CHAPITRE 8
DICEY
Appuyé contre ma bécane, je m'en grille une au soleil. La météo est au beau fixe depuis une semaine et le plaisir de rouler n'en est que décuplé. Je pourrais passer ma vie à filer dans le vent, seule manière pour moi de ne penser à rien. Je me contente de lâcher prise. Parfois, je me sens si léger que j'ai l'impression qu'aucun problème ne pourra me briser.
La réalité de la vie revient toujours. Après ça, il me reste la clope et mes frères. La coke aussi, de temps à autre.
Un bruit de talons martelant le bitume attire mon attention. Veronica passe juste devant moi sans m'adresser le moindre regard. Je la soupçonne pourtant de persister à se garer de ce côté-là de la rue pour accéder au casino, au lieu d'utiliser le parking de l'autre côté qui lui ferait gagner du temps dans l'unique but de me foutre le seum. Je ne lui ferais pas ce plaisir.
Au lieu de quoi, je mate le balancier de son cul parfait, moulé dans un jean taille haute. À défaut d'être agréable, au moins elle est bonne. Ma rêverie dure jusqu'à ce que j'entende sa voix, dans un coin de ma tête, qui m'appelle « Darcy ».
Un manque de culture... quelle petite teigne !
Le cylindre coincé entre les lèvres, je m'empresse de rectifier le tir en sortant mon portable de ma poche. J'ouvre le navigateur internet pour taper le sobriquet qu'elle m'a attribué. Le nombre de résultats ne me donnant pas satisfaction, je me creuse la tête pour me rappeler ce qu'elle a ajouté ensuite.
Les lynx ? Les sphinx ?
Merde ! Ça me revient pas. C'était quoi, déjà ? Sans meilleure idée que ça, je tape « Darcy les lynx » et bingo. Après une correction suggérée, je tombe sur la photo d'une nana au style excentrique : maquillage intense ou lunettes tape-à-l'œil. Celles-ci me rappellent Anastacia, une chanteuse que ma mère adorait écouter quand j'étais gamin.
Mon cœur se presse. J'oublie cette pensée pour me focaliser sur la recherche. Le mot en question était « Winx » et apparemment, c'est un dessin animé qui met en scène des fées. Tu m'étonnes que je ne connaisse pas. Je n'ai pas grandi dans un foyer où la télévision était l'activité privilégiée.
— Je t'aurais pas cru amateur des Winx !
Je sursaute, manquant de déséquilibrer ma bécane. Eiffel la contourne pour se placer face à moi, tout sourire.
— C'était une fenêtre pop-up !
Il hausse un sourcil, l'air de se retenir de rire.
— À d'autres, mec ! Y a pas de mal à aimer les fées. D'ailleurs, les Winx, c'est plutôt pas mal. J'ai vu quasi tous les épisodes.
Comme souvent avec Eiffel, je n'arrive pas à savoir si c'est du second degré ou si je dois le prendre au sens littéral.
— Qui regarde les Winx ?
Je lève les yeux au ciel en découvrant Libertine qui se joint à la conversation. Elle a noué sa longue chevelure rousse dans une queue de cheval et nous toise par-dessus ses lunettes de soleil aux verres orangés.
— Dicey ! me balance Eiffel.
— Pas du tout ! C'est juste une pub qui est apparue sur mon écran.
Le français se tourne vers la vice-prés' et raille :
— Ouais, tu sais, le genre de pub qui apparaît quand tu tapes les bons mots-clefs sur Google.
Ils se marrent tous les deux.
— T'as pas autre chose à mater que des fées en mini-jupe ? nasille Libertine.
— Y a pas de mal à ça, contre Eiffel. Je les trouvais mignonnes quand j'étais gosse. J'avais un faible pour Stella !
Libertine secoue la tête.
— Quand j'étais gosse, je fabriquais des poupées vaudous, je leur arrachais la tête et je mettais en scène des rixes.
Sa remarque n'étonne personne. Cette nana m'a toujours un peu effrayé. On dit souvent de moi que j'ai la tête froide et que je sais faire le taf, même quand il est dur. Mais elle... c'est encore autre chose. Notre tatouage comporte le même chiffre, pourtant, nos vies ont connu des chemins différents.
— Que fais-tu de l'amour ? lui demande Eiffel.
— L'amour, c'est pour les cols blancs qui rentrent tranquillement chez eux après avoir doigté un clavier d'ordi pendant huit heures pour quatre mille balles par mois.
Elle ricane.
— Tout ça pour mal baiser leur gonzesse le soir. Mieux vaut encore s'abstenir que tendre une demi-molle qui n'affame personne.
— J'aimerais vraiment pas me retrouver dans ton lit un jour, lui dit Eiffel.
— T'en fais pas, j'aime les hommes d'expérience ! Les mômes, c'est pas mon délire.
— On a que quatre ans d'écart, je te rappelle !
— Avec ta gueule de puceau, on nous en donnerait quinze.
— Ça c'est parce que t'es fripée comme un bulldog anglais !
Libertine lui adresse un doigt d'honneur, Eiffel se marre. Elle n'a pas tort sur un point : on ne croirait jamais que le français vient d'avoir trente piges. À tout casser, il en fait vingt-deux ou vingt-trois. J'oublie sans cesse qu'il est plus âgé que moi.
En revanche, je ne connais pas moins puceau que lui. Son nombre de conquête est hallucinant. Il faut croire que le trip charmeur au sourire Colgate Total fonctionne à merveille. Dommage pour moi que je ne sache pas faire autrement que garder le visage fermé.
— Dicey, je peux lui coller mon poing dans sa belle gueule de Don Juan ? me demande Libertine.
Je sais ce qu'elle veut. Je sors mon dé, elle tend sa paume. Je le lâche dedans.
Cinq.
— Ce dé est amoureux de moi, raille Eiffel en découvrant le résultat. Il ne laisserait jamais rien m'arriver.
— Après le conseil de famille, je te prends au bras de fer ! lance la rousse. On verra si tu fais toujours le malin.
— Quand tu veux, ma vieille !
Je fronce les sourcils.
— Quel conseil de famille ?
Eiffel ouvre grand les yeux.
— Regardez-moi ça ! Dicey le ténébreux a enfin retrouvé sa langue. Un instant, j'ai cru que Libertine te l'avait arrachée.
— Ce ne serait pas la première, commente celle-ci.
— Ni la dernière, renchérit le français.
— Quand vous aurez fini vos conneries, vous pourrez peut-être me répondre ?
Libertine me tapote l'épaule.
— Va falloir te ressaisir ! Même les prospects sont mieux renseignés que toi. Un sergent d'armes qui n'est pas au courant des réunions, ça craint !
— Le prés' nous en a parlé hier, me dit Eiffel. Il veut tous nous voir, dans...
Il consulte sa montre.
— ... trois minutes.
Libertine s'est déjà éloignée dans le garage, en direction du couloir. Sans même se retourner, elle lance :
— Magnez-vous ! Aucun retard ne sera toléré.
Les autres MC parlent plutôt de « messe », là où nous parlons de « conseil de famille ». Les Bloodlust Spectrum prennent très à cœur cette notion. Nous ne nous appelons pas frères et sœurs pour faire joli, ou pour donner l'impression d'être proches. Ces personnes sont mon sang et il ne s'agit pas là d'une expression. En entrant ici, nous l'avons mêlé pour unifier notre lien.
Quant à la « chapelle », l'endroit où se tiennent ces réunions, elle porte le nom de « foyer », chez nous. C'était l'appellation la plus logique, désignant à la fois une pièce et véhiculant l'idée que nous défendons. Nous avons tous fui une forme de solitude et d'aliénation, avant de former, les uns avec les autres, un véritable foyer.
Au sens propre et figuré.
L'endroit réservé uniquement aux conseils est un petit espace où trône en son centre une table ronde. L'ancien prés', avant que Hawk prenne la relève, y tenait. Ainsi, chaque personne installée autour peut voir les autres de la même manière, formant un pied d'égalité. Cela symbolise à nouveau que dans notre famille, l'importance de chaque membre est similaire.
Nous suivons à la fois une structure hiérarchique que tous les MC possèdent et une structure du cœur. L'amour indéfectible que nous portons les uns pour les autres n'est pas calculé selon le rang d'un biker.
Hawk est déjà assis autour de la table. Nous prenons tous place à l'endroit qui nous a été désigné après notre initiation.
Hawk, Libertine, Hook, Hunter, Scar, Eiffel, Arès, Delta et moi. Les Bloodlust Spectrum au grand complet. Enfin, ceux qui sont toujours vivants. Nos activités impliquent des risques qui ont entraîné dans la tombe bon nombre de nos frères. Depuis un an, le prés' a changé sa stratégie. Il ne veut pas que nous perdions du terrain dans notre lutte contre les Desert Eagles, mais les risques doivent être calculés pour les limiter au maximum.
Nous avons assisté à trop d'obsèques. Nous sommes tous à bout.
Parmi nos prospects actuels, nous retrouvons Connor, Eliott, Tom et Maxwell. Ils sont tous arrivés au compte-goutte et cherchent à faire leurs preuves pour devenir de véritables spectres. Tant qu'ils n'en ont pas acquis le droit, le rite d'initiation leur est interdit, ils continuent de porter leur prénom et les conseils de famille ne leur sont pas accessibles.
Il y a ensuite les employés du casino, du bar, du club de strip-tease et de la boîte de nuit. À cela s'ajoutent les chaudasses qui gravitent autour de nous. Cet ensemble hétérogène forme l'univers dans lequel nous évoluons jour après jour.
— Mes frères et sœurs, l'heure est grave !
Un silence de plomb s'abat sur l'assemblée, faisant taire les derniers bavardages futiles. Hunter, en qualité de trésorier, est chargé de prendre des notes et dresser les procès-verbaux des conseils de famille.
Dans le creux de ma main, je tiens fermement mon dé. En dehors de m'aider à prendre des décisions, il me sert aussi de balle anti-stress. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui...
— Notre dernière mission a été un échec cuisant.
Ce constat me fait l'effet d'un poing dans le ventre. J'essaie de ne rien en montrer, mais j'ai honte d'avoir été aussi mauvais. Cela ne me ressemble pas. La simple idée d'avoir déçu Hawk et les autres me tord les boyaux.
— La faute à qui ? nasille Scar.
Je le fusille du regard, tandis que Hawk lève la main.
— Ce qui est fait, est fait ! N'en parlons plus !
— Y aurait pourtant des choses à dire, insiste Scar.
La goutte d'eau de trop fait déborder l'écume de ma rage.
— Si tu veux pas que je t'égalise l'autre œil, ferme ta grande gueule !
— Toi tu ferais mieux de l'ouvrir un peu plus souvent, surtout pour donner des explications !
Le corps tendu comme un ressort, je suis à deux doigts de bondir sur Scar pour lui infliger une bonne rouste, quand la chaleur d'une paume sur mon avant-bras me retient. Je croise le regard bleuté d'Eiffel qui secoue doucement la tête, l'air de me dire « il n'en vaut pas la peine ».
Que serait une famille sans engueulades dignes de ce nom ?
— Vous deux je ne veux plus vous entendre ! tranche Hawk.
Il joue perpétuellement avec un cure-dents et les silences volontaires qu'il place entre ses phrases sont une torture.
— On a tous un passé et en entrant chez les spectres, on s'est libéré de nos entraves pour aller de l'avant. Je n'ai pas l'intention de ressasser chaque échec de notre palmarès. Il y en a eu, il y en aura d'autres. Maintenant, il faut réagir !
Il se tourne vers Libertine qui prend le relais.
— Les aigles ont pris l'ascendant sur le contrôle des armes à la Nouvelle-Orléans. Nous gardons une longueur d'avance sur les livraisons de coke et il n'est pas question de se faire doubler. Voilà l'objectif : réaffirmer notre hégémonie sur la poudre, et gagner du terrain sur les guns.
S'en suit une explication plus précise des dernières livraisons qui ont eu lieu, chez nous ou chez nos ennemis.
— Les Mexicains commencent à représenter un danger de plus en plus important. Leur frontière avec quatre états ne leur suffisait pas. Depuis peu, on a découvert leur penchant pour la navigation. Ils étendent leur business en Louisiane et le schéma semble rodé : une fois arrivés à bon port, ils graissent les bonnes pattes. La marchandise est ensuite dispatchée dans plusieurs camions pour s'infiltrer sur notre territoire.
Hawk s'éclaircit la gorge, puis reprend la parole :
— Cette fois, aucun échec ne sera toléré. Nous avons une longueur d'avance sur les aigles. Si nous récupérons la came, c'est un joli pactole qui nous attend, sans parler de la jouissance de mettre deux ennemis à genoux.
— C'est pour quand ? demande Delta en ajustant l'anneau qui orne sa narine.
— Vendredi soir.
Hawk se tourne vers Hook, le Road Captain du MC.
— Je suis déjà sur le coup ! indique-t-il. J'étudie toutes les options pour nous offrir le meilleur angle possible.
— Ça va être compliqué d'anticiper les faits et gestes des aigles, souligne Hunter. Ils changent de stratégie en permanence.
— Je vais étudier tous les scénarios possibles et mettre en place différents codes d'urgence. Comme ça, dans le feu de l'action, il suffira de se communiquer un chiffre pour modifier complètement le plan.
— Excellente idée ! confirme Hawk.
Hook incline la tête. Il devait déjà être au courant des détails de l'affaire, car il semble mieux préparé que nous tous.
— On ne change rien à nos habitudes cette semaine, reprend Hook. Les aigles doivent nous surveiller encore plus que d'habitude. Rien ne doit filtrer.
— S'ils ont un éclaireur pour nous voir sortir vendredi soir ? interroge Scar.
Libertine me pointe du doigt.
— Dicey s'en occupera !
— Et cette fois, il ne nous décevra pas, ajoute Hawk.
Le stress forme une boule au creux de mon estomac. J'accueille la plupart des missions la tête froide mais cette fois, je ne peux m'empêcher de songer au couac de la précédente. Cela ne doit se reproduire sous aucun prétexte. Quel que soit le problème dans ma caboche, je dois rester concentré et faire la fierté des spectres.
— Comptez sur moi !
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