Chapitre 1
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29 juin 1975
Quand Marthe tira les rideaux, la lumière du jour éclaboussa le visage de l'adolescent. Celui-ci, furieux d'être aussi brusquement tiré du sommeil, se tourna sur le ventre et rabattit le drap sur sa tête en signe de protestation. Debout près du lit, Marthe, les mains posées sur ses fortes hanches, attendait patiemment.
― Laurent, il est neuf heures !
De dessous le drap lui parvint un grognement, presque aussitôt suivi par l'apparition d'une tête blonde à la chevelure rebelle.
― C'est les vacances !
― Ton père est ici.
Le garçon eut une moue de dépit qui traduisait parfaitement la nature des relations qu'il entretenait avec son père.
― Il est arrivé quand ?
― Tôt ce matin. À l'heure du petit déjeuner.
― Comme les croissants en somme.
― Laurent !
Le garçon ébaucha un sourire devant l'air scandalisé de Marthe. Il avait un visage rond aux pommettes bombées, un nez légèrement retroussé et une bouche aux lèvres finement ourlées. Sur son menton fleurissait une fossette qui semblait vouloir le retenir définitivement dans l'enfance. Pourtant, il avait déjà seize ans, mesurait un mètre soixante-dix et son corps musclé par la natation lui octroyait au moins une bonne année de plus. Marthe, dépassée par l'insolence toute nouvelle de l'adolescent, secoua la tête sans rien dire. Elle entreprit de récupérer les diverses choses qui traînaient dans les coins, résultat d'un savant et irrécupérable désordre. Tout en rangeant, elle l'observait à la dérobée. Depuis quelque temps, son Laurent était en train de changer, et elle en ressentait une douleur profonde. Au bout d'un moment, le garçon, exaspéré par son manège, la toisa, une lueur moqueuse dans le regard.
― Dis-moi, ça ne peut pas attendre, cette espèce de cueillette maladive que tu entreprends tous les matins ? Je peux le faire moi-même, tu sais.
Elle haussa les épaules en soupirant.
― Je te connais trop bien. Si je te laissais faire, une chatte n'y retrouverait pas ses petits. La dernière fois, j'ai trouvé une paire de chaussettes sales sous ton oreiller. Et tes chaussures du dimanche dans la table de chevet !
― Bon d'accord ! Je ne suis pas très ordonné, mais je souhaiterais quand même avoir de temps en temps un peu d'intimité, surtout le matin quand je me lève !
― C'est bien, puisque je suis de trop, je m'en vais !
― Tu prends tout au tragique !
Sur le pas de la porte, elle accrocha comme par inadvertance le regard de l'adolescent. Deux yeux d'un bleu presque violet, améthyste, de la même eau que ceux de sa défunte mère. Son cœur se serra, car malgré l'impatience manifestée quelques instants plus tôt par le garçon, il y avait dans ce regard tout un monde d'amour pour elle. Mais hélas, aussi de la crainte et de la souffrance. Lui aussi savait que la vie était sur le point de l'emporter sur d'autres chemins dont il appréhendait les embûches. Pour chasser cette peine qu'elle pressentait commune à leurs deux cœurs, elle détourna la tête et lança une phrase qui les ramena dans la banalité du quotidien.
― Tu devrais passer chez le coiffeur, tu ressembles à un épouvantail.
― J'y penserai. Promis.
Une fois seul, il tira une photo de dessous son oreiller. D'un geste tendre, il caressa le visage figé par le talent du photographe. C'était celui d'une jeune fille brune aux yeux noisette et qui, comme lui, sortait à peine de l'enfance. Flore ! Un prénom de rêve sur un corps aux formes sensuelles qui, depuis quelques mois, ne cessait d'alimenter ses fantasmes. Au souvenir de la douceur élastique de ses jeunes seins, il sentit une forte et soudaine chaleur envahir ses reins. Désespérément, il lutta pour ne pas succomber au désir de se donner un peu de plaisir en solitaire. Son père risquait à tout moment d'entrer dans la chambre. Il fit sagement disparaître la photo à l'intérieur de son portefeuille avant de courir sous la douche. Là, il ouvrit en grand le robinet d'eau froide afin de chasser définitivement Éros de ses pensées.
Sa toilette terminée, il jeta un œil à sa montre. Elle marquait neuf heures trente-sept. Cette montre, dernier cadeau de monsieur Riendreux, était un véritable bijou. Extra-plate et le boîtier entièrement en or, elle venait de Suisse. Après tout, le directeur des parfums Riendreux pouvait bien se permettre cette folie. C'était Marthe qui, le jeudi précédent, lui avait remis son cadeau d'anniversaire. Comme d'habitude, son père était absent, en voyage d'affaires. Il y avait bien longtemps que Laurent ne se formalisait plus de ces absences. Du plus loin qu'il se souvînt, son père ne s'était jamais trouvé là aux moments les plus importants de sa vie. Si l'adolescent avait souffert et souffrait encore de ces éternelles dérobades, il n'avait jamais osé en souffler mot à quiconque. De toute manière, Marthe n'y pouvait rien, et Gérard Riendreux n'aurait pas compris que sa seule présence auprès de son fils, ne serait-ce que pour ses anniversaires, aurait eu dix fois plus de valeur que tout l'or qui brillait à son poignet.
Dans l'armoire, Laurent prit une paire de jeans qu'il assortit d'un fin pull rouge. D'un rapide et ultime coup de peigne, il mit fin à sa toilette. Après s'être assuré de la correction de sa mise, il dévala les escaliers, guidé par l'odeur du chocolat chaud et du pain grillé. Marthe l'attendait dans la cuisine, l'humeur légèrement contrariée.
― Dépêche-toi de déjeuner ! Ton père a demandé après toi.
Ses yeux bleus perçants se posèrent sur l'adolescent, subodorant une quelconque sottise.
― Tu n'as rien fait, au moins ? Il voulait aussi me parler et il n'avait pas l'air de très bonne humeur.
― Pas à ma connaissance. Mais ne t'inquiète pas, il n'est jamais de bonne humeur. Je suis sûr qu'il doit couver un ulcère à l'estomac.
― Laurent !
― Il n'y a qu'avec cette garce de Suzanne qu'il se montre agréable ! C'est vrai qu'elle lui donne des compensations, elle !
― Tu n'as pas honte de parler ainsi de ton père ? Et à ton âge ?
― Écoute, je ne suis plus un gosse et...
― Et cela ne doit pas t'empêcher de respecter les autres !
Le regard mécontent de Marthe affronta celui de Laurent. C'était une forte femme, et par la taille et par le caractère, de surcroît dotée d'une voix de stentor qui résonnait loin dans la maison lorsqu'elle se fâchait. Mais il y avait belle lurette que le jeune garçon ne craignait plus la sévérité de Marthe, et s'il abdiqua, ce fut uniquement parce qu'il regrettait d'avoir peiné celle qu'il aimait comme une mère.
― Je te demande pardon.
Pour couper court à l'incident, il plongea son nez dans son bol de chocolat, abandonnant Marthe à ses pensées qui étaient loin d'être gaies. Depuis quelque temps, Laurent prenait de plus en plus de libertés, tant au niveau du langage que de ses manières. Elle ne pouvait qu'éprouver du regret en songeant au bébé puis au petit garçon charmant et poli qu'il avait été. Pour être honnête, il ne lui avait jamais vraiment causé de gros soucis. Bien sûr, il y avait eu les rougeoles, oreillons et autres maladies qui l'avaient souvent empêchée de dormir, mais tout bien considéré il avait été un enfant facile. Le seul incident de parcours s'était produit un soir de Noël, alors qu'il avait dix ans, c'était l'année 1969. Ce soir-là, il lui avait demandé de lui parler de sa mère.
Elle lui expliqua donc que la jeune Laurence Riendreux les avait quittés en le mettant au monde, alors qu'elle n'avait pas encore atteint ses vingt-deux ans. À la fin de son récit, elle avait vu deux grosses larmes glisser le long des joues de Laurent. C'est d'une voix mal assurée qu'il avait prononcé les mots qu'elle n'avait jamais pu oublier : « J'ai tué ma mère, c'est pour ça qu'il me déteste ! »
D'abord figée par toute la souffrance que ces paroles révélaient, elle avait tenté par la suite de le rassurer, lui expliquant que si sa mère était morte, c'était plus par la volonté de Dieu que par sa venue au monde. Elle chercha aussi à excuser l'attitude froide et réservée de son père en alléguant de son chagrin, et de ses affaires qui l'éloignaient de la maison. Rien n'y fit ! De ce jour, Laurent se replia davantage sur lui-même et ne demanda plus jamais à Marthe de lui parler de sa mère, ni même d'aucun autre membre de la famille.
― Marthe ! La sonnerie !
À l'appel de son nom, elle sursauta et vit le regard inquiet de Laurent posé sur elle. Elle comprit alors qu'il devait l'observer depuis un moment déjà.
― Mon Dieu, c'est certainement ton père. Je l'avais oublié, celui-là !
― Tu vas bien ?
― Mais oui, voyons. Je suis solide comme un roc !
D'un geste vif, elle fit voleter son torchon comme pour chasser une mouche qui n'existait que dans son imagination.
― N'oublie pas de mettre ton bol dans l'évier quand tu auras fini.
Après avoir vérifié l'ordonnance de son chignon que le temps avait soigneusement perlé, elle lui tourna le dos, et quitta la cuisine.
Lorsqu'elle pénétra deux secondes plus tard dans le bureau de Gérard, ce dernier était penché sur un dossier qui semblait vouloir retenir toute son attention. Grand, brun et athlétique, il était le parfait spécimen de l'homme d'affaires dynamique.
― Ha ! C'est vous, Marthe.
― Vous vouliez me voir ?
― En effet. Asseyez-vous, j'ai des choses importantes à vous dire.
― Elles concernent Laurent ?
D'un air ennuyé, il tapota son dossier qu'il finit par refermer. Puis, histoire de gagner du temps, il alluma une cigarette. Marthe qui n'était pas dupe sentit monter en elle une sourde inquiétude. Elle avait souvent vu le père de Laurent fatigué, de mauvaise humeur, voire carrément agressif, mais jamais il ne lui était apparu aussi mal à l'aise qu'à cet instant.
― Vous savez, Marthe, je crois que je vieillis.
Surprise par cet aveu fait sur le ton de la confidence, elle préféra rester sur la défensive. Elle lui emboîta le pas sur le chemin des banalités.
― Mon Dieu, Monsieur, nous vieillissons tous.
― Sans doute, mais... il y a des moments où on le ressent plus que d'autres. En fait, j'ai passé ma vie à courir et à retarder l'instant de rentrer dans une maison vide... Sans femme, je veux dire. Arrivé à un certain âge, il y a des soirs où la solitude renferme le goût amer de l'échec.
Il leva la tête vers Marthe avec, dans les yeux, une certaine lueur d'héroïsme suicidaire.
― J'ai décidé d'épouser Suzanne.
― Mais... Laurent ? Enfin, je veux dire que d'après le peu que je sais, Suzanne et lui entretiennent des rapports qui sont loin d'être idylliques.
― Ma brave Marthe, vous avez le sens de l'euphémisme ! Disons qu'entre eux sévit une sorte de haine sourde qui pollue une pièce dès qu'ils se trouvent en présence l'un de l'autre.
― Alors, laissez-moi vous dire, sauf votre respect, que vous vous préparez bien du plaisir !
― Justement, je n'ai l'intention de n'avoir d'autre plaisir que celui que m'apportera ma femme. Aussi, j'ai décidé d'éloigner Laurent.
― L'éloigner ! Mais c'est votre fils !
― Ne me regardez pas comme ça ! Et rassurez-vous, je n'ai pas l'intention de l'envoyer chez les Papous, mais plus simplement chez ma sœur Joëlle. Il passera les vacances chez elle, à Lyon puis, à la rentrée, je le placerai sans doute comme interne dans une institution privée. Toujours dans cette même ville.
― Mais pourquoi si loin ? Et pourquoi tant de précipitation ? Donnez-lui au moins le temps de se faire à cette idée !
D'un geste brusque, il chassa une mouche imaginaire.
― Écoutez, Marthe, je ne vous cacherai pas que tout ceci m'ennuie profondément. Donc plus tôt les choses seront faites, et mieux ce sera pour tout le monde.
― Je vois, vous expédiez Laurent comme vous le faites de vos dossiers ! Et moi ? Allez-vous aussi m'expédier dans une maison de retraite ? À défaut d'internat pour les vieux inutiles !
― Cessez, Marthe ! Vous savez très bien que je n'ai pas d'autre solution. Quant à vous, j'ai fait mettre à votre nom la maison que je possède en Bretagne. Vous bénéficierez en plus d'une retraite confortable, cela va de soi.
Si elle avait encore eu quelques espérances sur le revirement de Gérard, ces dernières dispositions lui ôtaient toute illusion. Elle allait bel et bien être séparée définitivement de Laurent. Elle tenta un dernier assaut.
― Il est si jeune encore ! Si fragile, je...
― Non, Marthe. Je suis désolé. Je sais ce que vous ressentez...
Le regard de Marthe se chargea soudain de haine et de rancœur.
― Oh non, Monsieur ! Vous ne savez pas ! Son premier cri, c'est moi qui l'ai reçu, comme une réparation que la vie faisait à ma stérilité. Je l'ai mis au monde, j'ai essuyé ses premières larmes et endormi ses premiers chagrins alors que vous preniez bien soin de ne pas être là ! Non, vous ne savez pas ! Vous ne pouvez pas savoir !
L'entretien était terminé. Elle se précipita dans la chambre de Laurent. Un ouragan semblait avoir dévasté la pièce tant il y avait de désordre. Le poids des années s'abattit soudain sur ses épaules, et elle sentit de grosses larmes suivre les sillons de son visage. Où qu'elle aille désormais, elle savait que c'était ce désordre-là qui lui manquerait le plus.
La porte refermée, Gérard tenta sans succès de se replonger dans son dossier. Exaspéré par son incapacité à se concentrer, il le referma d'un geste brusque, et alla se servir un verre de whisky. Il se sentait inquiet et nerveux devant la perspective de l'affrontement qui l'attendait. Il pressentait confusément que l'entrevue qui allait avoir lieu ne ferait qu'aggraver une situation déjà tendue. À la mort de sa femme, il s'était enfermé dans le chagrin, oubliant qu'il avait un fils. Il n'avait jamais pris la peine de le regarder grandir. Aujourd'hui, il se trouvait complètement désarmé devant cet adolescent qui le jugeait sans indulgence. Surpris, il sursauta lorsque des coups frappés à la porte vinrent interrompre ses méditations.
― Hé, bien, entre ! Qu'est-ce que tu attends ?
Le garçon pénétra dans la pièce et referma la porte derrière lui avec précaution. Hésitant, il vint s'asseoir dans le fauteuil du visiteur.
― Quelque chose ne va pas ? Heu... aurais-je fait une bêtise, par hasard ?
― Tu devrais le savoir, non ?
― Pas forcément. On ne se rend pas toujours compte de ses erreurs.
Gérard ébaucha un faible sourire.
― Rassure-toi, tout va bien.
― Tant mieux. Quand tu me convoques ainsi dans ton bureau, j'ai toujours un sentiment de culpabilité.
Gérard sourit à nouveau et secoua la main, comme s'il tentait de chasser les derniers mots de Laurent. Il posa son verre et vint se placer juste devant l'adolescent qu'il regarda intensément. À l'observer comme cela, il ressentait toujours la même émotion, faite de douleur et de nostalgie. Laurent était tout le portrait de sa mère. Mêmes cheveux couleur de blé mûr, même nez, et surtout même regard. Un regard bleu violet qui prenait la teinte de l'améthyste sous le coup d'une violente émotion. C'était comme si, malgré sa mort, Laurence continuait de vivre à travers leur fils.
― Nous n'avons pas eu souvent l'occasion de parler, n'est-ce pas ? C'est dommage.
Laurent scruta son père avec attention, cherchant où il voulait en venir. Puis comme un naufragé en mal de secours, il osa affronter la tempête.
― Il faut dire que tu n'as pas souvent été là ces dernières années. Les premières non plus d'ailleurs.
Il vit son père hausser les épaules, légèrement froissé.
― Je sais, j'ai été très occupé tout ce temps.
Il fit quelques pas dans la pièce, sans doute à la recherche d'une aide imaginaire.
― Ce que j'ai à te dire n'est pas très facile, je crains que tu m'en veuilles beaucoup après cette conversation. Pourtant, crois-moi, j'ai tourné le problème dans tous les sens et je n'ai pas trouvé de solution.
― Tu as des ennuis ?
― Non... Voilà, j'ai décidé d'épouser Suzanne. Comme tu le sais, nous nous fréquentons depuis bientôt deux ans et... comprends-moi Laurent, je suis seul depuis seize ans.
― Non. Non tu n'es pas seul depuis tout ce temps ! J'étais là, moi !
― C'est différent. À ton âge, tu devrais comprendre qu'un homme a besoin de... de certaines choses que seule une femme peut lui donner.
― Pour ce dont tu parles, ce n'est pas les femmes qui manquent ! Inutile de les épouser !
― Laurent !
― Pourquoi fais-tu ça ? Elle me déteste ! Elle est mesquine et pleine de mépris pour tout ce qui n'est pas elle ! C'est une salope et toi, tu voudrais me la refiler comme belle-mère ! Non, non, et mille fois non !
― Comment oses-tu me parler de cette manière ?
Le garçon, bouillant de rage, se sentait étouffer sous l'effet de la colère qu'il tentait désespérément de retenir.
― Parce que l'intrusion d'une femme dans notre vie me regarde, et sois certain que je préfère vivre en enfer plutôt que de partager une seule parcelle de cette maison avec elle !
Le bruit du verre qu'il lança sur le mur fut presque aussi instantané que celui de la gifle qui vint imprimer la marque de cinq doigts sur sa joue.
― Sache que ce n'est pas en enfer que tu vas vivre, mais chez ta tante, Joëlle. Elle t'attend. Et à la rentrée, je t'envoie en pension à Lyon. Pour finir, je te dispense, si tu le désires, d'assister à la cérémonie de mariage. Comme tu peux le constater, tu n'auras pas longtemps à la supporter, et elle non plus !
Profondément blessé par le premier geste de violence que son père manifestait à son encontre, Laurent baissa les yeux.
― Je m'excuse... Je ne voulais pas être grossier, balbutia-t-il, des larmes dans la voix.
Gérard, furieux à la fois contre lui-même et contre son fils, se retourna brutalement vers la fenêtre, feignant d'admirer un paysage qu'il ne voyait pas.
― Je suis désolé, Laurent, je pensais... Enfin, j'espérais que tu comprendrais.
― Je... Il y a tant d'autres femmes...
― Mais c'est elle que j'ai choisie, que cela te plaise ou non.
L'adolescent, anéanti, se tassa sur sa chaise. C'était elle qu'il avait choisie, et lui qu'il rejetait, comme la défroque d'un passé qu'il souhaitait enterrer à jamais. Elle ! Ce pronom lui faisait mal, tellement mal qu'il sentit un flot de haine d'une violence inouïe le submerger. C'est un regard chargé d'orage qu'il leva vers son père.
― Je peux m'en aller ?
Gérard, cette fois, se retourna et regarda son fils. Il sentit un grand froid l'envahir en voyant le visage chargé de rancœur. Blessé, il n'eut pas la force de répondre et se contenta d'un signe d'assentiment.
Dans le hall, le garçon dut s'appuyer contre le chambranle de la porte d'entrée pour ne pas tomber. Il tremblait. L'effort qu'il avait dû faire pour maîtriser l'ensemble des sentiments contradictoires qui bouillonnaient en lui l'avait complètement épuisé.
Quand il sortit dans le jardin, le ciel était à l'image de son cœur, gris et chargé de pluie. D'un pas lent, il contourna la maison et s'engagea à travers le parc. Tout au fond, il avisa le petit muret de pierres mangé par la mousse et tapissé par le lierre. C'était exactement l'endroit qu'il cherchait.
Dans le mur se trouvait l'emplacement d'un ancien four que les ronces et les buissons avaient aménagé en une sorte de petit refuge. Laurent y avait installé ses jeux d'enfants et parfois abrité ses chagrins. À plat ventre, comme au temps où il savait si bien s'identifier à ses héros, il rampa jusqu'à cet abri de fortune. Comme jadis, il méprisa les attaques cruelles d'une verdure agressive. Ce refuge était à présent devenu bien exigu pour y loger son corps de seize ans. Il se recroquevilla afin de pouvoir y tenir.
Là, ses genoux ramenés sous lui et sa tête enfouie entre ses bras, il donna enfin libre cours à sa peine. Il ne savait pas vraiment le pourquoi de ces larmes, mais il avait mal et c'était la seule façon qu'il connaissait de calmer sa douleur. Plus tard, ses pleurs définitivement taris, il ressentit dans tout le corps une langueur bienfaisante. Il se sentait comme vide, un peu comme ces coquilles de noix creuses que les enfants s'amusent à faire voguer sur une mare de fortune, par jeu ou par ennui. Il parvenait tout à coup à jeter un regard lucide sur ce qu'avait été sa vie jusqu'ici, sur son père. Cette fois, les dés étaient définitivement jetés, son père l'avait repoussé. Il ne voulait plus de lui, et il l'expédiait au loin, comme un gêneur dont on cherche honorablement à se défaire.
Il avait tout essayé, pourtant ! Du petit garçon sage, il s'était fait indiscipliné. Plus tard, du premier de la classe, il était passé à cancre dissipé. Aujourd'hui, il était à l'ère de la contestation pure et simple, mais celle-ci se révélait tout aussi inefficace que le reste. Maintenant, tout était dit, plus jamais il n'y aurait de tentative de sa part pour conquérir un amour qui n'existait que dans son cœur à lui. Il venait subitement de comprendre que l'amour était un sentiment inné que son père ne possédait sans doute pas. Le mendiant de tendresse qu'il avait été en était revenu une fois de plus les mains vides, et jamais plus il ne mendierait. Il se jurait que c'était la toute dernière fois qu'il souffrait à cause de la désaffection de son père. Ils auraient pu faire le chemin côte à côte, partager tant de choses ! Mais il était trop tard. Désormais, il se devait de grandir seul, d'accrocher son enfance aux portemanteaux de l'oubli, et s'appliquer du mieux qu'il pouvait à devenir un homme. Mais le voulait-il vraiment cet état d'homme ?
Imprévisible, son esprit changea le cours de ses pensées, lui envoyant avec force l'image de Flore, son amie, son premier amour. Devrait-il aussi renoncer à elle ? Pourrait-il seulement la revoir avant son départ ? Il aurait tant aimé caresser ses cheveux une dernière fois, entendre son rire, boire à ses lèvres l'ultime pluie de l'enfance qui s'enfuit. Il avait mal de savoir que si sa mémoire parvenait encore à dessiner les traits de la jeune fille, elle cesserait bientôt d'en être capable. Le temps flétrissait si vite les plus beaux souvenirs. Combien de temps parviendrait-il à se souvenir de la couleur de ses yeux, de son sourire et du goût de ses lèvres ?
Un roulement de tonnerre se fit entendre dans le lointain. Il sortit la tête de son abri et reçut sur le front la primeur de l'orage qui se préparait, de toutes petites gouttes éparses. Tant bien que mal, il réussit à s'extraire de son sanctuaire. Pris d'une soudaine impulsion, il courut jusqu'à la cuisine. Par chance, Marthe devait être occupée ailleurs. Il se saisit d'une boîte d'allumettes et retourna jusqu'au jardin. Arrivé à l'endroit où, quelques minutes auparavant, il disait au revoir à son enfance, il hésita.
De nouveau, il leva les yeux vers le ciel. De gros nuages noirs et paresseux assombrissaient la lumière du jour, distillant quelques larmes, toujours avec parcimonie. Rien qui ne pourrait l'empêcher de faire ce qu'il avait en tête. Sans plus réfléchir, il assembla un tas de feuilles mortes près de son refuge, craqua une allumette et la jeta au centre de ce foyer improvisé. Presque aussitôt, une flamme haute et vigoureuse s'échappa vers le ciel et, bientôt, un véritable brasier s'élevait là où gisait à présent son enfance défunte. Fasciné par l'incendie, Laurent resta là, immobile, à contempler les flammes. Ce fut son père qui, alerté par l'odeur qui se faufilait jusqu'à son bureau, vint le tirer de sa torpeur.
Gérard, bouleversé, dut porter Laurent presque inerte jusqu'à sa chambre. Une heure plus tard, il tournait en rond dans son bureau, fulminant contre le tempérament excessif de son fils.
― Mais enfin, Marthe ! Que lui a-t-il pris ? Pourquoi avoir fait une chose pareille !
― Peut-être qu'il est simplement malheureux. Ce n'est sûrement pas de sa faute.
― C'est de la mienne, peut-être ! Malheureux ou pas, on ne fait pas ce genre de chose quand on est quelqu'un d'équilibré !
Il toisa Marthe sans aménité.
― Je sais ce que vous pensez ! Je me suis montré maladroit, je vous l'accorde ; mais enfin, ce n'est plus un enfant !
― C'est vous qui le dites, mais permettez-moi de ne pas partager votre avis. C'est vrai que biologiquement, on peut considérer qu'il n'est plus un enfant... Mais psychologiquement...
― Vous n'allez quand même pas me faire un cours de médecine !
― Non, rassurez-vous, je cherche simplement à vous faire comprendre que Laurent n'a pas encore suffisamment de maturité pour être ce que vous attendez qu'il soit.
― Ce n'est pas une raison pour ficher le feu à la maison !
― N'exagérez pas ! Ce ne sont que quelques broussailles qui ont brûlé.
― Mais enfin, Marthe, suis-je un monstre parce que je me marie après seize ans de veuvage et que j'envoie mon fils dans un collège afin de parfaire son éducation ?
― Ce n'est pas ce que vous faites qui rend Laurent malheureux, c'est la façon dont vous le faites.
Gérard écarta les bras en signe d'impuissance.
― Je ne sais pas, je ne sais plus...
― Avez-vous jamais su ?
Un bref instant, ils s'observèrent. Il n'y avait à travers ces deux regards ni haine ni sympathie. Seulement un monde de contradictions.
― Comment va-t-il ?
― Il est prostré, mais c'est normal, il est en état de choc.
Elle se dirigea vers la porte, puis, prise d'un léger remords à l'encontre de Gérard qu'elle sentait désemparé, elle se retourna.
― Voyez-vous, Monsieur, contrairement à ce que vous pensez, Laurent n'en a pas encore fini avec son enfance.
***
Laurent, enfermé à huit clos avec ses pensées depuis Bellegarde-sur-Valserine, regardait sans le voir le paysage qui fuyait à la vitesse du train. Depuis la veille, il s'était réfugié dans un mutisme presque maladif. Ni les larmes de Marthe ni les regrets ampoulés de son père ne l'avaient entamé. Il s'était toujours senti un peu mal dans sa vie, mais depuis la cassure définitive qui s'était opérée dans le bureau de son père, son malaise, loin de s'être apaisé, n'avait fait que s'amplifier, jusqu'à l'épuisement nerveux. Face à l'homme qui l'avait engendré, il avait été submergé par une vague de colère et de haine aussi violente qu'insoupçonnée. Il avait eu envie de hurler, de tout casser, et même, ce qui était encore pire, de le frapper. Jamais il ne comprendrait quelles forces mystérieuses avaient eu raison de cette folie destructrice.
Ce matin, il n'avait rien pris au petit déjeuner, pas plus que la veille d'ailleurs. Il était allé se coucher sans dîner, au grand désarroi de Marthe qui paraissait souffrir pour lui. Il avait bien essayé de faire un effort, pour elle, mais la boule était là, installée au fond de sa gorge. Il y avait eu la nuit aussi, une nuit sans sommeil et sans chagrin, ne laissant dans sa tête et dans son cœur que du vide.
À Villeurbanne, le train stoppa. Par désœuvrement beaucoup plus que par curiosité, il jeta un regard morne sur la foule qui se pressait sur le quai. À travers le brouillard où se noyait son esprit, il ne percevait que des êtres informes, des insectes anarchistes qui s'agglutinaient aux portières des wagons de peur d'être oubliés. L'adolescent entendait hurler de toutes parts sans pour autant saisir une seule phrase intelligible dans son intégralité. Bientôt les chamailleries des enfants, surexcités par l'aventure des vacances et les derniers adieux, se perdirent dans le bruit de la machine qui reprenait sa route. Étranger à cette foule agitée, Laurent se sentait complètement perdu. Il percevait avec terreur le retour de la boule dans sa gorge et d'un poids sur la poitrine qui lui broyait sadiquement les poumons.
― Ça ne va pas ?
Il sursauta, surpris par la question aussi bien que par la personne qui la formulait : une jeune fille brune qui ne devait pas être beaucoup plus âgée que lui. Comme il tardait à répondre, elle continuait de l'observer, une lueur inquiète dans le regard.
― Ce n'est rien, ça va passer.
― Vous en êtes sûr ? Vous êtes si pâle.
― Ce n'est rien, je vous assure.
Il était contrarié maintenant d'avoir attiré l'attention sur lui. De quoi se mêlait-elle, celle-là ? Il n'allait pas bien effectivement, mais cela ne regardait que lui. Pour bien montrer à la jeune fille qu'il désirait mettre fin à la conversation, il lui tourna carrément le dos, l'ignorant délibérément.
Le train commençait à prendre de la vitesse, et l'air qui pénétrait par la fenêtre le vivifiait, atténuant sensiblement son malaise. Libéré de l'étau persécuteur, il se retourna et vit avec étonnement que son compartiment était bondé. Bizarrement, il ne s'était même pas aperçu de cet échantillonnage remarquablement représentatif du Français moyen. Son regard se porta directement sur les deux jeunes filles qui lui faisaient face. L'une était blonde, l'autre brune. Elles avaient toutes les deux les cheveux coupés courts, un jeans et un tee-shirt, vert pour l'une, rouge pour l'autre. Le chewing-gum qu'elles mastiquaient conscien-cieusement ne les empêchait pas de débattre d'un roman de Sartre.
À leurs côtés, un trio infernal dont l'aîné devait tout juste avoir une dizaine d'années, revendiquait le droit à la parole. Parole que leur mère tentait de museler en les bourrant de Choco BN. À l'extrémité du siège, un vieux monsieur s'abîmait les yeux en lisant les dernières nouvelles.
Discrètement, Laurent se pencha en avant pour savoir qui étaient les autres occupants de sa banquette. Au bout, près de la porte donnant sur le couloir, deux garçons somnolaient dans un léger débraillé, bercés par la conversation de deux dames d'un âge certain qui se racontaient les derniers potins de leur coin de rue. Près de lui enfin, ou plus exactement tout contre lui, la jeune personne qui, quelques instants plus tôt, s'était inquiétée pour sa santé.
Lorsqu'il posa son regard sur elle, son cœur se serra. L'espace d'un moment, le visage de Flore était venu se superposer sur celui de l'inconnue. Pure chimère cependant ! Les deux jeunes filles n'avaient rien en commun, si ce n'était leurs cheveux bruns qui s'étalaient comme une caresse le long de leur colonne vertébrale. Las, il tenta de faire le vide dans son esprit, comme jadis et hier encore il le faisait lorsqu'il se heurtait à ses névroses de môme mal dans sa peau. Aujourd'hui pourtant, la fuite se révélait impossible. À cause du bruit sans doute. Mais au fond de lui, il n'y croyait pas. Il savait qu'il était tout simplement devenu trop grand pour s'évader dans un monde qui ne lui appartenait plus.
― Vous allez dans le Midi ?
Surpris de cette interpellation, il leva les yeux vers sa compagne sans que son regard n'exprime autre chose qu'un ennui profond. Elle n'était pas vraiment belle. Une bouche trop grande, des dents de lapin, des joues creuses et un nez un peu trop épaté. Cependant, la nature s'était montrée charitable en la dotant d'une magnifique paire d'yeux verts, superbes émeraudes protégées par une barrière de cils fins et longs. Lorsqu'elle souriait, son visage devenait si chaleureux qu'elle en paraissait presque jolie. Laurent se dit que le charme ce devait être cela, cette aura de douceur et de sensualité mélangées. Du coup, sa mauvaise humeur s'envola vers cette orgie de vert qui l'observait, mi-curieuse, mi-amusée.
― Oui, je vais dans le Midi.
Sitôt son mensonge proféré, il s'aperçut de son énormité. Il allait avoir l'air fin lorsqu'elle le verrait descendre à Lyon !
― Où exactement ?
― Je n'en sais rien.
― C'est idiot ! On sait toujours où l'on va quand on monte dans un train.
― Eh bien, moi pas ! Je suis sans doute l'exception, vous savez ? Celle qui confirme la règle.
Ennuyée, elle eut un geste pour chasser ses longs cheveux qui, d'ailleurs, ne la gênaient absolument pas.
― Je vous embête, n'est-ce pas ? C'est bien fait pour moi, je suis toujours trop curieuse.
Laurent, mal à l'aise, rougit. Après tout, elle ne lui avait rien fait, cette fille. De plus, elle avait l'air plutôt sympa.
― Excuse-moi. Je m'appelle Laurent, et toi ?
― Catherine. C'est vrai, tu n'es pas trop fâché ?
― Non. Je suis de mauvaise humeur, mais tu n'y es vraiment pour rien.
― C'est si indiscret de te demander où tu vas ?
― Mais non ! En fait, je n'en sais rien. Je suis parti de chez moi.
― Tu fais une fugue ? C'est dingue !
Il lui sourit. Maintenant qu'il avait libéré son esprit, il se sentait beaucoup mieux. Au fond, il savait depuis la veille qu'il ne descendrait pas à Lyon. La décision avait mûri à son insu, sans qu'il sache où ni quand. Peut-être au moment où il regardait brûler son enfance. Ou bien plus simplement dans le bureau de son père. Qu'importait, puisqu'elle avait affirmé sa réalité au moment précis où il avait formulé sa réponse.
Par pudeur ou par discrétion, Catherine n'osa pas pousser plus loin sa curiosité et, d'un commun accord, ils changèrent de conversation. Ils parlèrent cinéma, musique et même de leurs études, si bien qu'elle réussit presque à lui faire oublier la raison de sa présence dans ce train. Cependant, lorsque ce dernier ralenti, et que le garçon entendit hurler dans le haut-parleur le nom de la gare où ils se trouvaient, il renoua brusquement avec la réalité. Il se tassa sur son siège dans l'espoir de se faire tout petit. Bien entendu, il n'était pas question de regarder par la portière si tante Joëlle se trouvait bien au rendez-vous. Il manqua s'étouffer de rire à la vue de l'avertissement qui lui sauta aux yeux « é pericoloso sporgersi ». En effet, rien n'était plus dangereux que de montrer le bout de son nez s'il tenait à éviter d'être reconnu. La sœur de son père ne l'avait certes jamais vu, mais elle devait bien posséder une photo quelque part dans ses archives. Sans parler de la couleur de ses yeux, qui était suffisamment rare pour permettre une identification. Catherine avait profité de l'arrêt pour descendre faire quelques achats, suivie par le reste du compartiment. À l'occasion de cette accalmie passagère, il décida de faire un somme.
Lorsqu'il s'éveilla, le train roulait déjà depuis un long moment. Le paysage commençait à dessiner d'imperceptibles changements. La nature au fur et à mesure que l'on descendait vers le Sud semblait se rapetisser. Elle ressemblait à un bouquet aux multiples nuances de vert et de brun qu'ocrait un soleil généreux. La chaleur lourde de ce trente juin engluait le compartiment, asséchait les gosiers, et collait les vêtements à la peau. Les conversations s'étaient tues et l'on pouvait voir sur les visages creusés par la fatigue, la lassitude des voyageurs qui sombraient peu à peu dans une sorte d'abrutissement. Par la vitre, la poussière entrait comme chez soi et venait strier de longues traînées bistre les vêtements.
Le cœur de Laurent semblait lui aussi se réchauffer au contact de ce pays de Provence tout nouveau pour lui. Un parfum unique, fait d'une variété de senteurs indéfinissables, s'engouffrait par bouffées à l'intérieur du compartiment. La nature dans ce coin de France semblait assoiffée. Malgré la chaleur, un long frisson vint lui parcourir l'échine : cette fois, il était vraiment seul à des lieues de chez lui ! Pourtant l'aventure qu'il percevait au bout de ce périple, loin de l'effrayer, le galvanisait. Sa peur, domptée par l'attrait de l'inconnu, lui rendait progressivement toute sa liberté.
À ses côtés, il s'aperçut que sa compagne dévorait un énorme sandwich et son estomac lui rappela sans pudeur le jeûne dans lequel il le tenait depuis la veille. Sans doute surprit-elle ce regard caractéristique des gens affamés.
― Tiens, j'en ai deux.
Il hésita uniquement les quelques secondes nécessaires à la politesse puis, sans plus de manières, il s'empara du sandwich qu'elle lui tendait.
― Merci. J'avoue que je meurs de faim !
― Depuis quand tu n'as pas mangé ?
― Hum... Hier matin.
― Tu es fou ! Quand on s'enfuit, on prend au moins quelques provisions !
― Je manque d'expérience, mais la prochaine fois, j'y penserai, promis ! Où tu descends ? demanda-t-il, la bouche encore pleine de sa dernière bouchée.
― À Nice. Mes parents ont loué une petite maison pour les vacances.
― Alors je descendrai à Nice moi aussi.
― Tu sais où aller ?
― Non, mais il faudra bien que je quitte ce train un jour ou l'autre ! Je ne peux pas abuser plus longtemps de l'hospitalité de la SNCF.
Elle lui sourit et il eut soudain envie de l'embrasser. Au fond, elle était bien mieux qu'il ne l'avait supposé, et il ne put s'empêcher de pester contre le manque d'intimité qui refrénait ses pulsions affectives.
― Dis-moi, tu ne connais vraiment personne à Nice ?
― Je n'ai jamais quitté ma ville sauf pour aller me baigner au lac, ce qui explique le nombre plus que restreint de mes relations. De toute façon, je suis parfaitement capable de me débrouiller seul.
Là, il crânait un peu, mais il avait ainsi l'impression de se donner beaucoup plus de courage qu'il n'en avait en réalité.
― Qu'est-ce que tu comptes faire une fois à Nice ?
― Chercher du boulot d'abord et, si possible, en trouver. Ensuite, je verrai bien !
― J'aimerais tellement t'aider. Malheureusement, je doute que ma famille te voie débarquer d'un très bon œil.
Brusquement, elle plongea son regard dans celui de Laurent, lui lançant un appel muet qu'il saisit fort bien, avant de déclarer :
― Nous pourrions peut-être nous revoir ? Il suffirait de se donner rendez-vous quelque part.
― Je ne sais pas, tu sais, mon avenir est assez incertain, et puis rien ne dit que je resterai à Nice.
― Je comprends... Mais...
― Écoute, je ne peux vraiment rien te promettre.
Il aurait tellement voulu qu'elle comprenne d'elle-même ! Comment lui expliquer qu'il avait besoin de toute sa liberté et qu'il ne souhaitait pas poursuivre plus loin ses relations avec elle ?
― Bon donne-moi ton adresse. Si je peux, je te donnerai de mes nouvelles.
Elle fouilla dans une espèce de grande besace qui paraissait renfermer tous les trésors de Mary Poppins. Enfin, elle en ressortit triomphalement un stylo et un carnet où elle griffonna quelques mots.
― J'aimerais vraiment savoir ce que tu deviens, te revoir... Mais j'ai l'impression que toi, tu n'y tiens pas tellement, n'est-ce pas ?
― Mais non, moi aussi j'aimerais qu'on se revoie, mais comprends qu'il faut d'abord que je me sorte de la situation dans laquelle je me suis fourré. Crois-moi, je ne peux vraiment pas faire de projets pour le moment.
Il disait cela par gentillesse mais, au fond de lui, il sentait bien qu'il n'avait pas le désir de s'arrêter à elle. Il lui semblait que de trop grandes choses l'attendaient. Catherine faisait partie de ces rencontres que la providence vous envoie lorsque le besoin s'en fait sentir et qui ne laissent pas vraiment de traces sur le cœur, juste parfois un vague souvenir. L'aventure qu'il s'apprêtait à vivre chassait la jeune fille de son univers, comme elle chassait le passé proche de Laurent : Marthe, son père, sa maison les « Genévriers ». Tout cela n'était déjà plus qu'une image sur sa mémoire. Dans quelques heures, il ne se souviendrait même plus de la jeune fille du train, déjà il l'oubliait...
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