CHAPITRE 9
VERONICA
En entrant dans la bibliothèque municipale, le changement d'ambiance me fait l'effet d'une douche froide. Loin des rires railleurs, des clients guindés, de la musique et de l'argent, je me retrouve plongée dans un univers où le silence règne en maître.
Sam, perchée derrière le comptoir d'accueil, s'anime en m'apercevant. Elle contourne le meuble pour me rejoindre, ses lunettes sur la tête. Je trouve toujours son visage étrange lorsqu'elle ne les porte pas, comme si elle était faite pour les avoir en permanence sur le nez.
— J'ai vingt minutes de pause, me chuchote-t-elle.
Ah oui, j'avais oublié. Ici, les décibels sont comparables à un crime de lèse-majesté. La discrétion n'étant pas mon fort, j'ai intérêt de me concentrer pour contrôler ma voix.
Nous nous installons toutes les deux sur la dernière table de la rangée, les autres étant toutes occupées par des étudiants studieux. Livres ouverts, écouteurs dans les oreilles, surligneurs, feuilles dans tous les sens. Le tout forme un sacré bazar qui me rappelle pourquoi j'ai préféré suivre un cursus court avant de m'engager directement dans le métier. J'ai besoin d'action, de frissons, de découvertes. Pas de m'ennuyer le nez dans les bouquins.
J'aime la partie rédactionnelle de mon métier, parce qu'elle me permet de donner corps à toutes les données que j'ai rassemblées au cours de la période d'infiltration. C'est en quelques sortes la concrétisation. Mais ce qui m'excite vraiment, c'est le danger auquel je m'expose en mettant les pieds dans un univers que je ne connais pas plus que je ne maîtrise.
— Alors, ta semaine ? me demande Sam. Ça s'est bien passé ?
— Plutôt. Le rythme est effréné mais je commence à prendre le pli.
J'occulte volontairement la partie où j'ai brisé la moitié des verres du bar, obligeant Natalie à passer une commande. Tania m'a assurée qu'elle devait le faire quoi qu'il arrive et que ça n'avait pas de rapport avec moi. Toutefois, la coïncidence me paraît un peu grosse pour n'être que ça.
— Ma période d'essai doit toujours être en cours, puisque je n'ai pas eu de nouvelles.
— Si tu ne faisais pas l'affaire, ils t'auraient sûrement dégagée, non ?
Vu le tempérament de Hawk, c'est probable, en effet. J'opine donc du chef, songeant à ces personnes que je découvre peu à peu. Chacun à leur manière, les membres des Bloodlust Spectrum cultivent tous le mystère. Même Eiffel qui est de loin le plus avenant et sympa avec moi, me laisse un goût énigmatique en bouche.
Derrière les sourires, l'humour et la joie de vivre se cachent sûrement des ténèbres qu'il n'autorise personne à contempler. Peut-être ses frères et sœurs, au MC ? Aucune idée. Les connexions entre eux tous sont encore nébuleuses pour moi.
Je partage toutes mes réflexions à Sam qui m'écoute attentivement.
— Je te jure, c'est aussi palpitant qu'une série Netflix !
Sa remarque me tire un sourire.
— J'ai écouté pas mal de conversations, avoué-je. Plein de trucs me paraissent encore flous.
— C'est normal, ça ne fait qu'une semaine que tu les côtoies. Et puis, ils doivent se montrer particulièrement méfiants avec les nouveaux...
— Pas de doute là-dessus. J'ai glané deux ou trois renseignements sur internet, concernant les MC mais j'ai du mal à tout capter.
Sam replace ses lunettes sur son nez, redevenant officiellement le sosie officiel de Vera de Scooby-Doo, puis m'adresse un grand sourire.
— C'est là que j'interviens !
Elle se lève, puis revient avec quatre ouvrages imposants. Honnêtement, ils me font davantage penser à une arme de destruction massive qu'à un objet de culture. D'ailleurs, assommer quelqu'un avec requiert sûrement moins d'effort que de se farcir la lecture des quelques milliers de pages.
Je soupire.
— Toi et tes encyclopédies... Il n'y a pas moyen que je lise ça, tu sais !
— T'inquiète ! Je peux tout te résumer. Que veux-tu savoir ?
— Les bases déjà ! J'ai compris qu'il y avait une hiérarchie, mais je me perds entre les termes.
Sam m'explique donc la fonction du président, que j'associe à Hawk. Vient ensuite le vice-président, en la personne de Libertine. Dicey est le sergent d'armes, si j'ai bien suivi, tandis que Hook est le Road Captain. Ce dernier est plutôt sympathique, d'ailleurs. Un peu différent des autres, plus jeune, plus doux.
En apparence, du moins.
— Avec des rôles pareils, tu ne vas pas me dire qu'ils se contentent d'exercer des activités licites !
Un énorme « CHUUUT » me fait sursauter. La jeune femme derrière ma pote, écouteurs dans les oreilles, m'avise d'un air hautain. Elle mâche silencieusement son chewing-gum, en dépit de ses mouvements de mâchoire si amples qu'elle va finir par se la déboiter.
Sam se retourne pour la rassurer, lui signifiant qu'on sera discrètes dorénavant, puis elle fait la moue.
— C'est peu probable, en effet. Et puis, les bikers de la Nouvelle-Orléans n'ont pas très bonne presse. Je doute que ce ne soit que des rumeurs...
— Il y a forcément matière à creuser !
— Il faut que tu sois patiente. Et prudente !
— Je sais.
Mon plus grand défaut réside dans mon impatience. J'ai besoin que les choses avancent vite et bien. La sensation de stagner, de faire du surplace dans ma vie, me file une trouille pas possible.
— Ça te paraît pas étrange, une nana dans un moto club ? Vice-présidente, en plus. C'est moi ou c'est du jamais vu ?
Sam, totalement plongée dans la discussion, acquiesce.
— Je n'ai jamais rien entendu de tel. Apparemment, il y a quelques clubs où on retrouve exclusivement des femmes. Ils sont assez rares. Mais une femme au milieu d'hommes, c'est vrai que ça pousse à la réflexion... Il n'y en a pas d'autres ?
Je secoue la tête.
— Ni parmi les membres, ni parmi les prospects.
Ce mot me paraît toujours aussi bizarre, étant donné qu'il est énormément utilisé dans le milieu du commerce et de la vente. L'associer aujourd'hui au monde des bikers me fait un drôle d'effet.
— Ce serait intéressant de savoir comment elle en est arrivée là. Les autres la respectent ?
— Plutôt deux fois qu'une ! Tu verrais le personnage, en même temps...
— Elle fait si peur que ça ?
— J'évite même de la croiser dans les couloirs. Un coup d'épaule et elle me la déboîte, si ce n'est pas une luxation totale.
Sam se recroqueville sur sa chaise, comme si elle venait de voir Libertine débarquer sous ses yeux. J'essaie d'imaginer ma pote un instant à ma place, derrière le bar ou au service. Elle ne tiendrait probablement pas trois minutes.
— J'ai hâte d'en découvrir plus sur lui, murmuré-je distraitement.
— Sur elle ?
Je sors de ma torpeur, en confirmant :
— Oui, sur elle.
— T'as dit « sur lui ».
— Tu as sûrement mal entendu !
Sam plisse les yeux comme une mère qui réprimande sa fille. Enfin, comme j'imagine une mère réprimander sa fille. La mienne ne risquait pas de reproduire ce schéma avec moi. Pour cela, il aurait fallu que je représente un minimum d'intérêt à ses yeux.
Celui qui a dit que l'indifférence était le plus grand des mépris m'a brisé le cœur. En une phrase, il est parvenu à illustrer le poison qui me ronge à petit feu depuis toujours.
— Pas à moi, Veronica ! Tu as dit « lui » ! Alors, on parle de qui ?
Le visage de Dicey s'impose à mon esprit. Ses courts cheveux bruns, ses prunelles noisette perçantes, son air retors, son regard dur, ses dizaines de bracelets, son torse sculpté contre lequel s'est pressé le tissu de son tee-shirt lorsqu'il s'est déplacé. Un mélange de peur et d'excitation me secoue le ventre à cette simple pensée.
De la colère aussi. Son attitude envers moi a été tellement irrespectueuse qu'il ne mérite rien d'autre qu'une bonne leçon. Heureusement que je ne me suis pas laissé faire, en dépit de la crainte qu'il m'inspire.
Au fil du temps, j'ai dû apprendre à me renforcer et à me forger un caractère solide. Pour exercer mon métier, il n'y a pas d'autres alternatives. Impossible d'envoyer une mauviette au front.
Si le milieu de la prostitution représentait déjà un sacré challenge, celui des bikers a brisé le plafond de verre. Il m'est arrivé plusieurs fois cette semaine de sentir ma vigilance diminuer. Tout le monde paraît si normal que je finis par m'habituer et me sentir à l'aise.
Je crains que ce soit une erreur...
Ces gens sont dangereux. Et armés. J'en ai vu plusieurs porter un flingue, calé dans la ceinture de leur pantalon. Sans parler d'armes blanches qu'ils doivent dissimuler en permanence.
Méfie-toi, Veronica !
— Il y a ce type... Dicey.
— Dicey ? Ça ne rassure pas, comme prénom...
— Ça ne doit être qu'un surnom. Je suis d'accord, ça n'inspire pas confiance.
En anglais, « dicey » signifie dangereux, risqué. Comme si son aura ne le signalait pas clairement, il fallait en plus que sa dénomination en rajoute une couche.
— Tu sais pourquoi les autres l'appellent ainsi ?
— Aucune idée... je me demande si ce ne serait pas un jeu de mot. Il correspond parfaitement à la définition du terme, mais il y a autre chose.
— Autre chose ?
J'opine du chef.
— Il passe son temps à jouer avec un dé.
Les yeux de Sam s'arrondissent.
— Tu sais pourquoi ?
— Il prend certaines décisions avec.
Plus perplexe que jamais, ma pote joue nerveusement avec ses ongles. Rien ne l'enthousiasme plus qu'une énigme à résoudre. Ça me rappelle quelqu'un...
— Comment il fonctionne ? En chiffre impair, il agit, en pair, il ne fait rien ?
Je hausse les épaules.
— Ça m'a l'air plus complexe que ça. Je n'ai pas encore réussi à comprendre le schéma qu'il utilise. Dès que j'en ai l'occasion, je le regarde faire...
J'en profite un peu pour le mater, tant que j'y suis, bien que je ne le reconnaîtrais jamais à voix haute. Ce type a beau être revêche, il est sexy. Je ne doute pas qu'il se soit tapé une nana différente tous les soirs de la semaine.
Sans bien savoir pourquoi, cette constatation m'inflige un pincement au cœur.
— J'ai aussi fait quelques recherches sur les Bloodlust Spectrum en général, m'informe Sam.
Là, elle sort son téléphone pour me montrer plusieurs sites internet sur lesquels on retrouve quelques infos. Rien de bien croustillant, tout reste en surface.
— Il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent, commenté-je.
— C'en est frustrant, renchérit-elle. Tu connais la raison de ce nom ?
Je secoue la tête. Il y a encore tant de zone d'ombres qui ne demandent qu'à être explorées que je déplore presque de ne pas travailler demain. Je n'ai qu'une hâte : retourner au MC pour approfondir mes recherches.
— Comment tu comptes t'y prendre pour la suite ? Profil bas ?
— Pas le choix, je dois mesurer les risques. Il y a bien une conversation que j'ai surprise entre Delta et Arès...
— Ah oui ?
Sam se penche sur sa chaise pour se rapprocher de moi, dans un esprit de confidence. Je jette un œil autour de nous pour m'assurer que personne ne nous observe, je module ma voix, puis je révèle :
— Apparemment, il va se passer un truc vendredi soir.
— Un truc ? Quel truc ?
— Comment tu veux que je le sache ? Je ne me suis pas cachée derrière un rideau pendant une réunion secrète.
À dire des conneries, je réalise que ce n'est peut-être pas une mauvaise idée. L'autre jour, ils se sont tous réunis dans une pièce à laquelle personne d'autre qu'eux n'a le droit d'accéder. En passant près de la porte, j'ai tendu l'oreille mais je n'ai pas entendu le moindre bruit. Cela m'a d'ailleurs paru étrange... aucun des membres du MC ne semble réputé pour sa discrétion.
Au moins, ça nous fait un point commun. Se pourrait-il que la salle soit insonorisée ? Un élément de plus qui me propulse dans la direction d'activités illicites.
— Non, non, non, Veronica ! Je vois bien la lueur dans tes yeux, tu te dis que ce n'est pas bête comme idée.
— Y a rien de plus efficace qu'espionner à l'insu de tous.
— Pour recevoir une balle entre les yeux ?
— Pour glaner des informations !
— À quoi elles te serviront si tu n'es plus en vie pour t'en servir ?
Les mains de Sam s'agitent sur la table. Elle semble de plus en plus nerveuse.
— Eh... la rassuré-je d'une voix douce.
Je cale mes paumes contre sa peau, afin de l'apaiser.
— T'en fais pas pour moi, je suis une grande fille, d'accord ?
— Je sais. Parfois, j'ai juste l'impression que tu ne mesures pas vraiment le danger. Tu n'es pas inconsciente, mais pas non plus prudente. Je ne veux pas devoir me retrouver à la morgue un de ces jours pour identifier ton corps.
Si les spectres se rendaient compte que j'écris un roman sur eux et leur vie de hors-la-loi, je doute que mon cadavre se retrouve à la morgue. Au mieux je finirais enterrée dans une forêt sombre, au pied d'un grand hêtre. Au pire, jetée au fond du bayou.
Un frisson d'horreur me file la chair de poule. Je garde ce commentaire pour moi, histoire de ne pas achever mon amie.
— Je vais prendre mes précautions, promis.
Du mieux que je le pourrais, en tout cas. Une chose est sûre : je compte bien profiter de l'absence des maîtres des lieux vendredi pour fouiller les locaux du MC.
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