CHAPITRE 5


VERONICA


Montée sur talons, je marche d'un pas nerveux en direction du garage. Mes jambes essaient automatiquement d'allonger le pas, mais je me concentre pour conserver une allure lente et maîtrisée. J'arrive dans un endroit dont je ne maîtrise pas les codes et ne mesure pas vraiment le danger.

Les bikers de la Nouvelle-Orléans possèdent une sacrée réputation, qu'il s'agisse des Bloodlust Spectrum ou des Desert Eagles. Les fuir et éviter leur regard est devenu une seconde nature chez chacun de nous. On nous rabâche sans arrêt à quel point leur existence est pavée de périls.

Seulement, tant qu'on n'a pas affronté l'un de ces fameux périls les yeux dans les yeux, on ne mesure pas vraiment ce que cela représente.

À l'entrée du garage, dont l'immense enseigne aux néons lumineux écarlates affiche « Bloodlust Shop », je ralentis jusqu'à m'arrêter. Mes cheveux sont encore suffisamment longs pour me gêner au niveau de la nuque. Si j'avais su qu'il ferait aussi chaud aujourd'hui, je les aurais attachés.

Plusieurs carcasses de voitures démontées attendent patiemment que quelqu'un s'occupe d'elles, tandis que quatre motos forment un alignement parfait de l'autre côté de l'espace. Les murs sont tapissés d'outils en tout genre, dont je ne connais pas plus l'utilité que le nom. La mécanique s'apparente à du coréen pour moi.

Je n'y comprends rien.

Le garage est plutôt impersonnel : aucune photo, aucune image promotionnelle, aucun partenariat avec une société. L'indépendance semble être de mise, ce qui correspond à l'image que je me fais d'un moto club. Seule une citation semble avoir été peinte sur une cloison avec... du sang ?

« Bloodlust. A whole spectrum from the most curious being to the cruelest one. »

Un frisson se déploie le long de mon épine dorsale à la lecture de ces mots pour le moins... singuliers. Qu'entendent-ils par « soif de sang » ? Est-ce figuratif ou littéral ?

La boule au ventre, je me dandine un long moment sur mes talons, en attendant mon rendez-vous. Ai-je vraiment pris la bonne décision ? L'idée d'infiltrer le milieu des bikers me grise et en même temps... me terrifie. Pondre le prochain best-seller est un rêve, enfin pas de là à sacrifier ma vie.

L'envie de faire demi-tour me taraude. Je m'apprête justement à lui courir dans les bras, quand je remarque que je ne suis pas seule. Dans un renfoncement du garage, un type est assis sur un tabouret brinquebalant. Sa crinière brune renforce l'air sauvage qui émane de son visage imberbe.

Ses iris noisette rencontrent les miens dans une véritable joute qu'il remporte haut la main ! Sa lance imaginaire me percute le creux du ventre, me coupant le souffle.

Ce mec côtoie la mort. Je le sens. Je le sais.

Mon corps ne répond plus. Mes jambes restent paralysées, comme coulées dans du béton armé tandis que ma volonté se liquéfie sous l'intensité de ce regard qui m'ébranle.

Le grand brun déplie son corps pour fouiller dans la poche de son jean noir. La manœuvre plaque son avant-bras contre son tee-shirt blanc, moulant l'espace d'une brève seconde, des abdominaux en relief qui me font saliver anormalement. Il se rassied, puis lance un petit dé sur la tablette devant lui. Les nombreux bracelets qui habillent ses poignets s'entrechoquent et teintent à chaque mouvement.

Ce manège dure un temps infini. Je n'arrive pas à me détacher de ma contemplation. C'est vrai que ce type est canon, il faudrait être difficile pour prétendre le contraire. Or ce n'est pas vraiment ce qui retient mon attention. Une aura sombre et malsaine danse autour de lui. En plissant les yeux, je peux presque la percevoir.

Ce nuage pourpre aux propriétés magnétiques m'empêche de tourner la tête. Je deviens l'esclave de sa beauté chimérique.

— Veronica ?

Ce timbre guttural me fait sursauter si violemment que mon crâne en effleure le plafond. OK, il me manque deux bons mètres pour réussir cette prouesse, mais j'ai vraiment eu l'impression de m'envoler.

Point positif : cette voix m'a ramenée à la réalité et je peux arrêter de fixer le brun ténébreux comme une ado en proie à ses hormones. D'ailleurs, si ma culotte est un peu mouillée, c'est uniquement à cause de la température insupportable. Quelle idée a eu le soleil de cogner si fort aujourd'hui ?

Face à moi se tient un homme d'une quarantaine d'années, que je n'ai plus vu depuis mes quatre ou cinq ans. Je n'ai pas le moindre souvenir de lui, je sais juste que nos routes se sont croisées. Ainsi, cela s'apparente à une rencontre en bonne et due forme.

— Hawk, se présente-t-il. La dernière fois qu'on s'est vus, tu ne devais pas être plus haute que...

Il mime un truc avoisinant le bonhomme de neige.

— Ravie de vous rencontrer... enfin, revoir.

— Tu ne te rappelles sûrement pas de moi.

Je confirme d'un hochement de tête. Mes talons me permettent de surplomber le quarantenaire aux bras développés. Des tatouages recouvrent entièrement l'un d'eux et à l'observer cligner des yeux, j'ai l'impression de remarquer un truc étrange sur sa paupière.

Il porte des boots marron, un jean brut, un tee-shirt noir et une veste sans manches, traditionnel symbole des bikers. Je remarque une écriture signalant « 1% » et un blason que je n'ai pas le temps d'analyser, puisque Hawk tourne les talons.

— Suis-moi !

Nous empruntons un long couloir dont la moquette et les tapisseries m'évoquent davantage un vieil hôtel britannique qu'un garage de bikers. Nous pénétrons finalement dans la seconde partie de la bâtisse : le casino. Je n'ai jamais eu l'occasion de m'y rendre. Il faut dire que je n'ai jamais eu besoin de jeux d'argent pour flamber avec mon fric.

— Voici le Golden Ghoul !

Les lumières m'éblouissent de toutes parts. Des machines à sous s'étendent sur un pan de mur, tandis que différentes tables ont été installées dans l'immense espace pour permettre aux gens de se rassembler et miser. La clientèle n'a rien à voir avec les bikers eux-mêmes : ce sont pour la plupart des gens fortunés en costumes d'excellentes factures, pour autant que je puisse en juger d'un simple coup d'œil. Je remarque aussi quelques personnes plus simples, mais aucun bandit portant une cagoule et une arme de poing.

Qu'est-ce que je m'étais encore imaginé ?

Hawk m'explique le fonctionnement du casino et sa fréquentation. J'essaie d'emmagasiner les informations du mieux que je peux, tout en m'imprégnant du lieu.

— Je t'ai dit au téléphone que je pouvais sûrement t'arranger un truc.

Hawk désigne le bar.

— L'une de mes serveuses m'a quitté il y a quelques jours. C'est la folie ici, à cause du sous-effectif. Tu serais prête à commencer rapidement ?

J'opine du chef.

— Quand vous voulez !

Hawk ricane.

— Y a pas de « vous » qui tienne, chez les bikers. Si tu bosses ici, tu me dis « tu » et t'avise pas de m'appeler monsieur. Hawk fera l'affaire !

— C'est noté !

— T'as de l'expérience dans le domaine ?

— Euh... je suis montée sur la moto d'un ami, quand j'étais plus jeune m...

— Pas en bécane ! me coupe-t-il. En tant que serveuse !

— Oh !

Quelle conne !

Cet endroit me sort tellement de ma zone de confort que j'en perds tous mes moyens. Il faut dire que le mélange d'excitation et de peur dans mon ventre forme un cocktail détonnant. Je ne sais plus où donner de la tête.

— Aucune, admets-je.

Ses prunelles s'assombrissent. Je m'empresse d'enchaîner :

— J'apprends vite ! Et surtout je ne manque pas de motivation. Je suis sérieuse, ponctuelle, dynamique et réactive.

Sauf quand on me pose une question évidente, visiblement.

— Ton père m'a été d'une aide précieuse ! Je lui dois une faveur, de toute manière.

C'est exactement la raison pour laquelle je me suis permise de contacter Hawk. Son numéro traînait dans mon répertoire depuis belle lurette. Mon père, bien que n'éprouvant jamais un grand intérêt à mon égard, m'a toujours dit que si j'avais un gros pépin un jour près de la Nouvelle-Orléans, je devais le contacter.

Un manuscrit refusé, ça compte, non ?

— Si tu es prête à commencer dès maintenant, je t'embauche !

Je ne pensais pas que tout s'enchaînerait aussi rapidement mais l'opportunité s'avère bien trop précieuse pour la laisser passer.

— Je suis prête !

Hawk m'attrape fermement l'épaule. Au bord de la luxation, je lui offre un sourire poli tout en retenant le cri de douleur qui me calcine la trachée.

Bon sang ! Les bikers ont une sacrée poigne.

— Parfait ! Tu verras, on n'est pas aussi terribles que notre réputation le laisse entendre.

Sans bien savoir pourquoi, je sens que cette phrase est le plus gros mensonge que j'ai entendu de toute ma vie. La réputation des Bloodlust Spectrum en dit long sur leurs activités. Pourtant, quand j'ai croisé le regard du brun bizarre qui jouait avec son dé, j'ai acquis la certitude que tout ce qu'on peut s'imaginer n'arrive pas à la cheville de la vérité.

— Pourquoi tu cherches du travail, au juste ? me demande Hawk.

À ce stade de la conversation, ça devrait être une simple formalité. Néanmoins, j'ai l'intime conviction que chacune de mes réponses sera enregistrée dans sa tête. En tant que président du moto club, j'imagine qu'il met un point d'honneur à connaître tout le monde : personnes lambdas, amis et ennemis.

— Je suis en galère de fric, avoué-je.

Quoi de mieux qu'une vérité pour éviter tout soupçon sur la véritable raison de ma présence ici ? D'accord, c'est l'arbre qui cache la forêt, mais ça, Hawk ne le sait pas.

— Ne t'en fais pas ! On a tous connu ça, me rassure-t-il.

À son sourire en coin, je devine qu'il y a bien longtemps que l'argent n'est plus un souci pour les Bloodlust Spectrum.

— Si tu as besoin de cash supplémentaire, tu pourras faire des extras au club de strip-tease, me propose-t-il.

D'un geste décontracté de la main, il désigne un rideau dissimulant une ouverture dans la cloison. J'imagine que ce passage mène à cette autre partie de l'établissement dont la polyvalence commence à m'évoquer un couteau suisse.

— Je préfère mettre les points sur les i : ce n'est pas mon genre. Me trémousser en petite culotte devant une dizaine de mecs en chien pour quelques dollars, très peu pour moi.

Je croise les bras sur ma poitrine pour montrer ma fermeté sur le sujet. Mon interlocuteur m'impressionne et m'effraie un peu, je le reconnais. Or si je ne pose pas rapidement de limites, je pourrais me retrouver embarquée dans un truc que je ne maîtrise pas.

Explorer l'univers des bikers pour écrire un récit brut sur les coulisses de leur vie : oui. Renoncer à toute dignité pour y parvenir : non.

Hawk me jauge un long moment puis éclate d'un rire franc. Je ne sais pas s'il doit me rassurer ou me filer la chair de poule. Faute d'indices sur le sujet, je reste muette comme une carpe et figée comme une statue de bronze.

— Je parlais d'extras derrière le bar, précise-t-il. Pas sur scène !

Ma bouche forme un « o » de surprise, alors que je réalise ma méprise.

Bordel, mais quelle nouille !

Je n'en rate vraiment pas une. D'abord la question sur l'expérience, maintenant la proposition d'extras... ma prochaine bourde m'inquiète déjà. Comme on dit, jamais deux sans trois...

— T'es une petite rigolote, toi ! me lance-t-il hilare. Ton père était plutôt du genre sérieux. Tu lui ressembles beaucoup, surtout le haut du visage. Pour ta personnalité, tu as sûrement pris de ta mère.

— Sûrement.

Je n'ai pas l'intention de lui dire que ma mère est la personne la moins fun qui existe sur cette planète. Elle ne jure que par sa carrière et son ambition démesurée, considérant que ceux qui n'en ont pas n'ont rien compris à la vie.

Hawk me tend une poignée de main que j'accepte sans hésiter, histoire de montrer que je suis sûre de moi, ce qui est complètement faux. L'idée reste surtout de donner le change. Quand un petit poisson se baigne avec les requins, il évite de montrer sa peur, au risque d'être pris pour cible immédiatement.

— L'un de mes gars va te faire visiter les locaux et t'expliquera les ficelles du job ! m'indique Hawk. Mais avant ça, juste une chose !

Ses iris gris me fixent durement, comme s'ils cherchaient à capter en moi la moindre essence de félonie.

— Il y a une règle d'or, pour bosser chez les spectres ! Baisse les yeux, bouche-toi les oreilles, garde le silence.

— Ça veut dire quoi, au juste ? demandé-je d'une voix mal assurée.

— Pour ton propre bien, il ne vaut mieux que tu n'en saches rien. Disons simplement que le monde des bikers n'a rien de tendre. Une jolie jeune femme dans ton genre est promise à une longue existence...

Hawk baisse la voix et achève dans un murmure :

— ... si tant est qu'elle se mêle de ses propres affaires.

Un frisson court le long de mon épine dorsale. Message reçu cinq sur cinq : les secrets de ce moto club sont encore plus sombres que ce que j'imaginais. Et les déterrer risque de m'exposer à un danger que je ne suis sûrement pas en mesure d'affronter.

Suis-je vraiment prête à prendre autant de risque pour un livre ?

Non ! Pas juste pour un livre : pour un best-seller. Le manuscrit qui fera décoller ma carrière pour de bon et me projettera sur la scène internationale. Il s'agira de conserver mon anonymat si je ne veux pas subir de représailles, mais je m'en moque. Je ne cherche pas à attirer la lumière sur ma personne. Je veux juste du succès et de la reconnaissance pour mon talent.

— Suis-moi, je vais te présenter ton tuteur !

Hawk prend la direction du couloir par lequel nous sommes arrivés afin de retourner dans le garage. Là, ses pas nous conduisent en direction du renfoncement où se tenait le brun ténébreux que je n'ai pas aperçu tout de suite en arrivant.

Toujours en train de jouer avec son dé, il lève la tête lorsque nous arrivons à son niveau. Il a enfilé sa veste en cuir sans manche et cette fois, j'ai tout le loisir d'étudier le logo brodé dessus. Il s'agit d'une tête de mort au regard qui me donne froid dans le dos, coiffée d'un casque de moto sur lequel sont relevées des lunettes d'aviateur. En guise d'os croisés en diagonale, on retrouve deux clefs à molette et sur les flancs de la tête, une paire d'ailes majestueuses léchées par des flammes. Le mot « Bloodlust » surplombe le tout en lettres écarlates, tandis que « Spectrum » achève l'image d'un blanc immaculé en contrebas.

— Veronica, je te présente Dicey.

Son regard noisette me glace le sang. Il se lève gracieusement, me surplombant de sa hauteur en dépit de mes talons. Son aura teintée de ténèbres serpente le long de mon corps, tissant un nuage noir autour de ma gorge. Celle-ci se noue. Je n'arrive plus à déglutir, je ne sais plus comment on fait pour parler.

À de nombreuses reprises dans ma vie, je me suis embarquée dans des allées sombres dont je ne maîtrisais pas l'itinéraire. Si je m'en suis toujours sortie, je réalise que cette fois, j'ai posé un pied sur les marches de l'enfer. Et lorsque Hawk me présente en retour, je mesure à quel point je ne suis qu'un agneau égaré qui vient de se jeter dans la gueule du loup.

— Dicey, voilà ta corvée !



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