CHAPITRE 51
VERONICA
— Même si je supprime tout ce que Gary possède, je suis toujours sous contrat et les droits d'exploitation audio-visuelle ont été cédés à Netflix.
— Veronica, c'est ton plan, pas le mien. Pourquoi tu paniques, tout à coup ?
Sur le coup, ça me paraissait parfait. Gary est parti en vacances quelques jours, il y a des chances pour qu'il n'ait pas encore ouvert l'e-mail contenant mon manuscrit. Si j'efface toutes les données qu'il possède, il n'aura plus rien à confier à Netflix. Les spectres seront hors de danger. Mais pas moi. Je serai toujours sous contrat et il faudra bien que je leur fournisse quelque chose...
Je partage mes craintes à Eiffel qui me rassure.
— T'en fais pas ! Je prends cette deuxième partie en charge. Quand Gary reviendra de vacances, je lui rendrai une petite visite. Il est du genre combattif ?
— Gary ?
Un rire me secoue.
— Vraiment pas, non. C'est une petite nature.
— Parfait ! Je lui ficherai la trouille de sa vie et je l'obligerai à rompre les contrats avec Netflix. Même s'il doit sacrifier toute la trésorerie de sa boîte et mettre la clef sous la porte pour y arriver.
Je ne sais pas si ressentir du soulagement face à la proposition de menacer quelqu'un avec une arme est une réaction normale, mais c'est la mienne.
— C'est bon, t'es rassurée ?
J'opine du chef. Quoi qu'il arrive, nous devrions tous nous sortir de cette situation. D'abord les Bloodlust Spectrum, puis moi. J'ai confiance en Eiffel, je sais qu'il ne me lâchera pas.
Ce dernier m'impressionne lorsqu'il s'attaque à la serrure de la porte. Il fait preuve d'une patience qui me surprend en tentant plusieurs stratégies et plusieurs outils pendant une bonne dizaine de minutes, avant de réussir à faire bouger les gonds.
Il place l'anse de son sac sur son épaule puis d'un geste de la main, il m'invite à entrer.
— Après vous, charmante dame !
— Monsieur est trop bon !
Plus bas, je raille :
— Trouillard.
Eiffel ricane tandis que nous progressons dans la pénombre. Il n'y a aucune vidéo surveillance chez Gary&Co. Qui voudrait entrer par effraction dans un bâtiment où la seule richesse réside dans des mots imprimés sur du papier ? Apparement, juste une autrice ratée qui s'est paumée sur son chemin de vie.
— T'as prévu une lampe torche ?
— Pas besoin, on va s'habituer à l'obscurité.
Comme je m'y attendais, l'éclairage dans les rues alentour entre partiellement par les fenêtres, nous permettant de ne pas être dans la pénombre totale.
Nous gagnons l'étage du bureau de mon éditeur par les escaliers. Prendre l'ascenseur en pleine nuit alors que nous ne devrions pas nous trouver là me paraissait une mauvaise idée. Comme dans tous les bureaux administratifs, la porte n'est pas fermée à clef.
Je m'installe sur la chaise à roulettes de Gary puis allume l'ordinateur, tandis qu'Eiffel tourne les baguettes pour actionner les stores vénitiens. La luminosité de l'écran pourrait nous trahir. Autant être prudent jusqu'au bout.
L'appareil met un temps infini à se lancer.
— Tu m'as pas dit que Gary&Co brassait des millions de dollars ?
— Si. Gary est juste un gros rat.
Eiffel plisse le nez.
— Pour partir en vacances aux Bahamas avec la thune qu'il s'est fait sur mon dos, il y a du monde. Mais pour augmenter les pourcentages de mes contrats, là, il n'y a plus personne.
Tout en tapotant avec mes ongles sur la surface en bois du bureau pour contenir mon impatience, j'ajoute :
— Ce ne sera bientôt plus mon problème.
— Tu comptes arrêter d'écrire pour toujours ?
Je hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Au moins le temps de découvrir si j'aimais vraiment ça ou si ce n'était qu'une manière d'attirer l'attention de ma mère.
— Et si c'est la première option ?
— Je trouverai un autre éditeur. Enfin, si Gary ne me grille pas dans tout le pays.
— T'en fais pas, je me charge de le faire rester à sa place.
Un sourire me gagne. Eiffel est aussi protecteur que Dicey. Je crois que c'est un trait que je pourrais prêter à chacun des spectres. Lorsqu'on fait partie de leur entourage, on bénéficie d'une aura qui nous immunise à bien des problèmes. J'aime me sentir en sécurité auprès d'eux.
Je n'aurais jamais pensé dire ça en démarrant au Golden Ghoul. Dire qu'à ce moment-là, c'est eux qui représentaient le danger, à mes yeux...
Une fois la session ouverte, je tente plusieurs mots de passe auquel j'ai bien réfléchi. Le nom de Gary. Celui de sa boîte. Sa date de naissance. Aucun d'eux ne fonctionne.
— Merde ! J'étais persuadée d'en avoir un bon.
— Il est marié ? Des enfants ?
— Célibataire à la vie à la mort. Je ne sais même pas si son truc c'est les hommes ou les femmes.
— Peut-être les deux.
— Ou peut-être rien du tout. Honnêtement, je le vois à peine avec un animal de compagnie. Dommage, ça aurait fait un bon mot de passe.
Eiffel pouffe.
— Ça a l'air d'être un sacré séducteur, ton éditeur.
— Je dirais même le célibataire le plus convoité de la Nouvelle-Orléans.
Nos regards se croisent dans l'obscurité et nous éclatons de rire.
— Il a quoi dans la vie à part son taf ?
— Rien. Tout dans la vie de Gary ne tourne qu'autour de lui et son ego. C'est bien ça le problème.
Eiffel frotte la fine barbe qui recouvre son menton du bout des doigts.
— Au contraire, finit-il par dire. C'est peut-être même notre solution. Il n'y a pas un éditeur à qui il aimerait ressembler ? Quelqu'un qui lui a inspiré sa carrière ? Ou même un auteur qu'il rêverait de signer ?
Mon cerveau tourne à plein régime.
— Il y a bien cette autrice dont je l'ai entendu parler plusieurs fois... comment elle s'appelle déjà ?
— Tu ne connais pas le nom de tous tes collègues ?
J'arque un sourcil.
— Tu connais le nom de tous les bikers du pays, toi ?
Eiffel incline la tête sur le côté.
— Je suis con.
— Un peu, mais je t'aime bien quand même. Laisse-moi réfléchir deux minutes !
Si seulement je la connaissais avant que Gary m'en ait parlé, son nom me reviendrait plus facilement. Je sais qu'elle se glisse souvent dans les propos de mon éditeur, comme si à force de parler d'elle, il finirait par invoquer son esprit et l'attirer dans sa boîte. C'en est presque une obsession à ce stade.
— Je crois qu'elle a le même prénom que la princesse qui est actrice, là.
— Meghan Markle ?
Eiffel n'a pas hésité une seule seconde, ce qui me fait écarquiller les yeux.
— Ben quoi ? Tu me demandes la réf' d'une meuf canon. Dois-je te rappeler à qui tu t'adresses ?
— Non, non, ça va. J'ai encore l'image de toi sur OnlyFans dans la tête et j'aimerais autant l'oublier, tu vois.
Mon acolyte étouffe un ricanement dans son poing.
— Meghan... Meghan... avec un nom d'oiseau.
— Meghan Bird ?
Blasée, je le fixe le visage fermé.
— J'ai dit un nom d'oiseau, pas le mot « oiseau ».
— Ça sonnait bien, j'ai voulu tenter.
— Dove !
— Milky Way !
— Quoi ? demandé-je perplexe.
Eiffel me regarde comme si une deuxième tête venait de me pousser.
— Je sais pas, t'as dit « Dove » sans prévenir. Je croyais que c'était un jeu où il fallait dire son chocolat préféré dans les Célébrations. Moi c'est les Milky Way.
— Mais non, Dove comme la colombe, andouille ! Elle s'appelle Meghan Dove.
Aussitôt, mes doigts pianotent sur le clavier. Ça ne fonctionne pas. Seigneur ! Ne me dites pas que je viens de me taper cette conversation hautement ridicule pour en arriver à ce résultat...
— T'as essayé de mettre un espace entre les deux mots ? Tout le monde n'y penserait pas. Question sécurité, ça renforce le truc.
Pour une fois qu'il me propose une idée sensée, je m'exécute.
— Bingo !
La session s'ouvre. Je ne sais pas si je dois me réjouir pour moi ou avoir de la peine pour Gary. Franchement, son existence a l'air si misérable que j'en ai une sueur froide.
Eiffel appelle aussitôt Connor pour lui dire que nous sommes parvenus à déverrouiller l'accès à l'ordinateur. Après une rapide manipulation, le prospect prend le contrôle à distance. La souris bouge sous nos yeux. Avec une facilité déconcertante, Connor ouvre des tas de fenêtres en inscrivant des commandes incompréhensibles sur un tableau noir.
— Il faut qu'on patiente une dizaine de minutes, m'informe Eiffel.
— Demande-lui si on peut naviguer sur l'ordi pendant ce temps-là.
Mon acolyte acquiesce puis raccroche.
— C'est OK. Connor me rappelle quand il a fini. Pourquoi tu voulais savoir ça ?
— Puisque je me tire d'ici et que je n'aurai plus aucun lien avec Gary&Co, je serais curieuse de fouiller ses e-mails. Voir comment il traite avec les autres auteurs.
Je me mets alors à fouiner dans les courriers électroniques, jugeant la plupart inintéressants. En passant sur un objet, je m'apprête à zapper pour passer au suivant lorsqu'un mot clef attire mon attention.
Netflix.
Je reviens en arrière puis ouvre une conversation entre Gary et son directeur commercial. Alors que les mots s'impriment sur ma rétine, ma mâchoire se décroche progressivement. Eiffel s'en rend compte et se penche par-dessus mon épaule pour lire à son tour.
— Il se passe quoi ?
De l'index, je le guide vers la phrase qui me choque le plus.
— Attends, ça veut dire que...
— C'est exactement ce que ça veut dire !
Je serre les poings.
— Gary n'a jamais cédé mes droits à Netflix. Après la première négociation, ils se sont finalement ravisés. Et cet enfoiré justifie son mensonge noir sur blanc. S'il m'a fait croire le contraire, c'est parce qu'il est convaincu que mon texte sera un carton et donc une énorme rentrée d'argent.
« Même si Netflix fait marche arrière maintenant, ils reviendront à la charge en voyant le volume de ventes. »
Gary a osé écrire ces mots sans la moindre honte. La réaction du directeur commercial s'aligne sur la sienne. Il valide totalement cette attitude, jugeant qu'il serait « idiot de démotiver l'auteur en lui disant la vérité ».
L'autrice et son vagin t'emmerdent profondément. J'ai eu l'occasion de rencontrer le gros macho qui occupe ce poste, avant la sortie de mon premier roman chez Gary&Co. Il ne m'a pas regardée dans les yeux une seule fois, préférant s'intéresser à tout le monde sauf à moi. Les seules exceptions qu'il s'accordait concernaient mes seins.
Si je le tenais face à moi, je lui collerais mes cinq doigts dans la figure.
— Je comprends ta colère, me glisse Eiffel. Mais c'est une super nouvelle ! Si tu n'as plus aucun engagement avec Netflix, tu as juste à te débarrasser de ton éditeur.
J'opine du chef.
— Une fois que Connor aura tout effacé, Gary ne possédera plus rien qui m'appartienne. Je n'aurai qu'à restituer l'avance sur droits qu'il m'a versée et tout sera terminé.
Malgré tout, une boule de colère s'est logée au creux de mon ventre. Savoir que j'ai été prise pour une conne tout ce temps me fait réaliser à quel point je devrais mieux choisir mon entourage.
— Ton éditeur ne garde aucune copie papier ?
— Ce radin n'imprime qu'en un exemplaire, pour qu'on travaille sur les corrections. Et il doit se trouver...
J'ouvre tour à tour les tiroirs du bureau, jusqu'à mettre la main sur le paquet de feuilles dans le dernier.
— ... juste là !
— Il n'existe pas d'autres exemplaires ?
— Si, celui que les Desert Eagles m'ont volé en retournant mon appart'.
Au souvenir de ce qui s'est passé dans la cave, mon estomac se noue.
— En fuyant, je me suis arrangée pour mettre le feu au texte. Normalement, je suis la dernière à détenir une copie numérique du texte.
— Alors tu peux respirer, Veronica. C'est terminé !
C'est terminé. Je me répète ces mots dans la tête jusqu'à ce que Connor rappelle pour nous confirmer qu'il a tout effacé.
Eiffel et moi remettons tout en place en veillant à ce que rien n'ait bougé. Nous sortons par là où nous sommes entrés, puis nous nous éloignons du bâtiment en direction de ma voiture. Une fois arrivée devant le véhicule, je me retourne puis prends le biker dans mes bras. En m'écartant, je prends une inspiration, puis déclare :
— Merci de m'avoir sortie de là. Ce roman... ce n'est pas moi. C'est le reflet d'une fille que je n'aspire pas à être. Faible, en quête de reconnaissance, capable de s'asseoir sur ses valeurs. Toi et les autres spectres avez beau être des criminels, votre droiture et votre sens de l'honneur auront été une leçon de vie pour moi. Alors merci pour ça.
Eiffel me tient les épaules à bout de bras et m'observe.
— Tu en as eu un aperçu : on n'est pas des tendres. Si j'avais eu le moindre doute sur ta sincérité, on ne serait pas là face à face, toi et moi. Pareil pour le prés'. Il aurait pu vriller et régler le problème.
Je déglutis avec difficulté. Je n'ai aucun doute sur ce que ces trois mots signifient. Il me suffit de repenser au funeste destin de Ralf. Je suis soulagée de voir que les Bloodlust Spectrum m'aient accordé le bénéfice du doute et qu'ils m'aient cru lorsque j'ai parlé à cœur ouvert. Je n'ai jamais voulu leur nuire.
— Mais je crois que tu l'as surtout impressionné. Et je te le garantis : rares sont ceux qui font cet effet à Hawk. Avoir le courage de l'affronter dans les yeux, peu de gens l'ont eu. Ne gâche pas ce potentiel !
Eiffel enfonce son regard dans le mien.
— D'abord ta franchise, puis les données volées aux aigles et maintenant l'arrêt de la publication de ton roman. Tu n'as plus rien à prouver, Veronica, tu fais partie des nôtres. Ne pars pas ! Le Golden Ghoul n'est plus pareil, sans toi...
— C'est gentil... mais Dicey ne me pardonnera jamais. Ce que je ressens pour lui a beau être sincère, il ne passera pas l'éponge sur mes mensonges.
Je soupire.
— Et le plus triste dans cette histoire, c'est ce que je ne lui jette pas la pierre. À sa place, je n'aurais sûrement pas réussi non plus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top