Chapitre 26




Keefe

   Je me souviens du moment où Linh et Tam avaient débarqué dans ma chambre. C'était pendant que je regardais les infos, alors que l'image de la licorne ailée s'était affichée à l'écran. Leur arrivée avait été précédée d'un rayon de lumière éblouissant. J'avais eu tellement peur que j'avais cru sentir mon cœur s'enfuir de ma poitrine, faisant remonter des frissons jusque dans mon cou. Ma chute de mon lit était inévitable après une telle frayeur. Je jurerais avoir vu Tam esquisser un sourire moqueur avant de me tendre la main pour m'aider à me relever. Aide que je n'avais pas acceptée. L'expression qu'arborait le jeune homme m'avait l'air bien trop mesquine. Linh avait levé les yeux au ciel devant ce manège. Alors, elle avait ouvert la bouche et tout bouleversé. Cette fois, j'avais été obligé de m'accrocher à Tam pour ne pas chavirer à nouveau. Mais j'avais été obligé de les croire. Déjà, parce qu'ils étaient apparus dans ma chambre comme par magie et, surtout, cela concordait avec tous mes souvenirs de ma mère.

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   Dans deux jours, à 23h05, devant Foxfire. C'étaient les dernières informations que les étranges jumeaux nous avaient fournies. Avant de partir, Tam avait esquissé un petit sourire en coin et murmuré à sa sœur : "Ça risque d'être une drôle de réunion". Linh avait semblé être très amusée par la remarque de son frère. Néanmoins, elle s'était contentée de répondre : "Ça, c'est sûr". Le frère et la sœur avaient alors disparu derrière un arbre. Ce qui ne laissait que Sophie et moi. L'ambiance était pour le moins...particulière. C'était la première fois que nous nous retrouvions en tête à tête après l'épisode du restaurant.

   Aucun de nous ne faisait le moindre bruit. Je faisais même attention à ne pas respirer trop fort. Ce silence gêné (et gênant) dura plusieurs minutes. Je me concentrai sur le bruissement des feuilles. Le piaillement des oiseaux. J'avais même repéré un petit escargot et l'encourageais silencieusement dans sa course. À un moment, n'y tenant plus, je me balançai d'un pied sur l'autre avant de prendre une profonde inspiration. Je comptais prendre la parole. Dire à Sophie que je ne lui en voulais pas, bien au contraire. Mais je fus pris de court par la jeune fille.

   - Keefe. Je suis désolée pour tout. J'ai été dépassée par les événements, je l'avoue. Ma seule certitude est que je dois rester à tes côtés. Toujours.

   Estomaqué, impressionné, admiratif, amoureux, je ne pouvais détourner mon regard du sien. Regard qui dériva vers ses lèvres. Sophie, s'en rendant compte, détourna les yeux, gênée. À travers son rideau de cheveux, je pus distinguer la rougeur de ses joues. Je réalisai ce que je m'étais apprêté à faire et baissai à mon tour les yeux, le visage écarlate. Puis, amusé par le ridicule de la situation, je laissai échapper un petit rire. Soulagé, je fermai les yeux. Je n'étais pas seul. Je pouvais partager mon fardeau avec quelqu'un. Et ce quelqu'un était Sophie. J'avais entièrement confiance en elle. C'était inscrit dans mon cœur, tout simplement. Dans nos cœurs.

   - Merci. Merci pour tout Sophie. Nous allons faire ça ensemble.

   Je lui tendis mon auriculaire. Déterminée, Sophie tendit aussi le sien. Et nous scellâmes notre destin improvisé par une promesse du petit doigt.

   Après ce moment solennel, je murmurai timidement :

   - Dis, Sophie... Tu sais comment prendre rendez-vous avec M. Forkle ?

   J'avais finalement fini par suivre les conseils d'Elwin.

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   Main dans la main, Sophie et moi nous tenions devant la porte du psychologue scolaire. J'étais extrêmement nerveux. Je n'étais pas très doué pour exprimer mes propres sentiments à l'oral, alors face à un inconnu... Sophie disait que c'était plus facile. Que puisque nous ne nous connaissions pas, je me rendrai compte que M. Forkle n'avait pas d'attente envers moi. Je ne pouvais ni lui faire de mal ni le décevoir à travers mes paroles. Il m'écouterait, peu importe ce que j'avais à dire. Voilà ce dont je devais me persuader. J'avais demandé à Sophie de m'accompagner pour que je ne change pas d'avis en chemin. En ce moment, elle était un peu une sorte de pilier contre lequel je m'appuyais pour ne pas tomber. Nous nous étions rendus au secrétariat de l'école afin d'obtenir les heures de libre de M.Forkle. La CPE nous avait dit que, puisque le psychologue n'avait pas beaucoup de rendez-vous programmés aujourd'hui, nous pouvions nous rendre directement à son bureau. Elle le préviendrait avant notre arrivée par un rapide coup de fil. À la manière dont la vieille dame m'avait regardé, je savais aussi qu'elle allait prévenir le directeur. Autrement dit, mon père.

   Sophie m'avait aussi conseillé de prendre de profondes inspirations. Ce à quoi je m'appliquais à l'instant où la porte s'ouvrit. Le vieux monsieur aux cheveux grisonnants et aux yeux bleus perçants qui se tenait derrière me dévisageait. Je ne pus décrypter ce qu'exprimait son regard. Tout ce que je pus deviner c'est, qu'au moment où il vit nos mains entrelacées, à Sophie et moi, il parut s'attendrir. Sophie me lâcha la main et m'adressa un signe d'encouragement. Je lui souris de reconnaissance avant d'entrer à la suite de M. Forkle qui m'invitait à le suivre. Nous nous assîmes l'un en face de l'autre, des deux côtés de son bureau.

   Je remarquai immédiatement l'aspect diaphane de la pièce et les différentes photos et dessins accrochés un peu partout. Ces derniers semblaient avoir été réalisés par des enfants, comme Sophie l'avait décrit. Elle m'avait également raconté que, lorsqu'elle était plus jeune, M. Forkle était son voisin. Malheureusement, ce dernier avait perdu son frère jumeau et avait dû se reconstruire difficilement, sans l'autre moitié de lui-même. Je fus empli de tristesse pour lui.

   Le psychologue se racla la gorge avant d'arborer un air amusé.

   - Pourquoi cet air apitoyé quand tu me regardes, jeune homme ?

   Je ne répondis pas. Le vieil homme soupira.

   - J'imagine que Sophie a dû te raconter des choses à mon sujet. Mon garçon, je suis vieux. Après la mort de mon frère, j'ai cru que tout était fini, que ma vie allait s'arrêter puisqu'il était parti. Comment aurait-il pu en être autrement ?  Mais, comme je l'ai dit, je suis vieux. Ce qui signifie que j'ai continué à vivre malgré ce tragique événement. Ce fut difficile, je le nierai pas. Néanmoins, mon frère était un être joyeux et farceur qui aimait rire et sourire. Je ne pensais pas lui faire honneur en restant accablé et triste comme je l'étais. C'était ma manière de voir les choses. Chaque personne a une perception différente, c'est ce qui me fascinait avec la psychologie humaine. Je voulais découvrir les secrets de l'esprit et aider les gens à aller mieux, comme j'aurais aimé qu'on m'aide. C'est pourquoi je me tiens devant toi aujourd'hui.

    La gorge nouée, j'inclinai la tête ne sachant comment exprimer autrement mon profond respect et ma reconnaissance liée à la confidence de cette histoire. M. Forkle soupira.

   - Enfin, nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Raconte-moi ce qui ne va pas, mon grand.

   Je crispai les poings.

   - Je hais ma mère. Elle a fait tellement de choses horribles. Aux autres, à mon père, à moi... À tout le monde, en fait. Mais, je ne peux m'empêcher de penser à elle. Des souvenirs remontent, surtout les moins pires. Je me sens... perdu. J'ai l'impression, qu'en pensant tout cela, je deviens moi aussi un criminel.

   Voilà. C'était dit.

   M. Forkle s'adossa à son fauteuil et porta la main à son menton, d'un geste scientifique.

   - Je pense que tu fais un deuil, déclara-t-il.

   - Mais elle n'est pas morte.

   - Lady Gisela n'est pas morte. Mais ta mère, si. Tout du moins, elle fait comme si elle l'était. Je ne peux pas savoir ce qu'elle pense. Néanmoins, pour toi, c'est comme si la femme que tu aimais, de la manière dont un homme aime sa mère, était morte. Et, comme lors d'un deuil, tu as du mal à l'accepter. De plus, tu ne te doutais de rien. Tu as pris toutes ces révélations de plein fouet. Mais, je vais te dire une chose mon garçon : tes sentiments sont légitimes. Ta mère t'a nourri, protégé, sûrement aimé. Tu n'as pas à te sentir coupable. Tu n'es pas un criminel parce que tu as des sentiments. Au contraire, cela te rend plus humain. Tu as bon cœur. N'en aie jamais honte.

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   Ce soir-là, je m'endormis enfin, sur la voie d'une paix avec moi-même.

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