CHAPITRE 6


DICEY


La Corvée avoisine le mètre quatre-vingts, ce qui lui suffit pour dépasser le prés'. Moi en revanche, c'est une autre paire de manches. Je la jauge de ses longs cheveux blonds aux reflets vénitiens à ses talons hauts, en passant par son jean taille haute bleu et son top noir. Une bande de peau nue dévoile un fragment de son ventre et je profite de la vue une seconde de trop.

Elle est pas mal, il faut le reconnaître.

— Te gêne pas surtout, mate à souhait !

Un sourire me fend les lèvres. Teigneuse avec ça. À bien y repenser, elle est même plutôt canon dans le style emmerdeuse de première catégorie. C'est le genre de nana qui a besoin de se faire calmer au pieu.

— Monsieur ne s'attendait pas à du répondant ?

Hawk tourne les talons et nous laisse tous les deux dans le garage.

— Tu penses vraiment être la première brebis à avoir du caractère ?

— Une brebis, moi ? J'ai l'air d'avoir le poil doux et soyeux ?

Je considère un instant la question, songeant que sa peau m'évoque en effet une étoffe de soie avant de conclure que je m'égare.

Merde ! Je suis pas là pour mater La Corvée.

Plutôt pour m'en débarrasser, en fait.

— Je parle pas de l'animal. C'est un terme spécial chez les bikers. Chaudasse te parle peut-être plus ?

Déstabilisée par mon franc-parler, elle marque une seconde d'hésitation puis rétorque :

— Insulter les nouveaux employés, c'est une passion ici ?

— Ne fais pas de ton cas une généralité ! Pas tous les nouveaux employés : juste les petites emmerdeuses dans ton genre.

— Et ma main dans ta tronche, tu penses qu'elle ferait une généralité ?

— Essaie toujours, si tu n'as pas peur d'en prendre une en retour.

Ses lèvres s'entrouvrent, prêtes à répliquer mais La Corvée semble comprendre que je ne plaisante pas. Homme ou femme, ça n'a pas d'importance chez les spectres. Nous plaçons l'essentiel ailleurs et si une gonzesse m'en colle une, je la lui retourne sans hésiter.

Après un instant d'accalmie, je reviens à la raison et me rappelle que je ne m'en sortirai pas sans aller au bout de la tâche qui m'incombe. J'ai merdé en pleine mission et maintenant, je dois m'occuper de la nouvelle.

Autant en finir.

— T'as un prénom ou je t'appelle juste « La Corvée » ?

La grande blonde lève la jambe pour désigner sa chaussure, puis me demande :

— Tu préfères t'asseoir sur le tabouret derrière toi ou sur mon talon ?

Effectivement, elle ne manque pas de répondant. Les brebis essaient souvent de jouer les têtes brûlées mais ça ne dure pas bien longtemps. Il me suffit d'une ou deux répliques pour les casser tel un jouet bon marché. Apparemment, La Corvée s'annonce au-dessus du lot.

À quel point ? Je ne serais pas contre le découvrir. Après tout, ce serait un divertissement comme un autre. Depuis le temps que je fais partie des spectres, je connais tous les visages qui passent ici par cœur. Du sang neuf pourrait signifier un peu d'amusement.

Dommage pour la nouvelle, elle ne sait pas sur qui elle est tombée.

— Veronica ! se présente-t-elle.

— Ronnie pour les intimes ?

— Tu ne feras jamais partie de cette liste, la réponse t'importe peu.

Quand il n'y en a plus, il y en a encore. Je sens que je vais adorer détester cette nana.

— Pourquoi t'es là ? lui demandé-je.

Hawk, dans sa volonté de me punir comme il faut, ne m'a filé aucune info. À moi de deviner tout ce qui se trame. Cela passe forcément par poser quelques questions pour savoir dans quoi je m'embarque.

Veronica arque un sourcil, les bras croisés sur sa poitrine. Ce geste comprime ses seins qui captivent toute mon attention.

— Attends, on m'a refilé le stagiaire pour m'apprendre le métier ?

Cette pique m'aurait sûrement agacé, si la fin de la phrase ne m'avait pas mis la puce à l'oreille. La Corvée doit être là suite au départ de Mirna. Autrement dit, je suis chargé de lui montrer les lieux et lui expliquer en quoi consistent ses missions.

Génial ! Un prospect aurait très bien pu s'en charger, tout comme Natalie et Tania.

— Le stagiaire il va vraiment finir par te donner une correction !

Veronica lève les yeux jusqu'aux miens puis les détourne une seconde après. Intéressant ! Elle se la joue sûre d'elle mais elle n'est pas capable de m'affronter bien longtemps. Je lui attrape fermement les joues d'une seule main, accentuant la pression de mes doigts pour faire ressortir ses lèvres carmin.

Elle tente de se dégager de ma prise, sans succès.

— Une si jolie bouche ne devrait pas dire autant de conneries.

Je la lâche au plus mauvais moment. Elle accuse un mouvement de recul qui la déséquilibre au point de se rétamer sur les fesses. D'un bond, elle se remet debout, les pommettes cramoisies. Sa gêne bascule vers la colère sous le faisceau de mon rictus sardonique. Elle pointe un index accusateur sur mon torse et crache :

— Ne me touche plus jamais, c'est clair ?!

J'abaisse mon regard tranchant sur elle et rétorque :

— T'es pas au centre aéré ici. Si tu veux taffer chez les bikers, faudra te plier à nos règles. Je te toucherai si j'en ai envie !

Je penche mon visage dans sa direction, réduisant l'espace qui me sépare du sien et ajoute, tout bas :

— Au fond, tu en meurs d'envie. Je peux deviner l'humidité dans ta culotte, d'ici.

Veronica, loin de se laisser démonter, amenuise davantage les centimètres qui nous éloignent jusqu'à coller son front au mien. Elle se tient sûrement sur la pointe des pieds, ce que je ne peux pas vérifier puisque je suis plongé dans ses prunelles émeraude.

— Ce que je crois, moi, murmure-t-elle sur un ton ingénu, c'est que ta moto ne sera pas la seule à dormir sur la béquille, cette nuit.

Elle s'éloigne brusquement, tandis que j'observe mon entrejambe. Merde ! Elle a raison, je bande comme un taureau. Il faut croire que le refus de soumission à l'autorité m'excite plus que de raison.

Je tente de ne rien laisser paraître de ce que je pense, puis je la contourne pour partir en direction du casino. Elle trottine derrière moi pour me suivre.

— T'as découvert le garage, rien à ajouter.

Au terme du couloir, je désigne l'espace face à nous et déclare :

— Le casino. Machine à sous, alcool, argent.

— C'est possible d'avoir la version détaillée ?

Je m'apprête à l'envoyer bouler quand je croise le regard du prés', accoudé au bar. Il me fixe sans ménagement, s'assurant que je fasse ma corvée correctement. Et non pas que je me fasse La Corvée correctement...

Fait chier ! Enfin, fait chier d'être surveillé par l'œil de Moscou, pas de ne pas pouvoir sauter la nouvelle.

— Je vois rien à dire de plus sur un casino.

— Combien vous attendez de personnes ? Quel type de clientèle je servirai ? Y a-t-il des attitudes à adopter avec certains types de profil ?

— Tu verras ça avec Nat' et Tania.

C'est bien gentil de m'avoir refourgué La Corvée, mais je ne connais pas tous les détails de sa fiche de poste. Je n'occupe pas la fonction de barman ici. J'ai d'autres sujets bien plus importants en tête.

Nous poursuivons la visite avec la Golden Fever, notre boîte de nuit, puis le Golden Lust, notre club de strip-tease. Veronica inspecte chaque élément avec beaucoup d'intérêt, bien que la danse de ses sourcils en dise long sur le jugement qu'elle porte sur les activités qui se déroulent ici.

— J'imagine que ton salaire doit y passer tous les soirs, raille-t-elle.

Mon salaire. Elle est mignonne... Sa naïveté me rappelle à quel point je ne vis pas dans le même monde que le commun des mortels. Il y a bien longtemps que je n'ai plus eu de fiche de paie au trente du mois.

Il paraît qu'on répond aux imbéciles par le silence, j'applique donc cette règle et continue ma visite guidée. Veronica monte sur les deux plateformes rondes d'où émergent des barres de pole dance. Elle s'agrippe à l'une d'elles et se met à tourner autour en marchant, la mine indéchiffrable.

Je l'imagine sans mal caler l'arrière de son genou sur la surface métallique puis se hisser dans les airs, vêtue seulement d'un ensemble en dentelle noire. Pourquoi faut-il toujours que mon imagination parte trop loin ?

Je secoue la tête pour revenir à la réalité.

— C'est ouvert tous les soirs ?

— Jeudi, vendredi et samedi.

— Hawk m'a dit que je pouvais faire des extras de l'autre côté, si j'avais besoin de thunes ! Ici aussi ?

Je plisse les yeux, circonspect.

— Ça valait le coup de jouer à la prude dans le garage, si t'es branchée strip-tease. Pour te répondre : non, les barres sont réservées à des professionnelles chargées de mettre l'ambiance.

— Je ne parle pas du show mais du bar ! rétorque-t-elle froidement. Suis un peu !

Au temps pour moi, j'ai peut-être réfléchi avec ma queue sur ce coup-là.

— Ouais, ça arrive qu'il y ait besoin de renfort. Tu verras ça avec les concernés !

Veronica s'approche de moi, avec l'air de quelqu'un qui a une idée derrière la tête.

— Je peux te poser une question ?

— Nan !

— Trop aimable ! Je vais la poser quand même, tu sais ?

Le contraire m'aurait étonné.

— Pourquoi c'est toi qui me fais visiter alors que t'es au courant de rien ? Enfin je veux dire, tu n'as aucun détail à me fournir sur mes missions.

— Ordre du prés'.

— Du prés' ?

— Président.

Veronica roule des yeux.

— J'avais compris ! Ça veut dire quoi président ? Tu parles de Hawk, c'est ça ?

Au cours de mes années dans ce MC, j'en ai croisé des brebis, de la plus maligne à la plus stupide. Certaines ne possèdent pas plus de deux neurones qui se battent en duel.

Veronica défie toutes catégories : elle ne connaît même pas le milieu des bikers. Qu'est-ce qu'elle est venue foutre ici ? Elle aurait pu trouver un taf de serveuse ailleurs. Je lui poserais bien la question, mais je n'ai aucune intention de me faire ami-amie avec elle. Pas plus que de gaspiller inutilement ma salive. Je tâcherai de me renseigner par un autre biais.

— C'est une seconde nature chez toi de ne répondre qu'à une question sur deux ?

En esquivant celle-là, c'est même une sur trois.

— J'imagine que si je me plaignais à Hawk de ta visite guidée, tu te ferais remonter les bretelles. Non ?

Je hausse les sourcils, étonné par cette attaque à découvert.

— C'est une menace ?

— On avance, tu réponds à une question par une autre question. Je sens qu'en y travaillant encore un peu, tu vas y arriver !

Son ton moqueur ne me plaît pas du tout. Je ne sais pas qui est cette nana et d'où elle vient, mais elle mériterait d'être remise à sa place. Pendant qu'elle a le dos tourné, je sors mon dé et le jette sur le bar. Si le destin est en ma faveur, je la recadre violemment.

Un.

Eh merde ! Ne pouvant m'empêcher de la mettre en garde, je lance :

— Fais gaffe à toi, La Corvée ! Il va t'arriver un truc moche si tu n'apprends pas à fermer ta grande bouche.

Bien que mon ton se soit avéré calme, l'avertissement semble clair puisque Veronica ne répond rien. La laisser sur le cul relève pratiquement du miracle, elle qui a toujours une remarque à faire sur tout et n'importe quoi.

— Ne m'appelle pas La Corvée ! siffle-t-elle entre ses dents après un long silence.

— Tant que tu me casseras les couilles, je t'appellerai comme ça. Et si t'es sage... je considérerai ton prénom.

Je tourne les talons, lassé de cette visite guidée quand elle m'interpelle de travers.

— Darcy ?

Je contracte les mâchoires pour contenir la colère qui bout dans mes veines. Cette petite teigne sait appuyer là où ça fait mal.

— C'est Dicey, la corrigé-je en pivotant.

— Ah oui ? demande-t-elle d'un air candide, l'index appuyé sur la lèvre inférieure. Dis-toi que tant que tu m'appelleras La Corvée, pour moi tu seras Darcy.

Que Dieu me pardonne, car je vais pécher. Je me suis toujours juré de n'utiliser un certain degré de violence uniquement contre une personne qui en aura usé la première. Jamais je n'aurais pensé tomber sur une chieuse pareille.

— Tu sais, Darcy ! Comme dans les Winx.

— Les quoi ?

Elle soupire.

— Un manque de culture évident s'ajoute au reste. T'en tiens une couche, toi. Pas étonnant que tu sois célibataire.

— Qui t'a dit que j'étais célibataire ?

Veronica m'adresse un sourire amusé.

— Toi-même, à l'instant ! Je me doutais que tu ne répondrais pas frontalement. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour arriver à ses fins...

Je serre les poings si fort que mes jointures en deviennent blafardes. Je viens de me faire manipuler par une brebis qui ne sait rien sur les bikers ?

Ressaisis-toi, Dicey !

— Cette mascarade a assez duré, tranché-je d'une voix rude. Si t'as d'autres questions, n'hésite pas : tu les gardes pour toi et t'évite de m'emmerder pour rien.

Cette fois, je pars sans me retourner. Avant de disparaître derrière le rideau, Veronica me demande :

— Tu vas où ?

À ce stade de la conversation, elle devrait pourtant savoir que sa question se heurterait à un mur. J'ai perdu suffisamment de temps avec cette nana et elle m'a mis sur les nerfs.

Une petite partie de Black Jack s'impose pour me calmer.


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