L'amour rend aveugle
Petit OS surprise pour Halloween !
~ Angst, torture ~
Tu es beau, alangui sur les draps noirs qui contrastent avec ta peau laiteuse.
La lune dessine des arabesques gracieuses sur ton dos et illumine la pièce d'une lueur blafarde qui ne suffit pas à te tirer de ton profond sommeil.
De quoi rêves tu, mon amour ? Songes-tu à ces soirées d'été où nous nous réunissions au bord de la rivière pour nager dans l'eau glacée descendant de la montagne ? Te rappelles-tu de ce pont duquel nous sautions sans peur et par simple défi ? Te figures-tu cette berge verdoyante sur laquelle nos corps trempés s'échouaient, agités d'éclats de rire ? Saurais-tu en retrouver le chemin si nous retournions au village de notre enfance ? Moi je le pourrais, et les yeux fermés.
Il m'arrive parfois, lorsque la nuit est trop longue, de m'imaginer marcher sur ce chemin à tes côtés. Tu aurais ton air des beaux jours, cet air malicieux qui plisse tes yeux et retrousse tes lèvres, cet air heureux qui transforme tes iris en saphirs et ton sourire en neige éternelle. Tu porterais ce chapeau un peu ridicule ramené par ton père lors d'un de ses innombrables voyages, ce chapeau biscornu qui ne s'accorde avec rien si ce n'est cette tendresse mélancolique qui te rattache au souvenir de celui qui te l'a offert. Et tu te paraderais avec fierté, le menton relevé et le regard arrogant, défiant quiconque te croiserait de se moquer de ton accoutrement.
Mais personne ne le ferait. Parce que personne ne s'oppose jamais à toi, mon amour, ils t'admirent tous, et tu le sais. Tu en joues. Ils gravitent autour de toi comme autant de satellites, t'invitant à danser une ronde éternelle dont tu es le centre névralgique.
Sauf que cette fois-ci, nous serions seuls. Tu ne serais pas accompagné de tous ces rires exagérés qui te servent d'ombre, tu t'avancerais vers moi dans un silence religieux, auréolé de ton sourire éclatant. J'ai toujours voulu savoir à quoi ressemblait un ange ; peut-être deviendrais-tu ce qui s'en rapproche le plus.
Nous irions nous asseoir sous cet immense saule pleureur dont je me plaisais à imaginer qu'il renfermait tout un monde imaginaire. Tu me prendrais dans tes bras et tu me dirais à quel point tu m'aimes, à quel point tu ferais tout pour me préserver de la noirceur de ce monde.
Ô mon amour... A te voir là, paisiblement endormi au clair de lune, je ne peux que prendre de plein fouet la violence des sentiments qui m'étreignent le cœur. J'ignorais qu'ils étaient si lourds à porter.
Il y a du monde dehors ce soir, mais tu ne le réalises pas. Si tu savais comme ça rit et comme ça se bouscule ! Ils ont tous un objectif, tu sais ? Et la perspective de le concrétiser les rend dissipés.
Mon bras s'enroule autour de ta taille et mon front se presse contre ton dos rafraîchi par les courants d'air que laisse passer la fenêtre entrouverte. Je sens ton cœur battre doucement sous ta peau, et je crois que c'est cette mélodie qui me suivra jusqu'à la fin des temps.
De quoi rêves tu, mon amour ? Penses-tu seulement à moi parfois ? Te rappelles-tu de mes grands yeux verts et de mon sourire rectangulaire ? Te souviens de l'empressement dont je faisais preuve dès qu'il s'agissait de te suivre quelque part ? As-tu gardé en mémoire mon regard admiratif dès que tu franchissais la porte ?
J'aurais tout fait pour toi. Je te revois encore débouler en trombe dans le salon, appelant mon frère du bas des escaliers pour qu'il te rejoigne dehors. Vous faisiez la paire tous les deux ! Je crois que j'étais jaloux de votre complicité. Moi aussi, j'aurais aimé te faire rire à en perdre haleine. Moi aussi, j'aurais aimé t'accompagner crapahuter dans les versants montagneux puis m'échouer à tes côtés pour observer les étoiles déchirer la voûte céleste. Moi aussi, j'aurais aimé enrouler mon bras autour de tes épaules et appuyer ma tête contre la tienne, juste pour avoir un contact, aussi minime soit-il.
Alors tu imagines bien ma joie lorsqu'un soir, tu m'as proposé de t'accompagner dehors ! La nuit était belle, je m'en rappelle parfaitement. La lune était ronde comme une soucoupe et dégageait une telle lueur qu'on se serait cru en plein jour.
Tu m'as tendu ta main, un doux sourire flottant sur tes lèvres, et je me suis empressé de la prendre. Ô comme mes doigts paraissaient minuscules entrelacés aux tiens !
Nous avons longé un ruisseau qui serpentait à flanc de montagne et nous sommes enfoncés dans une forêt majestueuse dont la canopée était à peine visible depuis le sentier. Une odeur moite de terre et de humus nous prenait les narines et nos chaussures s'enfonçaient dans la boue qu'avaient formée les nombreux orages des semaines précédentes. Tu ne parlais pas - et j'appréciais ce silence qui me donnait l'impression que nos âmes n'avaient pas besoin de mots pour se comprendre. Je me suis contenté de te suivre, les joues rouges d'anticipation et le cœur battant la chamade, admirant paisiblement les branches qui se balançaient au gré du vent et le doux sourire qui retroussait tes lèvres.
La nuit était bien installée lorsque nous avons atteint la petite clairière. La lueur de la lune projetait des ombres inquiétantes sur l'herbe humide, mais rien de tout cela ne pouvait m'inquiéter puisque tu étais près de moi. Et de fait, tu as serré un peu plus fort ma main dans la tienne et tu m'as tiré vers deux silhouettes que je n'avais pas remarquées.
D'abord inquiet, j'ai fini par reconnaître tes amis, tous deux vêtus d'un large sweat noir dont la capuche était rabaissée sur leur visage. Vous avez échangé quelques mots, que je n'ai pas cherché à entendre ni à comprendre, trop enchanté que j'étais à la vision de nos doigts entrelacés. Je crois qu'à ce moment, j'aurais pu tout abandonner pour toi.
Mais comment étais-je censé deviner qu'il me faudrait prendre cette pensée au pied de la lettre ?
Sans que je ne le voie venir, un coup sec s'abattit sur ma nuque, me projetant en avant comme un vulgaire pantin. Une douleur sourde s'étendit aussitôt dans l'arrière de mon crâne et ma vision se troubla, se parsema de milliers de petites tâches sombres. Alors, tu as parlé.
- Il faut qu'il soit vivant.
Et je n'ai pas voulu saisir l'ampleur de tes mots. Même lorsque tes amis se sont placés de part et d'autre de mon corps pour me maintenir pieds et poings au sol, je n'ai pas voulu croire que tu me ferais du mal. Parce que comment l'aurais-tu pu ? Je t'aimais tellement, mon amour, comment était-ce seulement imaginable que je sois puni pour cela ?
La douleur irradiait désormais l'ensemble de mon crâne et je tentais mollement de me dégager, trop abasourdi pour véritablement me défendre.
Alors ton visage est apparu au-dessus de moi, opalin, déchiré par un grand sourire fou. Tu tenais un livre en main, un espèce de vieux grimoire comme on en voit dans les films d'horreur, et je me suis demandé si tu t'apprêtais à me sacrifier. Veux-tu savoir le pire ? Si tu me l'avais demandé, sûrement l'aurais-je fait avec plaisir.
Mais tu ne m'as rien demandé.
Tu t'es contenté de sortir un long couteau de cuisine dont la lame étincelante accrochait l'éclat de la lune et de l'approcher de mes yeux. Mon cœur battait la chamade, je sentais le sang courir dans mes veines, mon estomac se contractait spasmodiquement. Mais je ne détachais pas mon regard du tien, parce que, mon amour, que tu étais beau à ce moment-là ! Tes yeux déjantés, ton rictus inquiétant, tes mains tremblantes d'excitation... je me délectais d'être celui qui te mettait dans cet état. Je t'aurais tout donné. Tout.
Puis tu as prononcé son nom. Et la Terre s'est arrêtée de tourner.
Tu as prononcé son nom et l'étincelle dans tes yeux n'en est devenue que plus vive.
Tu as prononcé son nom et tes lèvres se sont étirées plus qu'elles ne l'avaient jamais fait en ma présence.
Tu as prononcé mon nom, suivi d'une litanie de mots incompréhensibles, et tu as planté le couteau dans mes yeux.
Sous mes hurlements déchirants, tu t'es appliqué à bien découper chaque muscle oculaire, toujours concentré sur cette formule diabolique dont tu ne connais toujours pas les répercussions. Tu as répété les mots, encore et encore, presque désespérément, en tournant encore et encore la lame dans mon orbite, m'écoutant m'égosiller encore et encore sans flancher.
Je peux te le dire maintenant : ce n'est pas tant la douleur physique qui m'a détruit, non, c'est celle, psychologique, d'entendre son nom à elle dans ta bouche.
Tu me sacrifiais pour l'avoir elle.
Et ça, je ne peux l'accepter.
Lorsque vous êtes partis en me laissant me vider de mon sang dans la clairière, j'ai fait la promesse de me venger. Tu comprends, je ne peux t'octroyer un tel bonheur quand tu m'as ôté toute chance d'être le mien. Je t'aime si fort, mon amour, te faire souffrir comme tu me l'as fait te rapprochera-t-il un peu de moi ?
Au début, je voulais simplement te prendre avec moi. Mais quelle souffrance trouve-t-on dans l'étreinte glacée de la Mort ? Non, il me fallait trouver autre chose, et tu me l'as offert sur un plateau d'argent.
Il a tes yeux, tu sais ? Tes magnifiques yeux scintillants, aux mille reflets bleutés. Il serait devenu un très bel homme, sache-le. Je prendrai soin de lui, là-bas, je le couverai de tout cet amour que tu ne m'as pas laissé te prodiguer, il sera à moi pour l'éternité, et toi, tu n'auras plus rien.
Il paraît que les bébés ont des sens plus aiguisés que les adultes. Peut-être est-ce vrai, après tout, il est le seul à me fixer depuis que je me suis faufilé par cette fenêtre. Il me contemple en silence, les yeux écarquillés, l'air curieux. Ô que sa naïveté est touchante, elle me rappelle celle qui m'habitait lors de cette fameuse nuit.
Ne t'en fais pas, mon amour, je ne lui prendrai que les yeux. Que ses beaux yeux saphirs qui tentent de refléter un corps que je ne possède plus.
Et lorsque ta femme se réveillera demain matin, qu'elle découvrira votre enfant sans vie, elle hurlera si fort que je l'entendrais peut-être de là où je serai. Que cette perspective me réjouit !
Tu as voulu l'avoir, mon amour, et tu l'as eu. Maintenant, sauras-tu la garder si je vous retire ce que vous avez de plus cher ? Il paraît que la perte d'un enfant est fatale pour certains couples. Je me demande si ce sera votre cas.
Dors bien, mon amour, la nuit est encore longue et ton enfant ne respire déjà plus. C'est étonnant... on aurait presque pu croire qu'il m'attendait.
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