Chapitre 91
Admettre ça sembla faire remonter dans l'esprit de Hueningkai tout ce qu'il avait ressenti ce jour-là. Il baissa les yeux et serra les poings avant de reprendre son récit d'une voix tremblante et nettement moins assurée.
« Je me suis fait une raison quelques heures plus tard et j'ai décidé de me donner encore plus. Mais un rhume est un rhume, il allait pas partir juste parce que je le voulais. Alors le lendemain j'ai mal chanté de nouveau. Le prof m'a demandé de venir le voir à la fin du cours. Je lui ai expliqué que je n'y pouvais rien, que c'était simplement passager. Il m'a dit que c'était minable de ma part de me chercher de si piètres excuses... puis il m'a giflé. »
Les yeux de Jungkook s'écarquillèrent, ceux de Hueningkai étaient brumeux, perdus dans les limbes de ses souvenirs.
« J'ai pensé qu'une fois mon rhume passé, ça serait terminé. Mais dans les jours qui ont suivi, à chaque fausse note que je faisais je pouvais être sûr qu'il me demanderait de rester à la fin du cours. Il m'insultait, me rabaissait, et parfois il me frappait. J'en suis venu à me dire que c'était peut-être mérité, que je ne devais pas être assez bon. Je voulais tellement débuter que je ne disais rien à personne.
« J'ai enduré ses sévices pendant huit mois avant d'en parler à mes amis. Ce jour-là il s'était bien lâché, mon prof. J'avais fait une crise de panique en cours après avoir fait une fausse note. Je savais ce qui allait m'arriver alors j'ai pas supporté, je me suis mis à trembler et à pleurer, j'arrivais presque plus à respirer, j'étais complètement terrorisé. Le professeur a demandé à un de mes amis de me faire sortir le temps que je me calme. Je suis revenu un peu avant la fin du cours... et il m'a demandé de rester.
« D'habitude, ça durait juste quelques minutes, cinq à tout casser quand il me hurlait toutes les horreurs qui lui passaient par la tête. Cette fois-ci en revanche, je ne l'oublierai jamais : il y avait une horloge dans la pièce, et je la regardais sans arrêt. Ça a duré treize minutes. Treize minutes qui m'avaient paru être autant d'infinités.
« Je n'avais jamais voulu en parler à mes amis mais ce jour-là j'y ai été contraint : sortir d'un entretien avec le professeur en arborant un œil au beurre noir, c'était quand même suspect, non ? Et... j'ai bien fait, parce que ça a été ce jour-là aussi que les langues se sont déliées : le moins bon d'entre nous en danse a avoué que parfois, après les cours de remise à niveau, le professeur lui faisait la même chose : des insultes et des coups. Un autre, Thaïlandais, a admis pour sa part que c'était le professeur de coréen qui l'humiliait continuellement. De manière générale, on s'était déjà tous pris à plusieurs reprises des insultes dans la figure, que ce soit régulier ou non.
« Mais... notre moyenne d'âge n'était même pas de quatorze ans, à qui est-ce qu'on aurait pu parler ? Ce n'est que plus tard qu'on a compris que les trois qui étaient partis quelques mois plus tôt n'étaient pas partis à cause du rythme de vie difficile mais à cause du harcèlement moral qu'ils subissaient : ils étaient les plus mauvais en danse et avaient aussi du mal en chant. Ils ont dû vivre un calvaire.
« Alors on a décidé de tous se barrer, nous aussi, de former un groupe à nous sept et de se produire dans la rue dans l'espoir de se faire repérer. Après tout on était déjà bien entraînés et encore très jeunes. On avait toutes nos chances, non ? Putain, qu'est-ce qu'on était naïfs...
« On est allés le dire à celui qui s'occupait de nos emplois du temps. Il nous a ri au nez et nous a expliqué qu'on pouvait se barrer mais que dans ce cas il nous faudrait rembourser tous les frais que notre formation avait engendrés, et ça en plus de la taxe que notre contrat mentionne en cas d'abandon. J'avais jamais imaginé qu'il puisse y avoir autant de zéros dans un chiffre. On a menacé d'aller porter plainte pour mauvais traitements, mais... on n'avait pas de preuves : on nous avait confisqué nos téléphones portables, aucun moyen pour moi de prendre en photo mon œil au beurre noir. Aucun moyen d'enregistrer les insultes qu'on nous hurlait après chaque cours. Aucun moyen de remporter un procès qui risquerait en plus de coûter extrêmement cher.
« Sauf que maintenant qu'on s'était plaint à notre responsable, nos profs étaient au courant. C'est devenu de pire en pire. Ce que j'aurais imaginé être mon rêve était devenu mon cauchemar. Plus que jamais on se soutenait.
« Deux mois sont passés, trois d'entre nous se sont barrés. Le Thaïlandais est retourné auprès de sa famille et a réussi à échapper au remboursement qu'il devait à l'agence, les deux autres sont sans doute encore en train de crouler sous les dettes... comme moi : environ un an et demi après être entré dans cette agence, j'ai tout abandonné et j'ai fugué. J'espérais que ça me suffirait à échapper au remboursement de cet emprunt monstrueux, mais j'avais oublié un détail : le contrat mentionnait que mes parents étaient mes garants. Si j'abandonnais c'était eux qui devraient payer.
« Sauf qu'ils étaient agriculteurs, cette somme ils ne la gagneraient même pas en une vie. Alors je suis revenu à l'agence et j'ai demandé si je pouvais rembourser moi-même. On m'a laissé un mois pour trouver un travail. J'avais quatorze ans, où est-ce que j'étais supposé trouver un boulot qui payait bien ? Eux ils s'en moquaient, ça ne les intéressait pas. Tout ce qui comptait, c'était que quelqu'un les rembourse et moi j'avais tellement peur que mes parents apprennent tout ça... Je ne voulais en parler à personne, ils devaient continuer de croire que j'étudiais dans un bon collège et que j'étais heureux.
« Un jour je suis tombé sur une annonce sur Twitter : le Boy's love Café cherchait un performeur. Je me suis pointé, le job avait l'air bon et j'étais à l'aise en public. Si ça pouvait me permettre de rembourser mon emprunt, j'en avais rien à foutre de devoir jouer du yaoi. C'est Hoseok qui m'a reçu. Je sais pas si j'avais déjà vécu un refus aussi rapide : dès qu'il a vu mon âge il m'a dit que c'était mort.
« Et moi comme un con j'étais venu avec toute ma détermination, ma bonne volonté et le reste de confiance en moi qu'il me restait après m'être fait rabaisser pendant des mois par mes profs. Il me restait que trois jours pour trouver un job et, quand Hoseok m'a refusé, j'ai craqué pour la première fois. Jusque là j'avais toujours essayé de garder espoir, mais là c'était le coup de grâce. J'en pouvais plus, je voulais juste mettre un terme à toute cette histoire, j'en avais tellement marre...
« Hoseok s'attendait pas à ça. Il a essayé – en vain – de me calmer puis il m'a demandé de lui dire ce qui m'arrivait. Alors pour la première fois j'ai parlé à quelqu'un. J'avais besoin de me confier et Hoseok semblait si bienveillant. Je lui ai fait confiance.
« Il a finalement accepté de m'embaucher en tant que serveur, comme ça je pouvais au moins présenter un contrat de travail à mon agence. Mais il ne voulait pas que ceux qui nous ont maltraités, mes amis et moi, s'en sortent comme ça. Jimin et lui en ont discuté et m'ont conseillé de prendre un avocat et d'attaquer l'agence. Je leur ai expliqué que ça me faisait peur alors ils m'ont aidé. On a réuni mes anciens amis et on a tous déposé plainte il y a neuf mois. La procédure a été longue, plus encore parce qu'on n'a pas pu réunir beaucoup de preuves : l'un d'entre nous avait encore des bleus qu'il a pu prendre en photo, quant à moi je suis allé voir un spécialiste qui m'a diagnostiqué un stress post-traumatique, preuve du traitement que j'avais subi pendant des mois... mais... on... »
La voix de Hueningkai se brisa finalement et Jungkook tourna aussitôt la tête vers lui en entendant un premier sanglot. Son regard jusque là perdu dans le vague était désormais embué de larmes qui étaient jusque là restées silencieuses mais qu'il ne pouvait plus retenir. Sans hésiter, Jungkook lui offrit une étreinte aussi puissante que réconfortante, frottant d'un geste rassurant le dos de son cadet. Ce dernier avait la sensation de revivre chaque moment qu'il évoquait ; c'était encore si récent...
« Chut, c'est fini, lui murmura Jungkook avec tendresse, ces types ne t'approcheront plus. C'est fini. »
Il lui caressa les cheveux comme il aimait qu'on le lui fasse quand il était triste. Le geste sembla fonctionner puisque Hueningkai s'essuya les yeux et acquiesça doucement en lui rendant son étreinte.
« Je sais, souffla le jeune serveur, et je vous ai maintenant. Je sais que je peux compter sur vous.
- Exactement. On est là. »
De longues minutes plus tard – et aidé par des brochettes de fraises caramélisées –, Hueningkai avait retrouvé son calme. Seuls ses yeux encore légèrement entourés de rouge dénonçaient ses précédentes larmes. Par chance, il était tard désormais et la nuit dissimulait cette couleur, la remplaçant par celles des néons lumineux des diverses grandes enseignes devant lesquelles les deux amis passaient.
Sa dernière fraise avalée, Hueningkai décida de reprendre son récit alors même que Jungkook n'en avait pas dit un mot. Il voulait simplement le rassurer et lui expliquer la façon dont ces évènements avaient tourné.
« Les procédures ne sont pas terminées, expliqua-t-il donc à son aîné. Notre avocat pense qu'on peut gagner, honnêtement je le pense aussi. On a découvert que des plaintes avaient déjà été déposées et nous on ne demande rien de plus que l'annulation de nos dettes. On s'en fout des excuses, elles seraient pas sincères de toute façon, et c'est pas ça qui nous aiderait à aller de l'avant. Pour avancer, on a simplement besoin de savoir qu'on peut marcher sans ce boulet qui nous suit, ces dettes effrayantes qu'aucun de nous ne peut payer.
« Sauf qu'en attendant que justice soit faite, j'ai besoin d'argent pour payer l'avocat, financer les démarches et, malheureusement, pour rembourser ma dette. Tant qu'elle ne sera pas annulée par la justice je serai contraint de la payer. C'est pour ça que je travaille ici, pour pouvoir payer chaque mois tout ça. Je vis pas avec grand-chose mais ça me suffit.
« Dès que ces affaires seront réglées, je pourrai rentrer la tête haute et revoir mes parents. Ils me manquent tellement... mais j'ose pas me pointer devant eux avec tous ces soucis qu'il me reste à régler, je ne veux pas qu'ils essaient de m'aider. Ils me croient toujours au lycée, ça doit continuer. Ce sont mes erreurs, je tiens à les réparer seul... enfin, avec l'aide de Hoseok et Jimin.
« Depuis que j'ai pu être aidé, j'ai l'impression que tout va mieux, peu à peu je remonte la pente sur laquelle j'avais glissé. Je... j'ai pas les moyen pour... p-pour un suivi psychologique... mais le simple fait de travailler dans un environnement aussi sécurisant que le café, je sens que ça m'aide beaucoup. Et puis parfois Hoseok ou Jimin prend le temps de venir me voir à la fin d'un service : on discute longtemps, alors ça me fait du bien, il m'aide à y voir plus clair. Tu sais... je crois que sans Hoseok... »
Il déglutit et Jungkook, voyant son regard s'embuer de plus belle, acquiesça doucement.
« T'as été très courageux, lui dit-il dans l'espoir de faire passer ce soudain mal-être. Je suis soulagé que tout aille mieux pour toi désormais.
- Oui... c'est fini. »
Prononcer ces mots donna à Hueningkai la sensation d'avoir des étoiles dans les yeux – ou bien était-ce l'éclat des larmes qu'il refusait de laisser couler ? Être serveur était parfois stressant, pourtant... non, ça n'avait rien de stressant pour lui. Il aimait bien ce petit restaurant où avaient été réunies d'autres âmes égarées comme la sienne. Yeonjun et Soobin, rejetés par leur famille et ayant failli vivre à la rue. Taehyun, contraint de travailler pour aider sa mère à payer ses soins. Yoongi, obligé d'abandonner ses rêves pour pouvoir assumer financièrement ceux de sa sœur.
C'était autant de jeunes garçons que la vie n'avait pas épargnés mais que Jimin et Hoseok avaient, d'une certaine manière, réussi à sauver.
Pour Hueningkai, ce travail était le meilleur moyen de se sentir en paix : chacun faisait toujours attention à lui, il avait trouvé bien plus que de simples collègues au Boy's love Café. C'était une seconde famille qui lui avait ouvert grand les bras pour l'y accueillir.
Jungkook se sentait admiratif : à quinze ans, Hueningkai faisait déjà preuve d'une grande maturité. Les épreuves qu'il avait affrontées avaient forgé son caractère et le soutien qu'il recevait désormais l'aidait à laisser peu à peu derrière lui son passé.
L'aîné leva les yeux sur le ciel nocturne dans lequel la pollution lumineuse de la ville permettait à peine de distinguer la lune qui traçait pourtant tranquillement son chemin. Ces aveux de son ami lui donnaient l'impression d'être plus proche de lui que jamais, et l'avoir vu incapable de retenir ses larmes le poussa à vouloir, lui aussi, se confier.
« J'ai pas toujours été timide, avoua-t-il en baissant les yeux sur sa main qui tenait la sangle de son sac. Au collège j'étais même plutôt sociable... »
Et ce fut à son tour de se confier d'une voix hésitante, tremblante et parfois emplie de douleur. Hueningkai l'écouta parler du début à la fin sans l'interrompre, comme Jungkook l'avait fait quand lui-même vidait son sac.
« Je sais que c'est rien par rapport à ce que t'as vécu, conclut Jungkook, mais c'est quelque chose qui m'a énormément marqué et dont j'ai encore aujourd'hui du mal à me défaire. Je... les regards et les jugements... ça m'effraie...
- C'est pas un concours pour savoir qui a vécu les plus grosses emmerdes, répondit Hueningkai qui prenait pour la première fois depuis de longues minutes la parole. C'est pas parce que tu estimes que j'ai vécu pire que ton traumatisme à toi n'est pas légitime. Le collège est une période de notre vie où on se cherche, on se construit selon le regard des autres. Toi, le regard des autres, il t'a détruit. C'est normal d'en avoir gardé une profonde cicatrice.
- T'es vraiment sûr d'avoir que quinze ans ? sourit Jungkook dans l'espoir de détendre l'atmosphère.
- Parfois je me pose la question. »
Le sourire amusé de Hueningkai termina de balayer les doutes et les peurs des deux jeunes gens qui se concentrèrent plutôt sur cette soirée qu'ils avaient la chance de pouvoir passer ensemble.
Ils apprirent ainsi à se connaître, longeant les rues de Hongdae. Jungkook d'ailleurs fut étonné mais fier d'apprendre que son cadet voulait étudier de sorte à travailler dans une agence de divertissement : il souhaitait pouvoir s'occuper de jeunes gens comme lui, leur offrir un environnement sain pour développer leurs capacités et grandir. C'était ça, son but.
Parce que pour surmonter son cauchemar, Hueningkai espérait l'utiliser afin d'y puiser la force d'aider d'autres à réaliser leurs rêves.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top