Chapitre 3 - Sora

[ Bad Days - The Score, DREAMERS ]

— Papa ! Réveille-toi ! Allez !

J'ai beau secouer le corps inerte, rien n'y fait. Il ne bouge pas. Les larmes me brouillent la vue alors je les balaie à répétition puis m'écroule dans la terre humide. Le froid engourdit les membres et me fait frissonner d'une manière désagréable. Je suis sorti en trombe, inquiète après la découverte de la vidéo. Et j'avais raison.

Mon père est mort parce qu'il voulait prouver les manigances qui se tramaient au gouvernement. Ses croyances l'ont tué. Je l'ai prévenu un nombre incalculable de fois mais après la mort de maman, il s'est enfermé là-dedans comme une échappatoire contre le chagrin. Il lui arrivait souvent de se passionner pour l'étrange et les conspirations mais là, c'est allé trop loin.

Je renifle et me lève, consciente que c'est terminé. Je ne sais pas où ce monstre est parti mais les hurlements que j'ai entendus ne me disent rien qui vaille. J'appelle la police d'une voix tremblante, qui me confirme qu'une unité est en route. Je ne sais pas vraiment comment réagir en fixant le corps gelé. Ses yeux grands ouverts, vitreux, me fendent le cœur. J'ai mal et je ne peux rien y faire.

Qu'est-ce que je vais faire, à présent ? Je n'ai plus de parents, plus rien. Je pourrai aller vivre chez mes grands-parents mais...

Je reprends le chemin de la maison, grimpant sur mon vélo laissé là, luttant contre une infernale envie de pleurer et de crier. Je ne peux pas rester là. Je n'en ai pas la force. Les policiers chercheront le corps eux-mêmes. Une fois en ville, je commence à réaliser pour de bon que je suis orpheline.

Il va falloir que je prévienne ma famille et... Bon sang, qu'est-on censé faire dans un moment comme celui-ci ? Crier ? Boire jusqu'à tomber dans les vapes ? Casser quelque chose ?

La seule chose qui me vient véritablement à l'esprit est que j'ai faim. Une faim de loup. Je m'arrête devant la pizzéria où j'ai l'habitude d'aller avec mon père, ouverte jusque tard. Une fois le vélo accroché au petit poteau, j'entre et commande ma pizza préférée. Qu'est-ce que je pourrai faire d'autre, de toute façon ?

J'attends patiemment à une des tables, agressée par les effluves de pizzas, et passe mon temps à rabattre mes longs cheveux noirs en arrière. Les larmes recommencent à tomber d'elles-mêmes, le cœur compressé et la blessure à vif.

— Oh, Sora ! Qu'est-ce qui se passe ? lance Ahmed, le pizzaïolo d'une trentaine d'années.

Il pose le carton fumant sur la petite table et prend appuie sur la chaise d'en face, l'air inquiet.

— Papa...

Les mots restent bloqués dans ma bouche. Et de toute façon, je pleure tellement que je suis incapable de parler. Ahmed me tend une serviette qu'il attrape sur le comptoir et me la tend. Les deux autres clients me regardent du coin de l'œil mais il leur fait signe de s'intéresser à autre chose.

L'odeur de la pizza au poulet et aux légumes me réchauffe mais mes bras nus, simplement recouverts d'un T-shirt trop grand, tremblent sous le choc. J'arrive finalement à me calmer et à mimer un sourire.

— Rien. Je parie que ta pizza sera délicieuse. Comme d'habitude, dis-je après m'être raclé la gorge.

— Bon, n'hésite pas à parler si besoin. Ça fait longtemps qu'on se connaît, maintenant, sourit Ahmed à son tour. Tu passeras le bonjour à ton père.

Je hoche la tête et essuie les dernières larmes avant de partir. Une fois sur le vélo, je souffle un bon coup et tente d'oublier sa dernière phrase.

Je ne pourrai pas passer le bonjour à papa. Désolée, Ahmed.

Le carton en équilibre sur le guidon, je m'engage sur la route en pédalant machinalement. Mon esprit s'est vidé, tout comme l'énergie de mon corps, et plus rien autour n'a d'importance. Demain, je réaliserai sûrement tout ce qui s'est passé et j'aurai mal, en plus de m'en vouloir d'avoir laissé le corps là-bas. Mais pour l'heure, j'ai simplement envie de dormir et d'oublier tout ça.

Des vibrations dans le goudron me sortent de mes pensées. Une ombre immense me recouvre et une odeur de sang séché m'attaque le nez. Mon cœur s'arrête de battre en découvrant l'origine de tout ça : un monstre. La boule aux yeux menaçants et aux crocs acérés semble poursuivre quelque chose, ou quelqu'un, ne prêtant aucune attention à la petite humaine qui pédale à côté.

La terreur me guette malgré tout et j'attends que la créature passe pour reprendre ma respiration. La dernière fois que j'en ai vu une, c'était il y a deux ans, c'est là que mon père a commencé à croire à tout ça, lui aussi. Je faisais les courses avec ma mère quand une espèce de mille-pattes géant à attaquer le supermarché. Il a mangé la plupart des clients avant d'être tué par des jeunes gens qui semblaient tout droit sortis d'un film de super-héros. L'un d'eux, un grand blond filiforme au style flashy, m'a trouvé enseveli sous une pile de conserves. J'aurai pu m'en sortir seule mais le choc et la peur m'avaient clouée sur place.

Et aujourd'hui, le cauchemar recommence. Combien de temps encore va-t-il falloir attendre pour que les tueries cessent ? Pourquoi personne ne fait rien ? Personne ne sait comment les exterminer ?

Je serre fortement le guidon, sentant la colère montée en moi. Il ne va pas s'en tirer comme ça. Je refuse que des innocents meurent à nouveau. Je pédale comme si ma vie en dépendait pour suivre le monstre et m'arrête en face d'une maison qu'il a commencé à détruire.

Je descends du vélo en ignorant ma pizza et m'apprête à intervenir, mais il me faut une arme. Autour de moi, il n'y a, bien sûr, rien d'intéressant. Le quartier est pavillonnaire et en bon état. Malgré tout, je repère un panneau de circulation qui ne semble pas bien enfoncé. Je commence à tirer dessus et aperçois du coin de l'œil un rideau se tirer. Une grand-mère m'observe de chez elle, le nez collé à la vitre, l'air inquiet. Je me contente de hausser les sourcils, agacée, et elle décide de faire comme si elle n'avait rien vu.

Les voisins savent très bien ce qui se passe. Mais tout le monde a peur parce que c'est encore inconnu. Deux ans, ce n'est pas grand-chose dans une vie et de toute façon, personne ne sait se défendre contre ces trucs. Mais moi, j'ai envie d'essayer.

— Allez ! Enlève-toi ! grogné-je en tirant de toutes mes forces.

J'ai sans doute l'air folle mais mes efforts paient. Le panneau dans les mains, tenu tel une arme, je me précipite vers la maison où le portail a été arraché et le jardin retourné par le monstre. Celui-ci est en train de détruire la bâtisse et de la fumée s'échappe du toit.

Une fois devant la créature, la peur me fige, comme ce jour-là, au supermarché. Je reste bloquée devant, tremblante, le panneau toujours serré entre mes mains, sueur froide sur la peau et souffle saccadé.

Des silhouettes me frôlent, me faisant reprendre mes esprits. L'une d'elle, plutôt féminine, aux cheveux mauves ondulés lui arrivant aux épaules saute sur le monstre, littéralement. L'objet qu'elle tient en main ressemble à un pistolet mais la seule lueur des lampadaires ne me permet pas de le distinguer correctement. Ce sont les bruits de coups de feu qui me le confirment.

Je bouche instinctivement mes oreilles, lâchant brutalement le panneau et fermant les yeux. Le son est agressif et me fait grimacer. Le monstre hurle de plus belle et une main à la peau dure se pose sur mon épaule. Je dévisage l'homme qui se tient à côté de moi avec incompréhension. La vingtaine, les cheveux bruns courts et coiffés, légèrement plus grand que moi, m'offre un grand sourire.

— Tu vas bien ? On s'occupe de tout. Reste ici, dit-il d'une voix posée.

Je hoche la tête et le regarde s'en aller pour aider son acolyte. Des voix masculines me parviennent depuis la maison, me poussant à ne pas respecter l'ordre de rester.

Il faut que j'aille les aider. Si je n'ai pas pu sauver mon père, je peux peut-être les sauver, eux.

La poussière m'offre de grosses quintes de toux alors je couvre mon visage et avance parmi les débris en enjambant tout un tas d'objets, cassés pour la plupart. Deux garçons qui semblent avoir mon âge sont assis par terre devant un buffet. Au bout, je distingue deux personnes bloquées, inconscientes. Leurs parents ?

L'un des garçons, un rouquin dont les vêtements sont recouverts de poussière et de sang, semble sur le point de s'évanouir. L'autre, un brun aux yeux rougis par des larmes, à l'air profondément touché par l'évènement.

— Besoin d'aide ? demandé-je sans trop réfléchir.

Le brun hoche la tête, l'air surpris. Nous agrippons le buffet et tirons en même temps. Je ne suis pas vraiment musclée mais je suppose que l'adrénaline fait son travail quand il le faut. Sous des grognements d'effort, nous réussissons à lever le meuble et dégager les corps. Le brun se précipite vers eux pendant que j'examine le rouquin.

— Hé, ne t'endors pas, lancé-je en relevant sa tête doucement. Ça va aller, les secours sont en route.

Ses yeux papillonnent difficilement. Je cherche l'endroit d'où se dégage le sang et appuie avec la veste de survêtement qu'il tient dans sa main. De son côté, le brun tente comme il peut de réveiller les deux adultes, mais ils ne réagissent pas. Dehors, les coups de feu résonnent et les grognements fusent... Puis plus rien. Une vibration me fait sursauter et le monstre semble être tombé. Des pas se précipitent vers nous et le garçon de tout à l'heure aux yeux verts s'accroupit à mes côtés.

— Laisse-moi faire. Mes pouvoirs vont le guérir, dit-il en dégageant la blessure.

— Tes pouvoirs ? répété-je, interloquée.

La fille aux cheveux mauves s'empresse de s'occuper du brun pendant que son acolyte presse ses mains contre la blessure, les yeux fermés. Les monstres, c'est une chose. Mais des pouvoirs ? Je n'ai pas souvenir d'en avoir vu ; le terme super-héros prendrait alors tout son sens.

— Dylan ! s'écrie le brun poussiéreux en s'approchant de nous.

Il se retourne vers la fille, complètement perdu, l'air horrifié.

— Et mes parents... Ils sont morts, c'est ça ? Qu'est-ce qui se passe ?

— Du calme. Je sais que c'est difficile, mais ça va aller, répond son interlocutrice à la voix chaude, les mains sur ses épaules. Comment est-ce que tu t'appelles ?

— Gabi... Gabriel.

Ces garçons me font de la peine et je ne peux pas m'empêcher d'avoir les larmes aux yeux en repensant à mon père. Du côté de la magie, je ressens bien quelque chose. Une sensation que je n'explique pas mais qui est bien là, même si elle est invisible. J'ai du mal à y croire, mais le sang s'arrête bel et bien de couler et le blessé semble soulagé.

— Tu ne m'as pas écouté, ça aurait pu être dangereux, souligne le « sorcier ».

— Les secours sont en route ? demandé-je aussitôt, inquiète. Qui êtes-vous ?

Il ouvre les yeux et secoue légèrement le rouquin.

— Vous êtes qui ? demande-t-il à son tour d'une voix traînante.

— Valentin et elle, c'est Mélodie. Nous allons attendre les pompiers avec vous.

Le sorcier s'éloigne ensuite avec son acolyte en parlant de l'attaque. Quant à Gabriel, il s'assoit à côté de son ami pour s'assurer qu'il aille mieux puis hoche la tête vers moi comme un remerciement.

— Ils sont morts, pas vrai ? murmure le rouquin avec difficulté.

Son ami se contente de déglutir tandis qu'un cri de surprise nous interpelle. Les grognements reprennent. Je me précipite dehors et aperçois le monstre, toujours en vie mais salement blessé, sortir du mur dans lequel il était encastré. Cette nuit ne finira donc jamais ? 

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