Chapitre 17 - Déchéance

23/12/2038

21h23


Gavin était assis sur son canapé, l'air dur, et n'avait pas dit un seul mot depuis qu'il était entré dans son appartement, son partenaire juste derrière lui. Il s'était complètement renfermé sur lui-même, et fumait cigarette sur cigarette avec une nervosité qui inquiétait l'androïde. Gavin était plus fragile qu'il ne semblait le montrer.

« Nous devrions aller voir le médecin légiste... » tenta l'humanoïde en croisant les bras derrière le dos, et ne sachant comment aborder son coéquipier.

Le brun ne daigna pas lui répondre ni même poser un regard sur lui. Il se contenta de tirer longuement sur sa cigarette, consumant le filtre au passage. Richard pouvait percevoir de légers tremblements au niveau de ses mains, presque imperceptibles à l'œil nu, mais son regard analytique capturait toujours ce que d'autres ne pouvaient percevoir.

« Qu'est-ce que j'vais dire à ses parents ? » fit soudainement le brun en plongeant son visage dans ses bras, les genoux repliés contre la poitrine.

« Je me chargerais de cette lourde tâche, détective. »

Gavin s'était mis à soupirer avant de finir par se lever tout en attrapant sa veste fétiche. Il écrasa sa cigarette contre un cendrier et quitta sans plus attendre son appartement, l'androïde à sa suite.

Le chemin vers l'hôpital de Detroit où travaillait Gloria Ambers fut rapide et profondément silencieux. Un silence pesant qui n'aidait pas l'androïde à remettre de l'ordre dans ses programmes.

Une fois sur les lieux, Gavin se dirigea d'un pas lourd vers la morgue, suivi de près par son partenaire qui ne le lâchait jamais d'une semelle. Richard pouvait voir à quel point le détective était tendu. Ses épaules étaient crispées et son dos ne se tenait plus vraiment droit, montrant une certaine fatigue qui pesait sur le brun. Une fatigue mêlée au poids immense du deuil que Gavin devait désormais surmonter.

La morgue était une pièce froide et sombre, un lieu qui ne recueillait que les morts et leurs corps glacés. Elle effaçait tous les sourires, et une aura dérangeante imprégnait cet endroit. Gavin ne se sentait pas à sa place. Il croisa les bras contre sa poitrine, tentant de maîtriser les frissons de son corps provoqués par l'air glacial qui régnait dans toute la pièce. Cette atmosphère pesante ne semblait pourtant pas déranger Gloria, qui travaillait ici depuis quelques années.

La jeune femme était épaulée par une androïde à la peau chocolat, aux cheveux coupés très courts et qui portait une blouse blanche. Ses yeux verts fixaient avec curiosité le RK900 qui se tenait aux côtés du détective.

« Tu as une sale tronche, Gav'. » lâcha Gloria pour plaisanter, et essayant de détendre l'atmosphère tendu.

Le brun avait esquissé un sourire faux tout en haussant les épaules. Il lui fit signe de la tête qu'il était prêt à voir le corps de la victime et à entendre son rapport sur l'autopsie. Richard avait posé une main amicale sur son épaule, comme pour lui montrer son soutien, mais le brun s'était empressé d'installer une certaine distance entre eux, ce qui provoqua un pincement étrange dans la pompe de régulation de son partenaire non-humain.

Gloria sortit sans un mot le corps d'Emily Adams, allongée sur une plaque de métal et recouverte d'un drap. Gavin prit une immense inspiration puis fit signe d'un regard qu'il se sentait prêt. Le brun avait déjà fait face à la mort de nombreuses fois dû à son métier mais cette fois-ci, tout était différent. Il faisait face aux innocents que le taxidermiste prenait un malin plaisir à torturer avant de leur ôter la vie. Il laissait derrière lui des corps froids et meurtris, une horreur visuelle qui glaçait le sang et qui donnait des cauchemars sans fin.

La jeune femme souleva le drap jusqu'aux clavicules de la victime, dévoilant un visage d'ange endormi pour toujours. La peau avait pris une teinte métallique.

Autrefois, Emily avait été le petit rayon de soleil de Gavin, celle qui illuminait ses journées moroses. Désormais, elle s'était éteinte, laissant place à la nuit ténébreuse qui était éternelle. La chaleur de son corps l'avait quitté pour toujours. Ce sourire éclatant que le brun adorait voir s'était effacé à jamais. Il ne la retrouverait plus. Et ce simple constat l'anéantissait.

« La victime possède des marques de strangulation, annonça Gloria en montrant le cou encore bleui de la défunte. Il s'agit bien d'un meurtre. Quant à son dos... il s'agit bien là du taxidermiste. La peau a été découpée et retirée avec précision. Notre tueur connaît les techniques chirurgicales. Je n'ai pas beaucoup d'infos en plus... »

La médecin légiste avait de la peine pour Gavin. Elle voyait bien à quel point son ami était affecté par la mort de la jeune Emily Adams. Il avait suffi de connaître son adresse pour deviner qu'elle était la voisine de palier du détective.

Ce dernier se contrôlait pour ne pas craquer mais le monde autour de lui continuait de s'écrouler. Tout ce qu'il avait réussi à construire pour ne pas sombrer venait de s'envoler en éclat. Il n'avait jamais cru revivre cela.

« Je perçois quelque chose d'étrange, signala soudainement Richard qui inspectait du regard le corps de la victime. Puis-je voir ? »

« J'ai déjà fait mon rapport mais je t'en prie, pour toi, je dirais jamais non, beau gosse ! »

L'androïde préféra ne pas relever et s'approcha du corps qu'il analysait minutieusement. Quelque chose avait capté son regard. Quelque chose qui avait échappé aux yeux du médecin légiste apparemment.

« Laisse tomber Richard et cassons-nous... » fit Gavin qui ne supportait plus cet endroit.

Mais le RK900 fit la sourde oreille et continua son inspection. Il finit par trouver ce qu'il cherchait. Son attention se focalisa sur une petite entaille située sous l'oreille de la victime, à côté d'un petit tatouage en forme d'étoile que l'androïde n'avait jamais remarqué. L'entaille avait été si bien faite qu'elle échappait facilement aux regards, même les plus minutieux ; mais rien ne pouvait se dérober des yeux du RK900.

L'androïde attrapa une pince et commença à soulever le petit bout de chair, se demandant pourquoi le taxidermiste avait fait une entaille à cette partie du corps.

« Comment ai-je pu passer à côté de ça ? » avait lâché Gloria avec surprise, son regard ne quittant pas les gestes de l'androïde détective.

Gavin observait également sans rien dire, légèrement en retrait, toujours les bras croisés contre la poitrine. Il ne cessait de repenser à Emily et à sa joie de vivre, et à ce petit quelque chose qu'elle lui apportait quotidiennement dans la vie.

« Il semble y avoir quelque chose, constata Richard qui inspectait l'intérieur de la plaie. Je vais l'extraire. On dirait un morceau de papier. Serait-ce un message ? »

« Un message du tueur ? Mais pourquoi ? fit Gloria en regardant par-dessus l'épaule de l'androïde. Il prend tout ça pour un jeu ? »

« C'est un taré, répondit Gavin d'une voix haineuse. Ça a toujours été un jeu pour lui. Faut pas chercher à le comprendre, à se demander quel est donc son but parce qu'il n'y en a pas. C'est un putain de psychopathe qui aime apporter la souffrance et le chaos. Faut pas chercher loin. »

Richard avait déplié le petit morceau de papier tâché de sang et avait rapidement lu les quelques mots qui y étaient inscrits. Sa led, habituellement bleue, avait clignoté en rouge pendant une once de seconde avant de se restabiliser dans sa couleur initiale.

« C'est un message adressé à vous, détective. » dit-il d'une voix presque sombre.

Gavin avait froncé les sourcils, n'appréciant guère ce qu'il venait d'entendre. Cela n'augurait rien de bon. Il jaugea du regard son partenaire qui lui tendait le morceau de papier déplié et il pouvait facilement lire les inscriptions marquées.

« Reed. Je t'attends. »

*

Cela faisait plus d'une demi-heure que Richard patientait dans la voiture de Gavin sans rien faire. Ce dernier lui avait donné l'ordre de rester ici mais l'androïde commençait à se faire du souci pour le détective. Il ne pouvait plus rester assis sur son siège, à observer la neige tomber tout autour de lui, et à se poser mille questions à propos de son coéquipier.

Le RK900 décida de quitter le véhicule et ses pieds s'enfoncèrent dans la neige. Il effectua un rapide regard circulaire, analysant les lieux. Il se trouvait devant l'entrée d'une immense décharge où s'empilait des montagnes de déchets divers, principalement des carcasses de voitures en tout genre. Il y'avait même un vieux bus scolaire abandonné entre des piles de pneus abîmés.

L'androïde traversa le labyrinthe de débris et trouva finalement son partenaire qui était assis sur le bord d'un vieux pick-up, une bouteille de whisky à la main, ainsi qu'une cigarette entre ses doigts rougis. Il avait relevé la capuche de sa veste sur son visage et son corps grelottait dû au froid. Il faisait peine à voir et Richard chercha quelque chose à dire parmi ses programmes sociaux. Il ignorait comment aborder Gavin en particulier. Le brun avait un ascenseur émotionnel impressionnant et instable. La machine qu'il était n'arrivait jamais à prévoir ses comportements. Le détective lui donnait toujours du fil à retordre.

« Vous devriez arrêter de boire, détective Reed... » tenta l'humanoïde.

« Tu utilises le ton formel maintenant ? pesta le brun en lançant un regard dur à l'androïde. Et tu ne m'appelles plus par mon prénom ? »

« Nous sommes collègues, il est normal que je vous appelle ainsi. »

« Va te faire foutre, Richard ! s'écria soudainement le détective en quittant sa position et en se plaçant face au RK900. T'es un vrai hypocrite, tu sais ça ? Tu fais semblant de t'intéresser à moi, puis tu redeviens froid et insensible. Tout c'qui t'intéresse, c'est cette putain d'affaire qui n'avancera jamais ! »

« Vous avez raison sur un point, détective. Je suis insensible. Je ne ressens rien. »

« La mort d'Emily ne t'a donc rien fait ? » hurla le brun sur le ton du désespoir et de la colère.

« Emily s'est trouvée au mauvais endroit et au mauvais moment. Elle est un nom de plus sur la longue liste des victimes du taxidermiste. Je suis navré pour ce qu'il lui est arrivé. »

Richard se prit soudainement une claque monumentale sur la figure, mais il ne ressentit aucune douleur physique, ni même émotionnelle. Gavin avait les yeux embués par les larmes qui refusaient cependant de couler. Sa mâchoire contractée laissait deviner la rage qui l'animait.

« T'es qu'une putain de machine, dit-il en attrapant Richard par le col de sa veste. Et pourtant, j'ai cru... j'ai cru que... »

« Que j'étais capable de ressentir quelque chose ? continua le RK900 avec un sourire de défi. Je suis une machine, je ne ressens absolument rien, même pour vous. »

« Alors, c'était quoi tout à l'heure ?? Ce qu'il s'est passé entre nous ? »

« C'est vous qui l'aviez souhaité ! se défendit Richard tandis que sa diode clignotait vivement en rouge. Depuis que je vous connais, vous ne faîtes que jouer avec moi, vous m'humiliez, vous déversez votre frustration sur moi parce que vous n'êtes même pas capable de vous aimer ! Et quand vous souffrez d'un gros manque affectif, vous me tombez dans les bras ! Que voulez-vous que je fasse bon sang ?! Je ne sais jamais ce que vous voulez !! Vous êtes toujours imprévisible, vous me détestez également alors pourquoi se préoccuper de ce que je ressens ? »

« Tu ne ressens vraiment rien ? demanda le détective d'un air presque bouleversé. Tous les androïdes se sont mis à éprouver des émotions pourtant. Alors, pourquoi pas toi ? »

« Vous m'anthropomorphisez, détective. Je vous rappelle que je reste une machine. Vous pensez que je puisse être blessé, triste ou bien joyeux. Je ne fais qu'obéir à mes programmes. »

Gavin relâcha son partenaire avec reddition. Il but plusieurs gorgées de sa bouteille de whisky puis la jeta contre une vieille voiture cabossée. Elle se fracassa en plusieurs morceaux, une image qui représentait bien l'état actuel du détective, qui lui aussi était brisé. Il se retourna ensuite face à l'androïde qui ne l'avait pas quitté du regard.

« Tu ressembles à un humain. Tu agis presque comme un humain, ajouta alors Gavin en se rapprochant presque dangereusement. Mais au fond, t'es quoi au juste ? T'es vraiment pas un déviant alors ? J'suis sûr que tu te voiles la face, exactement comme ton connard de prédécesseur ! »

« Je suis différent de Connor, affirma Richard avec certitude, malgré sa led qui continuait de clignoter en rouge. Je ne peux pas être corrompu par la déviance ou par un quelconque virus. Je suis une machine ! »

« Alors tu t'en battrais les couilles si je mourais ? »

La question surprit l'androïde pendant un court instant. Il tenta d'imaginer ses jours sans le détective qui provoquait des anomalies dans ses programmes. Sa pompe de régulation se serra contre sa poitrine et il ne sut expliquer pourquoi.

« Si vous veniez à mourir, cela signifierait que j'aurais échoué à ma mission qui est celle de vous protéger. Je serais renvoyé à Cyberlife et désactivé. »

« C'est pas plus mal. »

« Cela n'arrivera pas. Pas tant que je serais à vos côtés. »

Le détective se mit à rougir, ce qui n'échappa pas aux yeux de l'androïde. Il se gratta le crâne tout en pestant et semblait agacé par la situation.

« Cependant, vous devriez arrêter d'enquêter sur cette affaire, continua Richard d'un ton absolument calme. Vous aviez été retiré qui plus est. Et votre état est inquiétant, je vous conseille d'aller voir des professionnels... »

« Ferme ta gueule putain ! le coupa Gavin en sortant soudainement son pistolet et en le pointant face à l'androïde. Tu me dis que tu ne ressens rien ? Donc tu n'as pas peur de mourir, toi ? »

« Non, je n'ai pas peur. Je ne peux pas mourir puisque je ne suis pas vivant. »

« Tu m'énerves ! Donne-moi une bonne raison de ne pas t'en coller une ! »

« Vous allez avoir de gros problèmes si vous me désactivez. »

« Rien à foutre. »

Richard s'était mis à soupirer. Il se demanda comment ils avaient pu en arriver là. Il voulait continuer à avancer dans l'enquête mais le détective le ralentissait énormément.

« Oublie ce qu'il s'est passé entre nous, finit par dire le brun en baissant son arme. C'était une erreur de ma part, et je n'ai pas vraiment réfléchi. Je te déteste, Richard, tu sais ? »

« Oui, je le sais. C'est parce que je suis un androïde. Vous détestez ma nature. »

« C'est surtout ton insensibilité que je déteste. Merde, Emily est morte, et t'as l'air de t'en foutre ! »

« Je suis désolé si je vous donne cette impression, avoua calmement l'androïde, toujours impassible face aux paroles crues du détective. La mort d'Emily m'attriste d'une certaine façon, mais je ne peux ressentir la douleur du deuil. »

« Comment peux-tu prétendre être mon ami ? »

« Ami ? s'étonna soudainement la machine, tandis que sa diode clignotait en jaune pour relever l'information. Nous n'avions jamais été amis. »

« Alors arrête de t'immiscer dans ma vie en essayant de me faire croire qu'il y'a quelque chose entre nous. J'ai pas besoin d'un connard d'androïde à mes pieds, j'suis capable de m'en sortir tout seul, et ça a toujours mieux fonctionné ainsi. »

« Vous êtes incapable de vous en sortir tout seul, répondit Richard en relevant le regard du brun. Vous avez besoin de moi. »

« Arrête de me dire ça... » s'exclama le détective en pointant de nouveau son arme face à l'androïde.

« Vous n'en êtes pas capable. »

« Tu paries ? »

Richard eu soudainement un léger doute. Il pouvait s'attendre à tout avec le détective, surtout lorsque ce dernier était dans cet état dramatique.

« Tu n'as vraiment rien à me dire ? » demanda Gavin qui semblait au bord des larmes.

« Non. Que voudriez-vous que je vous dise ? Les mots que vous aimeriez tant entendre ? Je ne suis pas William Grayson. Je ne le remplacerai pas. »

« Ne parle pas de lui ! » s'énerva Gavin en grinçant des dents.

« C'est pourtant vous qui m'aviez comparé à votre ancien partenaire. Mais je ne suis pas lui. »

« C'est vrai, céda le détective avec un léger sourire triste et résolu à la fois. Tu n'es pas mon William. Toi, tu n'es rien. Tu n'es rien qu'une machine dépourvue de sentiments. Si je te tue, j'parie que tu vas te repointer le lendemain, comme si de rien n'était. »

« Comme je vous l'ai dit, je ne peux pas mourir. »

Un coup de feu retentit alors dans toute la décharge et résonna à travers le labyrinthe de voitures endommagées. Une horde d'oiseaux s'envolèrent dans tous les sens, apeurés par l'explosion qui avait mis fin au silence qui avait régné sur les lieux.

Un corps lourd retomba sur le sol. Du sang indigo s'écoula jusqu'aux pieds de Gavin qui avait allumé une cigarette. Le silence s'installa de nouveau.

Le détective retourna au vieux pick-up et s'allongea sur le dos, observant d'un œil las le ciel gris de Detroit, et les flocons qui flottaient dans l'air glacé, se souciant guère du corps qu'il abandonnait à quelques mètres de lui.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top