CHAPITRE 53

DICEY

Quand j'enlève mon casque de moto après avoir roulé un bon moment, je me trouve devant l'immeuble de Veronica. Je ne me rappelle pas avoir visé cette destination.

Acte manqué ?

Pourquoi est-ce si difficile de reconnaître que j'avais envie de venir ? Besoin, serait même plus juste. Au bord de péter les plombs, il faut que je me confronte au problème qui m'empoisonne l'existence.

J'entre dans l'immeuble, monte à l'étage de Veronica et frappe à sa porte. Je fourre les mains dans mes poches pour dissimuler ma nervosité et déplore de ne plus avoir mon dé. J'aurais pu le remplacer par un autre, mais ça n'aurait pas de sens. Ce dé, c'est le dernier souvenir physique qu'il me reste de mon ancienne vie. La seule chose qui n'a pas brûlé dans l'incendie.

Sa perte m'a arraché l'âme.

Les gonds pivotent, la grande blonde ouvre la bouche de surprise. Elle porte un pull blanc en grosse maille qui tombe négligemment sur un jean bleu. Les talons ne manquent pas à l'appel.

— D... Dicey ?

Ne trouvant rien de drôle à répondre à sa surprise pour détendre l'atmosphère, je conserve le silence.

— Entre !

Mes jambes refusent de m'obéir quelques secondes. Je grimace puis les actionne enfin pour pénétrer dans l'appartement. J'accuse un hoquet en découvrant des cartons partout. La plupart des meubles ont disparu, la décoration et les livres aussi. Il reste le canapé, la table et une chaise.

— Tu pars ?

Elle se pince les lèvres.

— Il n'y a plus rien pour moi à la Nouvelle-Orléans.

Cette phrase m'écorche le cœur comme une lame de rasoir rouillée. Je n'aurais pas dû venir, c'était une erreur. Eiffel s'est planté sur toute la ligne. Quoi qu'il pense savoir des sentiments de Veronica, il se trompe. Sinon elle ne partirait pas. Elle se battrait pour me faire entendre raison, pour m'exposer sa vérité jusqu'à ce que je la croie.

Si t'étais moins borné, elle l'aurait peut-être déjà fait, imbécile !

Ma conscience ne me respecte plus. Je fais taire cette petite voix, puis lâche entre mes dents :

— C'était une mauvaise idée.

Je tourne les talons pour sortir lorsque Veronica me barre la route.

— S'il te plaît... implore-t-elle.

Son joli visage sur lequel j'ai adoré peindre les marques de la colère revêt des nuances porteuses de doutes. D'espoir, peut-être aussi... elle semble si vulnérable, ainsi. Cela tempère mon ressentiment.

— Reste... on pourrait parler.

Je souffle par les narines. Ce n'est pas le moment de me dégonfler. Il y a une chose que j'aimerais lui demander.

Alors porte tes burnes et parle, bon sang !

— Raconte-moi tout ! ordonné-je avec rudesse.

— Tout quoi ?

— Comment t'est venue l'idée d'écrire sur des bikers, de t'infiltrer chez les spectres, ce que tu as fait pour obtenir les infos que tu voulais. Je veux tout savoir en détail. Je veux connaître chaque moment où tu jouais l'infiltrée et ceux où tu étais sincère.

Veronica entrouvre les lèvres. Elle semble étonnée de ma demande.

— On peut se poser dans le canapé, si tu v...

— Je suis bien debout ! la coupé-je.

Elle me fait les gros yeux. Son côté autoritaire arrive même à refaire surface quand elle n'est pas en position de force. Chassez le naturel, il revient au galop.

— J'en ai pour un moment. Autant s'asseoir !

Je capitule et la suis sur le canapé. Mon regard furète dans tous les sens, essayant de se remémorer à quoi ressemblait l'appartement lors de ma dernière visite. Là il y avait une console, là une étagère pleine de livres. Je me souviens même de l'endroit précis où se trouvait The Body Artist. Il faudrait sûrement que je le lui rende.

Je l'ai terminé depuis un moment mais je n'ai pas trouvé le courage de l'avouer à Veronica. Peut-être parce que je voulais garder un objet qui lui appartient. Un peu aussi parce que je redoutais la conversation où elle me demanderait si j'ai aimé l'histoire. Je ne suis pas aussi intelligent qu'elle et parfois, ça m'effraie. Je l'admire pour ce qu'elle est, mais j'ai peur de ne pas être à la hauteur.

Face à ses beaux yeux noisette, tous mes doutes émergent. Les émotions mises sous clef s'échappent les unes après les autres. Si elles me déchirent l'abdomen au passage, j'éprouve un soulagement intense de m'en débarrasser.

— Tu connais une partie de l'histoire, m'explique-t-elle. Tu sais la raison pour laquelle je suis devenue autrice. C'est grâce à toi que je l'ai compris et accepté. Tout cela ne visait que le regard de ma mère.

— Tu n'as jamais aimé écrire ?

Elle hausse les épaules.

— Je crois que si. Mais je n'en suis même plus sûre. Je suis perdue.

Veronica me raconte son histoire et je ne l'interromps plus. Je me plonge corps et âme dans son récit. Mon estomac effectue plusieurs sauts périlleux au fil des événements. Je revis notre rencontre à travers son prisme, ne pouvant m'empêcher de me dire que notre relation n'avait rien à voir avec son roman.

Pour en avoir le cœur net, je demande :

— Tu parlais de nous deux, dans ton texte ?

Elle secoue la tête.

— À aucun moment. Ce n'était pas le sujet.

— Alors ce qui s'est passé entre nous ne t'a pas servi ?

— Je mentirais si je prétendais que je n'espérais pas que tu me révèles des choses inédites sur le MC. Je n'ai pas eu pour objectif de te séduire pour te tirer les vers du nez. Ça s'est fait par hasard et j'ai bien failli cueillir ce qui s'est offert à moi... mais je n'ai pas pu. Aucune de tes confidences n'est sortie de ma tête.

N'importe qui aurait été tenté. Moi le premier.

Depuis la révélation dans la cave, je me suis efforcé de me remémorer les confidences que je lui ai faites. Il y a surtout eu mon secret familial et la signification du tatouage sur ma paupière. En fin de compte, je n'ai rien balancé sur les Bloodlust Spectrum. J'ai passé le rite d'initiation sous silence, par exemple.

— Certains trucs que tu m'as appris, j'aurais pu les savoir par quelqu'un d'autre. Eiffel, par exemple. Dans mon roman, j'ai seulement abordé le tatouage en rapport avec le parcours de vie que les membres du club ont pu avoir. Je n'ai pas mentionné les mots « soif de sang ». Ça aurait été trop évident.

— Tu n'as pas parlé de mes parents ? De mon frère ? De mon histoire ?

— Jamais je n'aurais fait ça, Dicey. Ce que tu m'as confié était intime. Je me suis sentie honorée quand tu t'es ouvert à moi. D'accord, je n'ai pas été honnête sur mes intentions d'origine, mais je ne t'aurais jamais trahi. Pas sur ça.

Le regard fixé au sien, j'essaie de percevoir sa sincérité. Elle dégouline sur ses traits et si je prétendais ne pas la voir, je serais un bel hypocrite.

— Mon roman était une immersion chez les bikers. Je n'ai jamais prévu de me rapprocher intimement d'un membre. Au contraire, je m'étais promis de rester sur mes gardes et de laisser une barrière parce que vous êtes dangereux.

La chair de poule me couvre les bras.

— C'est ça que tu penses de moi ? Que je suis dangereux ?

Elle déglutit.

— Un peu...

— Tu as raison. Je ne t'ai jamais caché qui j'étais.

Veronica relâche son souffle, rassurée par ma réponse. Elle amenuise la distance qui nous sépare sur le canapé, en se rapprochant de moi.

— Moi non plus. Je t'ai toujours montré la vraie Veronica.

Ces mots... j'ai tellement envie de les croire. C'est si dur...

— Je n'ai plus rien à gagner en te racontant tout ça, Dicey. J'aurais pu partir en laissant tout derrière moi, sans me retourner pour recommencer ma vie ailleurs.

— Pourquoi tu ne l'as pas fait ?

Elle dégage l'une de ses mèches vénitiennes derrière son oreille.

— J'espérais secrètement que tu viendrais me trouver. Que tu aurais envie d'écouter ce que j'ai à dire.

— Et qu'as-tu à dire, Veronica ?

Elle baisse les yeux vers ses mains et joue avec ses doigts, sûrement pour juguler sa nervosité. Ce manège dure un moment durant lequel je retiens mon souffle.

Veronica relève finalement la tête pour ancrer ses iris aux miens.

— Je crois... que je suis tombée amoureuse.

Elle regarde le plafond puis ajoute :

— De toi.

Mon cœur explose dans ma poitrine. Des milliers d'aiguilles percent sous ma peau. Ces mots, je ne pensais jamais les entendre de qui que ce soit. Aujourd'hui, je les entends de la bouche de la seule qui compte vraiment.

— Dicey, j'aimerais te poser une question...

Veronica semble chercher ses mots.

— Tu penses toujours ce que tu as écrit dans cette lettre ?

Comme sous l'emprise du venin d'un cobra, je reste paralysé. J'aimerais répondre que c'est le cas. Je ne suis pas un as pour décoder mes sentiments, mais tout mon corps me hurle qu'il ressent la même chose que lorsque j'ai rédigé ces lignes. Pourtant, je suis terrifié à l'idée de me mettre à nu au risque de me prendre un nouveau couteau dans le dos.

Alors je tourne la tête et me prends d'un intérêt soudain pour un carton un peu trop rempli qui a du mal à fermer. Veronica se rapproche encore. Ses mains se posent doucement sur mes joues et elle incline mon visage dans sa direction.

— Dicey, regarde-moi ! S'il te plaît...

Sa voix est douce comme du miel, sa détresse tranchante comme du verre. Elle soude son front au mien et je clos mes paupières. Son souffle tiède caresse mon visage. Lorsque je sens ses lèvres effleurer les miennes, je retiens mon souffle. Du bout des miennes, je murmure :

— Oui.

Ce simple mouvement me fait capturer sa bouche dans laquelle disparaît mon aveu. Je libère dans ce baiser la houle d'émotions qui bouillonnent en moi depuis trop longtemps. J'y déverse ma rancœur et ma passion, mes peurs et mes espoirs.

Quand j'ouvre les yeux, Veronica me sourit timidement. Ses prunelles brillent.

— Ne pars pas, s'il te plaît...

La première brèche dans mon cœur s'élargit lorsque j'ajoute :

— Ne m'abandonne pas.

Veronica passe ses bras autour de mon cou, m'embrasse l'os de la mâchoire puis chuchote au creux de mon oreille :

— Je le promets.

À mon tour, je serre son corps contre le mien. Un peu trop fort, peut-être. J'ai tellement peur qu'elle disparaisse que j'ose à peine la lâcher. Admettre cette vérité en réduisant ma fierté au silence m'aura été aussi douloureux qu'extraire une lame de rasoir de ma gorge à mains nues. Mais ça valait le coup. Car, pressé contre cette femme qui a pris une place inattendue dans ma vie, je sens l'apaisement me gagner.

Nous restons blottis l'un contre l'autre un long moment. Puis, mes inquiétudes refont surface.

— Je n'arriverai sûrement jamais à exprimer mes sentiments comme toi. Les trois mots que tu rêves d'entendre ne sortiront j...

Veronica colle son index contre mes lèvres.

— Tu n'as pas besoin de changer, Dicey. Je te veux toi comme tu es, pas une version édulcorée. Je n'ai jamais été branchée prince charmant, de toute façon...

Un sourire me gagne.

— Mais... je... je peux te confier mon dernier secret, si tu veux.

Veronica ouvre grand les yeux, intriguée. Elle acquiesce tout doucement. Je me penche vers elle pour savourer ses lèvres, puis chaque millimètre de sa joue. Je cale mes mains des deux côtés de son oreille, comme un enfant qui murmure une confidence.

— Je m'appelle Alexander.

À son tour, elle imite mon geste et chuchote :

— Tu veux bien être mon amoureux, Alexander ?

Mon cœur a un loupé. Le gamin cabossé par la vie a enfin l'occasion de prendre sa revanche. Celle-ci est grande, blonde, parfois malicieuse, parfois tempétueuse. Mais surtout, elle a un sourire qui fait ramollir les jambes et disparaître le monde entier.

J'opine du chef et Veronica m'embrasse à en perdre haleine. Pour la première fois de ma vie, je découvre le véritable sens de l'expression « faire l'amour ». Toutes mes cellules prennent feu alors que ma peau nue fusionne avec celle de la femme qui a fait tomber les murs érigés autour de mon cœur.

Enlacés l'un contre l'autre, nos doigts emmêlés, nous reprenons notre souffle. Je ne me suis jamais senti aussi vivant.

— Reviens au bar. Il paraît que tu manques à Eiffel. Et puis, Hawk n'a pas l'air décidé à embaucher quelqu'un d'autre. Tania et Natalie lui font la guerre.

— Et mon appart ? J'ai donné mon préavis, je dois partir.

— Je ne veux pas brûler d'étapes, mais tu peux dormir dans ma piaule en attendant d'en trouver un autre. Ou d'y rester, si tu t'y plais...

Veronica resserre la pression de ses doigts autour des miens.

— J'adorerais ça...

Je dépose mes lèvres contre sa nuque.

— Comment je dois t'appeler, maintenant ?

— Dicey. J'ai laissé Alexander derrière moi.

Alec. J'ai toujours préféré le diminutif à mon prénom entier. Aujourd'hui, il me rappelle le môme qui s'en est sorti envers et contre tout. Pour devenir un biker, pour survivre à ma soif de sang et aller de l'avant, j'y ai renoncé.

— Alors Dicey, je te fais la promesse qu'il n'y aura plus aucun mensonge entre nous. Je suis prête à construire une relation sur des bases saines.

— Moi aussi.

Veronica se dégage doucement de mon étreinte pour se pencher hors du canapé. Elle tâtonne jusqu'à son jean, glisse la main dans sa poche puis en sors quelque chose. Elle se blottit de nouveau contre moi, puis dépose dans ma paume... le dé que j'avais perdu.

J'écarquille les yeux en reconnaissant chaque rayure que le temps a laissée derrière lui.

— Où... où l'as-tu trouvé ?

— Dans la cohue pendant notre libération, tu l'as perdu. Je l'ai ramassé en pensant te le rendre avant de quitter la Nouvelle-Orléans. Mais on dirait que je ne pars plus...

Mes bras se referment autour d'elle, comme pour m'en assurer.

— Que ce dé soit le symbole de ma promesse. Je te serai toujours loyale Dicey. Quoi qu'il arrive, ce sera toi et moi contre l'adversité.

Le cube pressé dans la paume, j'accuse une vague de chaleur qui converge vers ma poitrine. J'ai trouvé ma place en intégrant les Bloodlust Spectrum. À aucun moment je n'ai soupçonné l'absence de la pièce maîtresse du puzzle de mon bonheur. Maintenant qu'elle vient de combler l'espace manquant, une certitude s'impose à moi.

Ma famille vient de s'agrandir.


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