Chapitre 8 - Sora

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Après cette matinée chargée, nous sommes invités à prendre le déjeuner dans un réfectoire du bâtiment principal. Cette fois, la grande pièce aux nombreuses tables et chaises de bois grouille d'agents et de personnes plus adultes. Certaines portent un uniforme militaire, d'autres des tenues d'employés de bureau et tout ce petit monde attend son tour, plateau en main comme à l'école. Les différents groupes discutent entre eux mais le bruit est supportable, la lumière n'est pas trop forte, alors je peux me concentrer sur ce que je vais manger.

Des pommes de terre et une cuisse de poulet rôti plus tard, les équipes ayant participés aux épreuves se réunissent en automatisme à la même table. Je me retrouve en face de Gabi, Dylan à côté de moi, et la discussion tourne rapidement autour de la seule chose que nous avons en commun.

Alors que le rouquin passe sur une anecdote du lycée, je remarque à la table devant nous que les sbires de Chang nous observent en discutant, en particulier le blond dont il parlait. Son regard froid me met tout aussi mal à l'aise, au point de m'en donner des frissons.

— Vous croyez qu'ils nous jugent ? lance soudain Raphaël, son équipe à côté de la nôtre.

— Probable. Dans tous les cas, on fait de notre mieux, répond Anna.

— On a de la concurrence, avec vous, dit Gabi d'un rictus amusé.

Il pose sa fourchette, passe une serviette en papier sur ses lèvres puis regarde Raphaël droit dans les yeux.

— Mais c'est nous qui remporterons les pouvoirs, que vous le vouliez ou non.

— C'est un défi que tu nous lances, là ? Redescends sur Terre, on va vous atomiser, rétorque la latino en souriant.

Certes, je veux tout autant ces pouvoirs que lui mais je ne suis pas quelqu'un de compétitif. Pour moi, c'est une perte de temps et d'énergie. En consultant mon téléphone, je constate qu'il est bientôt l'heure des entretiens. La plupart des candidats, suivis de près par les agents, débarrassent leurs plateaux avant de se diriger à l'étage.

Sur le palier, je sors du tabac que je commence à rouler tout en observant certains se diriger vers l'extérieur. Une fois dehors, je me poste contre un arbre et observe le petit groupe de loin tout en fumant. Valentin me fait rapidement un signe alors je serre ma veste contre moi et m'avance vers le groupe timidement.

— Vous tenez le coup, équipe 7 ? demande-t-il lorsque je prends place dans le petit cercle.

— Pour l'instant, oui. Même s'il y avait pas mal de choses étranges...

— Quelqu'un a un briquet ? demande le blond sans se préoccuper de notre discussion.

Je lui tends le mien et le contact avec sa main, bien que bref, me fait l'effet d'une décharge électrique. Mon sursaut fait bien rire la fille aux cheveux bleus et le type aux cheveux rasés mais pas moi. L'énergie qu'il dégage est forte et je comprends pourquoi Dylan a eu peur de lui.

— Bon sang, tu manges des piles ou quoi ? grogné-je en ramassant ma cigarette tombée.

— Plutôt des cartes graphiques, commente la fille aux cheveux bleus d'une voix assurée, presque masculine.

Le blond se contente de pester et moi de terminer ma cigarette dans un silence de plomb. Il faut dire qu'ils n'ont pas l'air très bavards mais impressionnants, en faisant bien une tête de plus que moi, leur carrure pleine de muscles attestant de l'entraînement sans doute dépourvu de pitié dispensé ici.

— Entretien dans deux minutes, lance une voix derrière nous. Sora, tu passes la première.

Je remercie le rouquin d'un hochement de tête et pars en direction du bureau à l'étage sans rien ajouter. Le directeur est déjà assis, regardant l'écran d'un PC portable dernier cri avec attention. Il m'invite à m'asseoir et je ne me sens soudainement pas très à l'aise dans cette pièce presque entièrement en bois, comportant une bibliothèque remplie de boîtes et une pauvre plante à l'entrée.

— Bien. Nous allons commencer l'entretien. J'ai lu ton dossier mais je souhaite entendre tes raisons en face à face pour bien comprendre et discuter un peu avec toi. Tu as donc passé ton bac avant de prendre une année sabbatique puis effectué une formation initiale à la base de Meyenheim en Alsace. Tu t'es spécialisée par la suite dans la logistique et le transport. Pourquoi ce choix ?

— Je ne me sentais pas prête à aller au front après que...

— Après quoi ? demande Chang en relevant les yeux de l'écran.

— La mort de mon père et le suicide d'une de mes camarades de formation. Je ne me sentais pas prête à affronter de nouveau la mort, lâché-je mal à l'aise, les larmes coincées dans ma gorge.

Le directeur croise les mains sur ses jambes tout en me regardant, comme s'il attendait une autre réponse.

— Mais ça, vous l'avez déjà lu. Pourquoi me poser la question ?

— Je veux savoir si tu es prête à travailler à Seeds. Tuer des monstres c'est une chose. Mais il arrive parfois que l'on doive tuer des êtres humains ou que des compagnons d'armes meurent.

— Je suis ici parce que je ne veux pas qu'un drame comme ce qui est arrivé à mon père se reproduise. Vous sauvez des gens et je veux faire partit de ceux qui sauvent des vies.

— Pourquoi ne pas travailler dans le corps médical, dans la police ou les pompiers, dans ce cas ? insiste-t-il calmement.

— Parce que de mon point de vue, à l'heure qu'il est, les monstres sont la menace numéro une. Et je veux les exterminer, réponds-je avec une détermination qui me surprend.

Il esquisse un sourire et tapote sur son clavier rapidement.

— Une dernière chose. Il est écrit que tu es diagnostiquée TSA*. Comment as-tu géré ce trouble pendant ta formation militaire ? Cela peut-il gêner ta future mission d'agent ?

Cette question renforce encore un peu plus mon malaise mais je tente de rester calme et de continuer à masquer mon mal-être.

— J'avais besoin de repos plus que les autres pour recharger mes batteries, surtout sur le plan social. J'étais plus douée pour les tâches qui demandaient un degré de créativité mais j'ai appris à analyser les comportements types et lors de certains exercices de prise d'otage, je me débrouillais plutôt bien. Quand il s'agissait de parler à une cible, elle se confiait facilement à moi.

Ce mot, « facilement ». Je l'emploie comme si ce n'était rien. Comme si je n'étais pas gênée, moi, au quotidien. La vérité, c'est que j'ai appris à faire avec et à exploser quand c'est trop. J'ai eu plusieurs fois des arrêts maladies. J'ai dû quitter certains exercices. J'ai perdu confiance en moi, en mes capacités, que ce soit dans le relationnel ou par rapport à mon travail. La mort m'a beaucoup affecté et elle m'affecte encore. Mais mon objectif est ancré dans ma tête et je ferai tout pour y parvenir.

— Cela peut-il gêner ta future mission d'agent ? répète le directeur, dont le sourire a disparu.

— Non, monsieur. J'ai simplement besoin d'une pause de temps en temps.

Il continue de m'observer quelques instants avant de reprendre son écriture puis me fait signe de partir.

— Vous pouvez appeler votre camarade Gabriel. Vous avez quartier libre jusqu'à demain matin.

Dans le couloir, je fais signe à Gabi d'y aller pendant qu'un tas de questions se bouscule dans ma tête et que des douleurs commencent déjà à me lancer dans tout le corps.

Est-ce que j'ai bien fait d'être honnête ? Est-ce que c'est ça qu'il fallait que je dise ? Est-ce que je suis vraiment prête pour ce travail ? Tuer des gens, voir des compagnons mourir... Est-ce que je suis prête à ça ?

***

Après une après-midi à faire connaissance entre candidats et une nuit troublée par l'anxiété, il est temps d'entamer cette deuxième journée de recrutement. Nous nous réunissons au même endroit qu'hier, devant le bâtiment, Chang se présentant rapidement à nous, vêtu d'un costume encore plus tape à l'œil que la veille.

— Bonjour. J'espère que vous avez bien dormis. J'aimerai tout d'abord que les équipes qui n'ont pas réussi la première journée plient bagages et partent d'ici.

Je déglutis, mon cœur loupant un battement. Il s'empare d'un dossier donné par Valentin et commence à énumérer les équipes mais la nôtre ne figure visiblement pas sur sa feuille.

— Bien, vous pouvez aller récupérer vos affaires. Ceux qui veulent partir peuvent également le faire. Pour les autres, voici le programme de la journée.

Les candidats éliminés partent sans un mot et plus de la moitié des rangs se retrouve vide. Il ne reste bientôt plus que quatre équipes en lice dont celle deRaphaël et celle de Léon, le petit gars maigrelet à la mèche bleue qui s'était insurgé hier.

— Vous allez tout d'abord vous rendre au laboratoire pour subir quelques tests médicaux, puis vous aurez le plaisir de vous mesurer les uns aux autres sur le même principe qu'un tournoi. L'agent Kersting va vous conduire là-bas.

Sur le chemin menant au fameux laboratoire, les deux autres équipes parlent de la nuit qu'ils ont passées et du petit-déjeuner qui nous attend probablement. Moi, je me fais du souci pour ces tests médicaux et, visiblement, je ne suis pas la seule.

— Comment ça se fait qu'on doive passer des examens ? Ils ont notre dossier, pourtant, grommelle Dylan à côté de moi.

— Ce sont peut-être des examens spéciaux qui ont un aspect plus scientifique ? propose Gabi d'un air pensif.

Valentin s'arrête devant une double porte battante et nous invite à entrer dans l'ordre et patienter dans le couloir silencieux pour les autres. Les candidats en sortent éreintés mais je n'ai pas le temps d'écouter leur expérience puisque notre équipe est la suivante à passer.

Dylan, Gabi et moi entrons dans le fameux laboratoire, une pièce aux allures d'hôpitaux sordides avec ses murs sombres dépourvus de fenêtres. Un type en blouse blanche nous fait signe d'attendre sur les chaises et prend à partit Gabriel, qui nous offre un regard plein d'inquiétude avant de le suivre.

— Toutes ces pièces se ressemblent, lance le rouquin en soufflant. Un couloir ou une pièce pour s'asseoir, sans fenêtres, qui sépare encore une autre pièce. C'est un vrai labyrinthe ici.

— Peut-être pas à ce point mais c'est clair qu'on passe beaucoup de temps à attendre et l'ambiance est toujours très froide.

Dylan s'appuie contre le mur et range ses mains dans les poches de son treillis, la bouche en coin, le regard ailleurs.

— Tu penses qu'il va lui faire quoi ? Si ça se trouve ce type est un tueur en série mais il attend simplement la bonne personne. Je me méfie des blouses blanches.

Je retiens un rire devant ses inquiétudes qui me semblent quelques peu exagérées et m'assois à côté en tailleur.

— C'est mignon, le souci que tu te fais pour Gabriel, mais je ne pense pas qu'il finisse découper et frit à la poêle. Pas besoin de t'inquiéter.

— J'espère que t'as raison...


* Trouble du spectre autistique

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