Chapitre 1 - « Vous êtes la fille du roi Philippe. »
https://youtu.be/iSYTOjyPYn0
🏴☠️🏴☠️🏴☠️🏴☠️🏴☠️🏴☠️
Léonore
Les portes de la grande salle s'ouvrent sur une marée humaine. Comme pour retarder l'inévitable, j'avance lentement. Le plus lentement possible. Le cœur au bord des lèvres.
Sur mon chemin, j'ai le droit aux habituelles révérences des convives auxquels j'offre un sourire aussi factice que la mouche minutieusement dessinée sur ma pommette gauche (mouche censée symboliser à merveille mon état actuel et d'après elle, je suis enjouée – et surtout ravie de l'apprendre).
Tous sont présents dans leurs plus somptueux apparats, leur cou orné de bijoux en perles nacrés, conscients de l'importance de l'événement de ce soir, bien qu'ignorants encore les véritables raisons.
Un bal est prévu et dans mon royaume, on ne danse que pour fêter les bonnes nouvelles.
Tout dépend pour qui...
Je sais précisément pourquoi il est organisé. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai la gorge nouée, la respiration saccadée et que je ne rêve que d'une chose : partir en courant dans le sens opposé de celui qui me mène à mon père.
Aujourd'hui, le souverain s'apprête à faire une annonce. Pas n'importe laquelle ; celle qui scellera mon destin. Je suis un pion sacrifié au nom de la paix et de la stabilité de notre royaume.
Adieu mes sentiments, relégués au second plan, bonjour le protocole et le paraître. Je suis une monnaie d'échange, une marchandise précieuse offerte à l'ennemi pour le bien commun. Et si, pour une fois, je pouvais ouvrir ma bouche pour faire autre chose que de sourire bêtement, j'aurais déjà hurlé ma rage.
Mais une princesse ne crie pas, non, elle doit simplement se taire et se plier aux exigences des hommes.
Le roi Philippe siège sur le trône, entouré d'une cour impatiente dans l'attente qu'enfin la voix de la tête couronnée s'élève dans la salle. Leur vœu est rapidement exaucé. À peine ai-je posé mon royal postérieur sur le siège voisin qu'il se lève et ouvre ses bras vers l'assemblée. Sa voix est rocailleuse quand il déclare :
— Chers sujets, aujourd'hui est un jour important pour notre royaume. Je suis fier d'annoncer l'alliance entre notre famille et celle du prince Louis Jacob Toussaint, scellée par le mariage de ma très chère fille, Léonore-Marie-Séraphine de Saint-Germain. La guerre est à présent terminée !
Les acclamations de la foule fendent le précédent silence. Ils sont heureux alors que je suis triste. Leurs âmes retrouvent la paix tandis que je contemple les portes de l'enfer. Les voilà soulagés de savoir leurs prunelles protégées de la guerre, inconscients de ma propre souffrance.
Je suffoque, meurs à petit feu.
Le prince Louis Jacob Toussaint est un être affreux, vil et sauvage, qui a tué des femmes et des enfants lors de ses croisades. Dans quelques jours, je serai mariée à ce monstre, prisonnière dans son royaume pour libérer celui de mon père. Je suis la dernière fille de la famille, le dernier espoir. Je n'ai pas le droit de me plaindre, parce que pour mon peuple, je suis une héroïne, la princesse dévouée pour la bonne cause. Mais à quoi m'attendais-je ? Je sais pourtant que la liberté n'est qu'une illusion dans ce monde où politique est souvent synonyme de mariages arrangés.
Assise à l'arrière de la calèche qui me conduit au pilori, mes yeux fixent le paysage qui défile trop rapidement. Quant au roi, il se hasarde à des œillades sévères, comme s'il pouvait déchiffrer mes pensées, percevoir mes peurs les plus intimes. À-t-il deviné mon désir de m'échapper, de sauter hors du carrosse pour m'enfuir le plus loin possible de mon devoir ?
C'est probable, mais je sais autant que lui que ma fuite serait vaine et impossible ; on me rattrapera.
Les chevaux s'arrêtent, mon cœur aussi, signe que nous sommes arrivés. Le cocher s'empresse de venir m'ouvrir la porte. Tremblante, je rassemble délicatement les pans de ma robe, une somptueuse étoffe bleu saphir. La texture soyeuse glisse entre mes doigts lorsque j'apprivoise cette mer de tissu, pour descendre les trois petites marches qui mènent au sol de graviers.
Les yeux de l'homme se perdent un instant dans mon décolleté avant de prendre conscience de son impolitesse et de relever son visage. Il faut avouer que mon corsage étroit, décoré de motifs floraux, accentue les courbes de ma silhouette et comprime allègrement ma poitrine pour mieux exposer mes atouts.
Respirez ? Oh, il faut comprendre que la capacité pulmonaire est souvent sacrifiée dans le quotidien d'une femme uniquement destinée à être jolie.
Enfin, si ce n'était que cela...
À ma taille, une ceinture argentée, incrustée de pierres précieuses étincelantes, ajoute de l'élégance à l'ensemble et montre l'étendue des talents de nos orfèvres.
Quant à mes cheveux blonds, ils sont soigneusement relevés en un chignon maintenu par des épingles en argent. Seules deux mèches bouclées retombent sur les côtés. Une légère touche de maquillage rehausse délicatement les traits de mon visage et met en valeur le bleu de mes yeux. Les mêmes que ma mère.
Je retire mes gants en dentelle fine et découvre le Papillon des mer ; un navire de la flotte royale. Les bourrasques font danser ses voiles blanches et le symbole de notre royaume, un Papillon bleu, se déforment au rythme violent qu'impose le vent.
Sa figure de proue représente un lion majestueux, doté d'une couronne. Il est l'emblème de la force, du pouvoir et de la vaillance. Les flancs du navire sont parsemés d'une série de canons, alignés comme des gardiens, prêts à être mobilisés en cas d'attaque.
Une fois arrivée au port, tous les visages convergent vers moi, mais parmi la foule, une silhouette attire mon attention. L'homme aux cheveux grisonnants, à la stature imposante et à la carrure robuste, nous accorde une parfaite révérence (main sur la poitrine et dos droit). Je détail son uniforme bleu sur lequel est brodé un écusson en forme de papillon, signe distinctif de la garde royale, puis, mes yeux continuent leur exploration et s'arrêtent sur une épée accrochée à sa taille. Une fierté émane de lui lorsque mon père l'introduit : il sera mon garde, mon protecteur, mon ombre. Et il sera accompagné par quatre autres hommes, préposés eux aussi à mon étroite surveillance.
J'adresse d'abord un geste de la main à la foule, un sourire forcé plaqué sur mon visage porcelaine, puis un ultime au revoir théâtrale qui sonne faux, à l'attention de mon père.
Je délaisse une brute pour une autre.
Je ne suis pas stupide, je sais comment les femmes sont traitées. Et mon père n'a pas fait exception avec ma mère.
Aujourd'hui je quitte ma patrie, ma famille, pour épouser un homme que je ne connais pas et pour qui je ne ressens aucune forme d'affection. Je m'apprête à devenir la princesse d'un royaume voisin, celui-là même contre lequel nous menions une guerre sans merci depuis des années. Me voilà devenue l'instrument d'une alliance politique, future prisonnière d'une cage dorée où ma liberté, mon libre arbitre et mon bonheur ne seront plus qu'un lointain souvenir.
Mais finalement, est-ce qu'un jour, j'ai vraiment été libre ?
À l'abri des regards dans ma cabine, je soupire en repensant à mon enfance, à ces instants de joie, au seul amis que j'avais, – le garçon des écuries qui me rendait vivante – mais aussi à mes frères et ma sœur.
J'apprenais avec mes précepteurs, je rêvais avec mes livres, je jouais du piano. Je me souviens de ma mère aimante, la reine Marie-Isabelle de Saint Germain. Elle me contait bon nombre d'histoires, me chantait des berceuses, m'insufflait du courage et me donnait des conseils. Pourtant, aucun ne m'a préparée à ce jour.
À la naissance de mon dernier frère, ma mère est décédée. Lui-même n'a pas survécu. Ce double chagrin m'a laissé un vide profond, une colère envers Dieu est née et mes larmes coulaient sans fin. Pendant ce temps, le roi, lui, semblait indifférent à la perte de sa femme.
Mon père n'a jamais porté d'intérêt à notre famille et d'ailleurs, j'ai principalement grandi sous la surveillance de mes grands frères, qui malheureusement, ont petit à petit déserté la demeure familial pour leur mariage. Sa froideur et son autorité implacable ont érigé un mur infranchissable entre nous, étouffant tout espoir de lien affectif. Je ne connais de lui que les échos de ses écarts, ses liaisons scandaleuses, ses bâtards qui lui font honte. Mais aussi nos ennemis, nos guerres, nos lois, nos impôts et plus encore, ses ordres. Surtout, je sais que je suis une princesse et que cette condition incombe des sacrifices. Pas de place pour les songes, aucun refuge dans l'imaginaire. Seul existe le devoir, un chemin jonché d'obligations incessantes.
C'est dans cet étau de réflexions que m'a enveloppée un sommeil précoce, alors même que la nuit refuse encore de s'étendre à l'horizon.
Le réveil a un arrière goût de terreur. Le capitaine Rogers se dresse devant moi, baigné par la lueur vacillante des bougies illuminant faiblement ma cabine. À chacun de ses pas, le claquement de ses talons résonne comme une funeste symphonie.
— Pre... prenez les bijoux, mes robes, tout ce que vous voulez, mais épargnez l'équipage, je vous en supplie... l'imploré-je, les mains jointes.
À ma supplication, un sourire sinistre étire ses lèvres. Rogers me toise rapidement de la tête au pied, puis entame une lente remontée nimbée d'une aura malveillante jusqu'à ma poitrine, comprimée par le corset trop étroit.
— Vous êtes la fille du roi Philippe, n'est-ce pas ?
Je recule, surprise qu'il ait percé mon identité et que sa présence ici transcende l'appât du gain. Il progresse, son ombre dévore l'espace ; il est partout à la fois. Mes jambes vacillent, je tombe sur ma couche, le cœur au bord de l'implosion.
— Que voulez-vous ?
Je ne suis pas certaine de vraiment vouloir connaître la réponse à cette question, mais c'est la seule qui m'est venue à l'esprit. Peut-être qu'au fond de moi, j'espère qu'elle me permettra de gagner du temps pour qu'un autre de mes gardes surgissent dans le dos du pirate.
— Je vais vous faire une faveur en vous épargnant une union forcée et en vous prenant en otage. Vous allez me rapporter une belle rançon, trésor, se félicite-t-il en saisissant mon bras avec violence.
Sa prise, non douloureuse physiquement, l'ai néanmoins par son obligation implicite ; c'en ai fini pour moi. Me voilà déjà prisonnière des griffes des pirates. Et cette tournure n'est pas exactement celle à laquelle je m'attendais pour échapper à mon mariage. Je choisis mille fois l'idée de rejoindre le prince Louis Jacob Toussaint plutôt que de suivre ce forbans.
— LÂCHEZ-MOI ! VOUS N'ÊTES QU'UN MONSTRE ! UN BRIGAND ! UN ASSASSIN ! hurlé-je en me débattant.
Je suis parfaitement consciente que mes insultes ne feront guère bouger les choses, que le flibustier ne dérogera pas à ses desseins et que je suis inévitablement contrainte de me plier à sa volonté. Mais cela ne signifie pas que je vais lui faciliter la tâche. Bien au contraire.
— Merci pour ces éloges. À votre tour, mademoiselle de Saint Germain. Vous n'êtes qu'une capricieuse petite vierge, mais ne vous inquiétez pas, vous allez me suivre et devenir une gentille fille docile.
Il a osé.
— Je ne vous permets pas !
— Aurais-je froissé la princesse ? se moque-t-il.
Son faciès se peint d'un air furieux et d'un ton ferme, il déclare :
— Nous avons assez perdu de temps et votre chance est passée. Hop !
Sans autre forme de cérémonie, il se penche, m'empoigne par les hanches et me soulève pour me balancer sur son épaule, comme un vulgaire sac de farine. D'un pas rapide, sourd à mes vociférations, il nous fait sortir de la cabine, traverse le pont où gisent, dans une mare de sang, les corps des soldats du roi. Assaillie par un haut-le-cœur, je retiens la bille qui remonte sans parvenir à contenir mes larmes à l'intérieur de moi. Les flammes dévorent les voiles et les cordages. Tout est en train de périr.
Les seules âmes encore vivantes ici sont les hordes de pirates qui hurlent de joie, pillent notre équipement et nos trésors.
— Capitaine, que faisons-nous du prisonnier ? demande une voix derrière moi pendant que le brigand me repose à terre.
Lorsque je m'effondre pieusement sur mes fesses, je lâche un petit cri de douleur.
— Amène-le-moi, ordonne l'homme à la cicatrice d'un ton tranchant.
Je me redresse, prête à prendre la fuite – sauter par-dessus bord s'il le faut. Quand Rogers claque des doigts, deux silhouettes surgissent pour me saisir sous les aisselles, me maintenant fermement tandis que deux membres de l'équipage forcent le soldat de mon père à s'agenouiller sous la contrainte.
Il pleure, supplie. Je crois même entendre une prière passer la barrière de ses lèvres gonflées et ecchymosées.
— Un petit jeu, matelot ?
Les deux rustres qui me retiennent prisonnière éclatent d'un rire gras, tels des imbéciles. Je suis à bout de souffle, les mains moites d'angoisse, catapultée dans un cauchemar éveillé.
— Voilà comment ça va se passer. Je vais tourner dix fois sur moi-même et tirer. Si tu as de la chance, le coup ne sera pas mortel et tu pourras t'en aller comme si de rien n'était. Sinon, ciao, adieu, bon vent et au plaisir de te retrouver en enfer, ajoute le pirate en riant.
Le capitaine ouvre le bassinet de son arme et y insère une mèche puis il extrait de la poudre à canon dans un petit sac rangé à sa ceinture pour en verser une dose dans la chambre du pistolet.
Les rires moqueurs explosent autour de moi, pendant que le capitaine compte chaque tour qu'il effectue sur lui-même.
Je ne le vois pas déclencher la flamme puisque je ferme les yeux et place mes mains sur les oreilles pour ne rien entendre. Le coup retentit, un cri m'échappe. Mon corps se raidit puis se relâche brusquement. Je ne suis plus qu'un pantin entre les bras de mes ravisseurs, une coquille vide engourdie par la terreur, choquée et apeurée à la fois. Les paupières closes, je refuse de me confronter à l'horreur de la scène.
⋆༺☠︎☸༻⋆⋆༺☠︎☸༻⋆⋆༺☠︎☸༻⋆
[Août 2024 - Réécriture postée]
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top