Chapitre 138
Lorsque Jungkook entra dans la salle de repos pour se changer en ce lundi ensoleillé, il trouva Seokjin déjà prêt à aller travailler. L'aîné quitta la pièce après avoir échangé avec son collègue quelques banalités.
Il ne fallut que quelques instants de plus pour que la porte s'ouvre de nouveau, laissant cette fois entrer Hoseok qui salua son cadet d'une manière chaleureuse.
« Comment tu vas ? s'enquit Jungkook en plaçant son badge correctement. Le service a pas été trop dur aujourd'hui ?
- Ça va, le boulot a été comme d'habitude, on s'accroche. »
Et son sourire fut contagieux pour Jungkook qui acquiesça aussitôt avec l'impression que la bonne humeur de son ami lui avait redonné toute son énergie. Il rangea rapidement ses affaires puis jeta un regard à Hoseok lorsque ce dernier vint à son casier afin de se changer également.
« Comment tu fais pour être toujours aussi souriant ?
- Moi ? s'étonna Hoseok qui ne s'était visiblement pas attendu à une telle question. Je sais pas... je vois simplement le bon côté des choses. Sourire aux autres c'est faire en sorte que les autres aient envie de sourire à leur tour, alors je veux que quand on pense à moi, on m'imagine de bonne humeur.
- C'est gagné, approuva Jungkook, je me sens toujours heureux quand je pense à toi en train de sourire.
- Ça me fait plaisir de l'entendre. »
L'air fier sur le visage du jeune garçon fut peu à peu remplacé par une moue qui trahissait une douce mélancolie. Jungkook, de qui la curiosité fut piquée au vif, hésita à lui demander ce qui n'allait pas quand Hoseok répondit de lui-même :
« Tu sais, dit-il, je souriais pas plus que n'importe qui avant. J'étais un ado banal qui souriait de temps en temps, sans plus : un gars parmi d'autres dans mon lycée. Mais... en dernière année, y avait cette fille dans ma classe. On était camarade de classe pour la seconde année de suite mais on n'avait jamais vraiment discuté. À l'occasion d'un exercice on avait dû être en groupe avec deux autres élèves, mais c'est tout. Elle était vraiment jolie, douce et drôle. Son copain c'était un gars plutôt populaire, ils formaient un joli couple et parce qu'ils étaient tous les deux particulièrement gentils, tout le monde les appréciait.
« Le mois de janvier est arrivé, avec lui le mauvais temps, le froid, la fin des fêtes et les résultats des examens blancs. Pour certains ça faisait beaucoup de mauvaises nouvelles d'un coup. On était tous épuisés et ça aidait pas à garder le moral. »
Hoseok referma son casier dans un soupir avant de se tourner vers son ami.
« C'était un samedi matin, continua-t-il. On avait un test important ce jour-là. Je suis arrivé comme une fleur, prêt à bosser. J'ai pas remarqué tout de suite qu'il y avait pas beaucoup de monde devant la salle. Quant aux élèves présents, ils avaient vraiment pas l'air dans leur assiette. J'ai mis ça sur le compte du contrôle qu'on allait avoir... et puis c'est là qu'un gars de la classe m'a annoncé la nouvelle : cette fille à qui tout semblait sourire, elle s'était suicidée la veille au soir. Son copain et plusieurs amis à elle l'avaient retrouvée inconsciente dans son appartement, ils avaient appelé les urgences mais c'était trop tard. »
La voix de Hoseok s'était faite tremblante, son regard humide.
« Je pouvais pas y croire c'était... trop irréel. Je veux dire... j-je la connaissais pas vraiment cette fille, mais elle représentait à mes yeux quelqu'un d'heureux. Alors apprendre ça, ça m'a fait un choc. C'était comme si on me disait que n'importe qui était susceptible d'en faire de même, je crois que ça avait quelque chose de terrifiant. Je venais d'apprendre que derrière un sourire pouvaient se cacher mille choses desquelles je n'avais pas conscience.
« Lorsque je suis rentré chez moi et que ma mère m'a demandé comment s'était passé mon examen, j'ai eu les larmes aux yeux en lui disant que tout s'était bien déroulé. Je suis allé dans ma chambre, j'avais besoin d'être seul. J'ai pleuré. Pourtant c'était encore trop irréel.
« C'est le lundi que tout est devenu cette fois-ci trop réel. Quand je suis arrivé devant ma salle de cours j'ai vu des visages fermés, d'autres en larmes. L'une des filles de la classe était amie avec elle depuis l'enfance. Elle était abattue, je ne savais même pas pourquoi elle était venue en cours ce jour-là. Sans doute pour se changer les idées et à cause du fait que l'examen de fin d'année approchait.
« J'ai toujours été quelqu'un d'empathique : voir quelqu'un pleurer ça me met super mal, et ça en plus de cette terrible nouvelle, j'étais à deux doigts de fondre en larmes moi aussi. C'était tellement difficile...
« On avait anglais en premier cours. Notre prof est arrivée et nous a regardés avec pitié en nous faisant signe d'entrer. Elle parlait d'un ton plus grave mais plus doux qu'à l'accoutumée, elle semblait compatir et la connaissant ça me surprenait pas : nos profs étaient tous des personnes strictes mais profondément gentilles.
« On est entrés, on s'est installés. L'ambiance dans la classe était horrible : il y avait le silence, le silence pesant, et puis les sanglots. La prof nous a demandé si on voulait faire cours normalement ou bien si on voulait discuter ou n'importe quoi d'autre. On pouvait se confier à elle ou simplement parler entre nous pour essayer de se soutenir les uns les autres. Moi je retenais mes larmes comme je pouvais, j'avais l'impression que puisque je ne la connaissais pas vraiment j'avais pas le droit de craquer. C'était tellement difficile, tout le monde était si mal.
« On a demandé à la prof si on pouvait simplement faire cours, histoire d'avoir le droit de penser à autre chose pendant deux heures. On voulait un bref instant de paix... auquel on n'a pas eu droit. Le cours avait à peine commencé que déjà quelqu'un frappait à la porte. Plusieurs personnes du lycée sont entrées : le directeur, la psychologue et d'autres dont je ne me rappelle plus la fonction.
« C'est quand le directeur a annoncé « je pense que vous êtes tous au courant du suicide de votre camarade vendredi soir » que j'ai craqué. Comment une fille aussi jeune avait pu décider de mettre fin à ses jours ? Qu'est-ce qui l'avait conduite à ça ? Est-ce qu'au moins elle avait essayé d'appeler à l'aide avant d'en finir ? Est-ce que si j'étais venu discuter un jour avec elle tout aurait été différent ? Et ses amis, son copain, eux qui l'avaient retrouvée morte : je n'osais même pas imaginer l'horreur qu'ils avaient dû vivre. Je... »
Un sanglot secoua le corps du jeune garçon alors que deux larmes de plus venaient grossir le fin sillon que d'autres avaient déjà creusé sur ses joues. Jungkook l'écoutait sans un mot, profondément ému par son discours aussi bien que par ses larmes.
L'aîné tira un mouchoir de son sac et s'essuya rapidement les yeux en reniflant avant de poursuivre :
« On nous a indiqué tout ce que le lycée avait mis en place pour nous. La psychologue nous a parlé un moment mais on a tous eu l'impression que sans s'en rendre compte elle se contentait de remuer le couteau dans la plaie : nous ce qu'on voulait c'était avoir cours d'anglais pour penser à autre chose, on était tous d'accord là-dessus. La psy en revanche, elle cherchait absolument à nous faire parler devant la classe, à nous faire dire devant tout le monde ce qu'on ressentait. C'était pas de ça dont on avait besoin, ça nous foutait encore plus mal.
« Finalement ils sont tous repartis et on a pu reprendre le cours. Pendant une semaine toute la section a été profondément bouleversée : on avait des options en commun avec les autres classes du même niveau, on se connaissait tous plus ou moins, alors chacun d'entre nous était en deuil. Chaque prof avait sa manière d'affronter ça : l'un d'eux nous a dit qu'il n'assurerait pas ses cours cette semaine et qu'il voulait qu'on profite de ces heures pour discuter entre nous, nous retrouver et simplement être ensemble.
« C'était vraiment étrange comme climat, morose et bouleversant. Plusieurs élèves ont été absents pendant quelques jours. Ce que les profs craignaient le plus, c'était l'idée que d'autres décident à leur tour de mettre fin à leurs jours. Son copain a quitté le lycée où un rassemblement a été organisé en son honneur un midi. Ça a marqué tout le monde.
« C'est quand les beaux jours sont revenus que les sourires ont réussi à revenir réellement et c'est à ce moment-là que j'ai décidé moi aussi de sourire. Je me suis senti tellement mal, d'autant plus qu'on avait les examens de fin d'année à préparer : on n'avait pas le droit de prendre du temps pour réfléchir à tout ça, une semaine après cette annonce il fallait nous remettre au boulot. Les profs avaient beau être compréhensifs, ils étaient coincés par leurs obligations : il fallait bien avancer dans le programme, ils n'y étaient pour rien.
« Le seul moyen pour moi de tenir, ça a été de forcer ma bonne humeur, de forcer mes sourires. Ils ont fini par être naturels : quand tu souris au monde, quand tu essaies de toujours être positif, tu finis par avoir l'impression que tout autour de toi devient plus facile et agréable. Je vais pas te le cacher, ça a été long et difficile, mais j'ai réussi à me débarrasser de tout ça, de me dire que les faiblesses d'hier sont la force de demain. Je voulais voir les gens autour de moi sourire et j'ai finalement compris que si je souriais d'abord, tout le monde finirait par en faire autant.
« C'est pour cette raison que j'ai commencé à sourire et pour cette raison que je continue aujourd'hui. Je veux que mon monde soit à mon image, et tout ce que je peux faire pour essayer de le rendre meilleur, c'est tenter de lui apporter un peu de bonne humeur. Je pense que c'est aussi un peu pour ça que Jimin tenait vraiment à m'avoir au café, auprès de vous tous. Alors toi aussi, Jungkook, sois heureux. Essaie de voir les bons côtés et ne laisse jamais rien ni personne te voler ton sourire. Il est précieux, tu sais, sois-en fier et ne le cache jamais. »
Hoseok termina sa tirade en passant une main tendre dans la chevelure brune du jeune garçon qui acquiesça doucement, un fin rictus aux lèvres. Jamais il n'aurait cru que derrière cette éternelle joie de vivre dont semblait déborder son aîné pouvait se cacher une telle blessure. Hoseok avait cependant un tempérament fort et, décidé à ne pas se laisser abattre, il s'était servi de cette douleur pour trouver le courage de sourire aux gens autour de lui.
D'une certaine manière, cette tragédie l'avait rendu meilleur, plus déterminé encore à être heureux, à profiter de la vie et à faire en sorte que ce soit également le cas de ses proches.
Le jeune homme s'en alla après une étreinte que Jungkook lui offrit dans l'espoir de le réconforter, et ce ne fut qu'une fois son collègue parti que le cadet comprit : c'était pour cette raison que Hoseok avait été si sensible à ce que vivait Yoongi. Il avait vu en lui l'image de cette fille qui n'avait jamais rien laissé paraître de ses tourments et qui avait finalement décidé de s'éteindre.
Il avait simplement été terrifié à l'idée que Yoongi finisse par partir à son tour, que ce soit volontairement ou à force de s'épuiser au travail. Car dans tous les cas ça trahissait un profond mal-être de l'aîné qui se laissait dévorer à petit feu par sa situation. Hoseok donc avait beau prétendre qu'il avait fini par se détacher de cette période qui l'avait marqué, elle continuait de lui faire craindre le pire pour ceux qu'il aimait. C'était compréhensible après tout, Yoongi s'était laissé tomber si bas, tout le monde avait eu peur pour lui.
Hoseok avait tout fait pour l'aider à s'en sortir, quitte à le forcer à manger, quitte à trahir sa confiance et avouer à sa sœur ce qu'il faisait dans l'espoir de lui offrir les études dont elle rêvait. Parce qu'il n'aurait jamais supporté que celui qui était à l'époque son meilleur ami le quitte de cette façon.
Jungkook alla travailler, l'air songeur : lui aussi il avait failli faire une monstrueuse erreur, lui aussi il aurait pu bouleverser à jamais la vie de ses proches comme cette fille avait bouleversé celle de Hoseok. Ses parents l'auraient pleuré longuement, oui, mais ses bourreaux ? Auraient-ils ressenti le moindre remords ? S'en seraient-ils voulu d'avoir poussé un gamin de leur classe à mettre fin à ses jours ?
Jungkook voulait croire que oui, pourtant quelque chose en lui lui disait que non, qu'il serait parti sans que ces monstres n'aient la moindre pensée pour lui. Ils auraient peut-être même été satisfaits, aussi satisfaits que les internautes qui avaient explicitement souhaité son suicide quelques mois auparavant.
Pourquoi avaient-ils souhaité qu'il disparaisse ? Qu'est-ce qu'il leur avait fait ? Hoseok avait été ému du suicide d'une simple camarade, alors comment des gens pouvaient-ils ne pas s'émouvoir d'être la cause de la mort de quelqu'un ? Est-ce qu'il...
« Jungkook ! »
Le performeur sursauta, brutalement tiré de ses pensées lorsqu'un verre explosa en mille morceaux par sa faute. Seokjin le dévisagea un instant et fronça les sourcils en voyant l'air perdu de son cadet.
« Eh, ça va ? lui murmura-t-il alors qu'ils étaient tous les deux agenouillés à ramasser les morceaux les plus gros tout en prenant soin de ne pas se blesser.
- O-Oui, ça va. Je... j'étais juste dans la lune.
- T'es sûr ?
- Oui, oui je t'assure.
- Tu devrais prendre une pause.
- Mais ça fait à peine une demi-heure que j'ai pris mon service, hyung.
- Va boire un coup, je t'assure que t'as pas l'air en forme. Je me charge de passer le balai, d'accord ? »
Son collègue opina et le remercia. Il se redressa avant de quitter rapidement la pièce pour se rendre en salle de repos. Des semaines qu'il n'avait plus songé à ces harceleurs qui avaient cherché à l'humilier. Il avait la sensation de s'être épanoui, d'avoir eu le droit d'être heureux, et voilà qu'il repensait à eux.
Pourquoi avaient-ils un tel pouvoir sur lui alors même qu'ils n'étaient que des internautes que Jungkook ne connaissait pas ?
« Hyung... tu vas bien ? »
Jungkook leva les yeux sur son collègue. Yeonjun le regardait avec inquiétude et s'assit sur la chaise la plus proche de la sienne. Il posa sur lui ses prunelles sombres mais bienveillantes et emplies de curiosité.
« Ceux qui m'ont harcelé sur Twitter et Insta... tu crois qu'ils s'en seraient voulu si... si j'avais fini par faire n'importe quoi à cause d'eux ? »
La question avait été posée. Yeonjun ne cacha pas sa surprise et chercha ses mots de longues secondes durant, se passant la main dans les cheveux pour dissimuler son embarras. Que répondre à ça ? Son aîné avait l'air réellement soucieux, Yeonjun ne pouvait pas ignorer sa détresse.
« Pourquoi cette question ? demanda-t-il simplement. Est-ce que tu te soucies vraiment de ce qu'ils pensent ?
- Je... j'aimerais te dire que non... mais je crois que oui, soupira Jungkook qui s'en sentait honteux.
- Ça se comprend... je te l'ai dit, j'ai vu mon propre petit ami me demander de faire semblant d'avoir rompu parce qu'il se souciait de l'opinion de ses parents. Soobin et toi manquez de confiance en vous, vous avez besoin de vous voir à travers les regards extérieurs pour savoir si vous prenez ou non le bon chemin... mais parfois les regards des autres sont toxiques. Tu dois t'en détacher. Je sais bien que ça va pas se faire par miracle mais... hyung, il y a tellement d'autres personnes pour qui tu comptes. Des personnes qui veulent simplement que tu sois toi-même et heureux de l'être.
- Je sais bien... T'as jamais été du genre à te soucier des regards des autres, hein ?
- J'ai mendié pendant des semaines. Leurs yeux altiers et leur visage méprisant ne me faisaient plus rien. Qu'ils me jugent si ça pouvait leur faire plaisir : le temps c'est de l'argent et je n'avais clairement pas de temps à perdre à penser à eux.
- J'envie ta confiance. Soobin a de la chance de t'avoir trouvé.
- La chance va dans les deux sens, je me sens si bien à ses côtés... et toi tu as Jimin-hyung, d'après ce que j'ai compris. N'est-ce pas ?
- Oui, » souffla Jungkook sans pouvoir retenir un léger rictus à l'idée qu'il n'était plus seul.
Son cœur se réchauffa : ses amis, son petit ami... non, il n'était plus seul. Plus que ça, même, il savait au plus profond de son cœur que peu importait ce que le futur lui réservait, à l'avenir non plus il ne serait plus seul. Plus jamais.
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Elle s'appelait Agnès.
J'étais en seconde année de prépa, les résultats des concours blancs venaient d'être annoncés, son suicide aussi. Elle est partie au soir du vendredi 19 janvier 2018, à l'âge de 19 ans. Même si je ne la connaissais pratiquement pas, je ne pourrai jamais l'oublier.
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