quatrième vitesse et les dépôts rouges sur sa main ne faisaient qu'appuyer ce sentiment. Mais il ne pouvait plus faire marche arrière, pour aller où de toute façon ? Et y aller comment ? avec la voiture encastrée dans l'arbre sanguinolent ?
Merle jura comme il le faisait si bien depuis qu'il avait viré Sam. Ses jurons se répercutèrent en écho dans la ville fantôme et il frissonna avant de se décider à avancer. Il n'allait pas camper là non plus et puis, plus vite il retrouvait le gamin possédé, plus vite ils pourront se casser d'ici.
Il déambula longuement dans les rues désertes, des bourrasques sifflaient entre les ruines de pierres et de bois, soulevaient des nuages de poussière que Merle, dans l'obscurité, se prenaient dans les yeux et la bouche. Son périple à travers les décombres dura un certain temps, de longues minutes à pester contre le sable et à entendre son cœur tambouriner dans sa tête, remontant presque son estomac au bord de ses lèvres.
Mais après avoir tourné et retourné en rond, après être repasser quatre fois devant la fontaine desséchée et devant le manoir délabré le plus imposant de la bourgade, Merle se laissa tomber sur les marches craquantes de l'ancien saloon avec un soupir à en réveiller les morts.
Malgré la peur qui lui tordait les tripes, il avait hurlé, crié, murmuré et même supplié après son ami disparu, en vain. Seul le vent lui répondait en faisant craquer les planches et dégringoler des petits tas de cailloux, çà et là.
Il se retourna finalement vers le saloon abandonné devant lequel il s'était assis pour se reposer et une pensée au sujet d'alcool laissé là à maturer lui traversa l'esprit. Il se leva promptement , plein d'espoir pour se murger la gueule dans une ville hantée et rentra dans la structure branlante. Il déambula entre les tables et les chaises d'une autre époque, laissant courir ses doigts sur le bois du comptoir mangé par les termites et autres insectes xylophages. Merle l'enjamba sans grande difficultés et se pencha vers le bar plein de bouteilles, ses lèvres étaient pincées avec tant de force qu'elles ne formaient qu'une ligne étroite en bas de son visage. Il bouscula plusieurs bouteilles à la recherche du précieux liquide qui le fera oublier ses problèmes, mais le verre tinta sans offrir quoi que ce soit. Et Merle eut beau chercher, fouiller partout dans le bar, sous le comptoir, dans les cuisines, il ne trouva rien de rien. C'était comme si les fantômes qui hantaient les lieux, n'avaient cessé d'enchainer les soirées arrosées. Peut-être qu'ils avaient besoin de cela pour oublier leur mort.
Merle, comme un camé à cours de poudre, balança les bouteilles vides contre un mur avec des cris rageurs. Le verre éclata en mille morceaux qui retombèrent dans une mélodie cristalline, plusieurs autres suivirent et bientôt le parquet usé disparu sous les éclats de verre. Quand le vacarme se calma et que la respiration saccadée de Merle ne fût plus que la seule source de bruit, il se laissa glisser entre le comptoir et le mur et ramena ses genoux contre sa poitrine. A cet instant, il ressemblait à un petit enfant qui se cachait de ses parents après avoir fait une bêtise.
Puis un coup de vent siffla dans le saloon, il ne redressa pas la tête. Une chaise claqua contre le parquet et un grincement sinistre emplit les lieux.
De ce grincement, une voix s'en détacha faiblement. Elle suppliait.
« Merle, viens me chercher... »
L'homme releva si brutalement la tête que sa nuque craqua de la tête aux omoplates.
« Qui a parlé ? » s'entendit-il répondre d'une voix étranglée. Il toussota grassement et répéta. « Sam, c'est toi ? »
Un sifflement aiguë lui répondit et il se leva d'un bond, il attrapa la hachette qu'il gardait en permanence à la ceinture et la brandit devant lui. Ses bras tremblaient et ses mains étaient moites mais sa respiration et ses yeux avaient l'assurance d'un survivant.
« C'est moi Merle... Viens me chercher, s'il te plaît... C'est de ta faute si je suis là... »
Le sang de Merle ne fit qu'un tour avant qu'il ne se jette vers la sortie, tous les sens en alerte.
« Putain Sam, tu me fais vraiment chier ! » s'énerva-t-il en s'enfonçant à nouveau dans les rues oppressantes.
Dans les ombres derrière lui, un monstre souriait de toutes ses dents jaunâtres en le voyant courir droit dans sa tanière.
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