CHAPITRE 47

VERONICA


— Alors maintenant, on va voir jusqu'à quel point tu es une belle salope, murmure Jeff.

Un frisson court sur ma peau.

— Je ne suis pas un monstre, précise-t-il. J'ai beaucoup de considération pour les femmes.

Ça se voit. Bon sang ! Où se trouve le bouton pour mettre mon sarcasme intérieur sur pause ?

— Alors je te laisse décider : tu préfères que je t'encule à sec ou que je te fourre ma bite si loin dans la gorge que je t'en arrache les amygdales ?

Mon corps tout entier se crispe. Mes sanglots redoublent. Jeff ricane. Il se nourrit de ma panique et je reste impuissante. Mes mains continuent de s'agiter dans l'espoir de détendre la corde et d'obtenir un peu de jeu.

— Alors, option un ou deux ? Tic tac. Je te laisse trente secondes pour te décider. Si tu ne le fais pas, j'enchaînerai les deux. Après tout, choisir c'est renoncer, pas vrai ?

Son sadisme me glace le sang. Incapable de statuer entre la peste et le choléra, je m'étouffe dans mes pleurs. Un violent hoquet me saisit. Puis Jeff perd patience et s'approche de moi. Je gesticule pour reculer, consciente que le pilier dans mon dos ne bougera pas en dépit de toute l'ardeur que j'y mettrai.

Une fois accroupi devant moi, il m'attrape le menton et murmure :

— On va bien s'amuser, toi et moi.

Jeff me colle une gifle cinglante qui me brûle la joue. Sous la brutalité de l'impact, mon visage pivote à quatre-vingt-dix degrés. Sa main passe ensuite sur mon top entre mes seins et je le supplie de renoncer. Ma vision est brouillée par les larmes, je n'arrive plus à réfléchir. Je veux juste que ça s'arrête.

Au moment où ses doigts passent sous le tissu, la porte au sommet des escaliers s'ouvre. Un type portant le même insigne que lui débarque en traînant Dicey derrière lui.

Mon cœur s'emballe.

Salement amoché, le biker a l'arcade ouverte, la lèvre fendue, une paupière gonflée, du sang partout. Pour couronner le tout, il claudique. Son bourreau le traîne jusqu'au pilier face à moi et l'attache à son tour.

Cette intervention annonce un répit, puisque Jeff se désintéresse de moi. Le soulagement – peut-être de courte durée – m'envahit.

— Libérez-la ! gronde Dicey le souffle court.

Sa voix semble plus gutturale que d'habitude. Je note les marques sur sa gorge. Il a dû être tabassé pour se retrouver dans un tel état.

Profitant de l'éloignement de Jeff, je reprends mon opération libération avec mes mains. J'ai l'impression que les cordelettes me serrent moins, mais ce n'est pas suffisant.

— Avec plaisir ! lui lance le deuxième aigle. Mais pas avant de l'avoir baisée par tous les trous. Quand elle ne sera plus bonne à rien, on la remettra à sa place : sur le trottoir.

Dicey se crispe. Ses yeux sont exorbités et une veine énorme pulse sur son cou. Je ne l'ai jamais vu dans un tel état.

— Si vous touchez à un seul de ses cheveux...

Les deux bikers ricanent.

— Les chaudasses sont faites pour être tringlées. Me dis pas que tu veux en faire ta régulière ? OK, elle a un beau cul, je pense qu'elle va me faire passer un joli quart d'heure. Mais franchement, pas de quoi lui passer la bague au doigt.

Dicey tente de se débattre mais ses liens l'immobilisent.

— Et puis entre nous, si tu connaissais la vérité sur ta petite pute, je doute que tu veuilles encore la défendre, reprend Jeff.

Mon cœur loupe un battement. Se pourrait-il... qu'ils soient au courant de tout ?

Dicey a le regard rivé sur moi. L'inquiétude s'y lit avec évidence.

— Ne me dis pas que je n'ai pas au moins piqué ta curiosité.

Pour toute réponse, le spectre crache aux pieds de notre ravisseur. L'autre se tient légèrement en retrait, adossé à une cloison.

— Puisque tu le prends comme ça, laisse-moi te raconter une histoire. Il était une fois, dans un royaume enchanté...

Il marque une pause, puis éclate de rire. Son état ne s'arrange pas. Je n'ai aucune idée de ce qu'il a consommé, mais il sue à grosses gouttes.

— Plus sérieusement : ta blondasse écrit des bouquins.

Dicey ne bronche pas. Il le savait déjà. Je me crispe à l'idée que le reste de la vérité lui soit dévoilée dans de telles circonstances.

— Et pas n'importe quel bouquin ! Une enquête exclusive dans le monde des Bloodlust Spectrum. C'est quoi déjà le mot pour ce genre de fouille-merde ? Insider, non ?

Jeff sourit.

— Surprise ! Elle se fout de ta gueule depuis le début. Elle s'est servie de toi pour écrire son bouquin et se faire du fric sur ton dos. Je n'ai pas pris le temps de lire cette merveille, mais je ne doute pas que tous les détails sur vos activités y sont.

Dicey est toujours stoïque. Il n'y croit pas. Il m'a longtemps soupçonnée d'être une taupe mais maintenant qu'il m'a accordé sa confiance, aucun ragot ne semble pouvoir le faire ployer.

— Tu ne me crois pas ?

Jeff hausse les épaules.

— Très bien, tu l'auras voulu.

Il s'éloigne dans le fond de la cave vers la table montée sur tréteaux. Il y récupère une pile de feuilles rose pâle. Je reconnaîtrais la couleur entre mille : je n'avais plus de papier blanc pour imprimer chez moi, alors j'ai utilisé cette ramette. Ce que Jeff tient dans les mains, c'est ma propre impression papier de mon manuscrit...

Il revient en direction de Dicey, puis lui montre la page de garde. Le texte n'a pas encore de titre mais on y voit clairement le sous-titre : « une infiltration à haut risque dans le milieu des bikers ». Et surtout, j'ai annoté moi-même la plupart des pages à la main. Lorsque le spectre identifie mon écriture, le doute n'est plus permis.

Il secoue doucement la tête, ne semblant pas en revenir.

— Non...

Les mots restent coincés dans ma gorge. La détresse sur mon visage doit lui confirmer son pire cauchemar car ses narines s'écartent. Ses lèvres se scellent et il ferme les yeux.

— Je m'attendais à trouver beaucoup de choses en fouillant ton appartement, mais là tu m'as scotchée, admet Jeff. T'as pas froid aux yeux pour une gonzesse qui bosse derrière un écran. Venir se pavaner en petite robe dans un bar de bikers, c'est osé. Je respecte ça.

Il s'approche de Dicey puis s'accroupit devant lui.

— La trahison a toujours ce petit goût en bouche. Hmm ! Un régal !

Dicey contracte les mâchoires. Jeff lui tapote la joue, l'autre ouvre la bouche et lui mord les doigts. Après un mouvement de recul, notre ravisseur s'échauffe. Il lui attrape le col de la veste d'un air menaçant.

— Ça tu vas me le payer !

Dicey lui crache au visage. Jeff ferme les yeux en tirant sur le tissu. En les rouvrant, il fronce les sourcils. Il tapote l'extérieur de la veste, perplexe, puis fouille dans la poche intérieure. Il en sort une enveloppe.

Dicey se démène comme un beau diable.

— Rends-moi ça ! Mais rends-moi ça, putain !!

La hargne du biker s'intensifie et toutes les insultes de la Terre suivent. Intriguée, je me demande ce qui peut bien se trouver dans cette enveloppe pour qu'il se mette dans un tel état. La curiosité de Jeff ne me laissera pas dans l'ombre bien longtemps. Celui-ci déchire le papier puis en sort une feuille pliée en trois. D'où je me tiens, j'ai l'impression de discerner une écriture manuscrite irrégulière.

— Ouuuh ! Une lettre qui commence par « Veronica » !

Un frisson me traverse. Jeff se tourne vers moi, une joie perverse éclairant son visage.

— Il semblerait que ce soit pour toi, la chaudasse. Tu savais que ton mac t'écrivait des lettres d'amour ?

Dicey, hors de contrôle, essaie de se hisser sur ses pieds en appuyant son dos contre le pilier. Il vocifère tous les mots qui lui passent par la tête. Jeff, lassé de ce petit jeu, adresse un signe à son comparse. Ce dernier récupère un gros chiffon, s'approche du spectre et le lui enfonce dans la bouche pour le réduire au silence.

Il a beau essayer de hurler, ses bruits sont étouffés. Je capte le regard de Dicey, rien qu'une fraction de seconde. Ce que j'y découvre m'ébranle.

La peur. La vraie. Celle que je n'ai jamais perçue chez cet homme. Je ne sais pas ce qui se trouve sur cette lettre, mais ça ne me dit rien qui vaille.

— Procédons à une lecture à voix haute, qu'en dites-vous ? Peut-être pas tout, je vais manquer de patience. Permettez-moi de sélectionner mes extraits favoris.

Jeff se plonge silencieusement dans les lignes, ses lèvres s'étirant à plusieurs reprises.

— Quel talent ! Hemingway doit s'en retourner dans sa tombe.

Jeff s'éclaircit la gorge, puis déclame :

— « Veronica, tu sais à quel point j'ai du mal à parler. Les paroles n'ont jamais été mon fort, je leur ai toujours préféré les actes. Alors j'irai droit au but ! » Ça manque un peu de suspense et poésie. Où sont les métaphores, les envolées lyriques ? Ce serait une menace qu'on n'y verrait pas la différence.

Dicey fixe le sol. Horrifiée par ce qui est en train de se produire, je reste paralysée. J'ose à peine respirer ou cligner des yeux.

— « Toi et moi, on s'est détesté dès le début. Tu m'as tenu tête et m'a fait vriller plus d'une fois. Et si je croyais te haïr à la vie à la mort, j'ai compris avec le temps que ce n'était qu'une manière de me mentir à moi-même et de me cacher. La vérité, c'est que tu as tout de suite déclenché un truc bizarre en moi... »

Jeff s'esclaffe.

— Comme c'est mignon. Permets-moi quelques petits conseils : « étrange » aurait mieux sonné que « bizarre ». Ça fait un peu familier. Enfin bon, ce sont tes sentiments, après tout, pas les miens.

Dicey pâlit de seconde en seconde. Lui pour qui se confier est une épreuve de tous les diables, il se retrouve forcé d'écouter ses sentiments mis à nu aux yeux de tous. Face à moi, celle qui l'a trahie. Face aux aigles, ses ennemis jurés. Il ne se remettra jamais d'une telle humiliation.

Je me sens conne, si conne... Dicey n'arrivait pas à me dire ce qu'il ressent pour moi, alors il a décidé de m'écrire une lettre. Lui qui n'aime pas tous ces trucs d'intellos. Il a commencé par lire le livre que je lui ai prêté et a même fini par prendre la plume.

Ses mots sont simples, mais ils lui ressemblent. Et surtout, ils représentent à mes yeux la plus belle des déclarations. Si seulement je la méritais, je ne me sentirais pas aussi sale en ce moment même...

Je donnerais tout pour que la lecture s'arrête, pour que Jeff ne pervertisse pas le caractère précieux de la mise à nu de ce cœur que jamais personne n'a pu atteindre avant moi. La culpabilité irradie dans mes veines. Je devrais sûrement crier à Dicey que je suis sincère, que le roman que j'ai écrit ne signifie pas que je me suis jouée de lui. Que je ne veux plus le publier, qu'il vaut bien plus à mes yeux que l'attention que j'espérais obtenir de ma mère.

Du reste, pour ma défense, mon rapprochement avec Dicey ne m'a pas rendu service au prisme de mon infiltration. J'ai peut-être glané quelques infos grâce à lui, mais j'ai refusé de les utiliser et il m'a surtout mis des bâtons dans les roues, inconsciemment. Je me suis longtemps refusé à agir comme il le fallait pour avancer, en espionnant notamment un conseil de famille.

Dicey n'a pas été le pion me permettant de le trahir, il a été mon frein, ma faiblesse. Je n'aurais jamais dû me laisser séduire par lui, et pourtant, en cours de route, j'ai fini par réaliser qu'il valait plus que tout le reste.

— « J'ai essayé de me convaincre que ce n'était qu'une passade, qu'il suffisait que je me tape une brebis pour penser à autre chose. »

Mon cœur se serre.

— « Même ça, je n'ai pas réussi. » Eh bah ! Dysfonctionnement érectile, c'est pas très glam ! Il y a d'excellentes thérapies pour ça, aujourd'hui. Une petite recherche sur internet te donnera toutes les infos que tu cherches.

Les commentaires de Jeff me donnent envie de gerber à tel point que même mon estomac semble chercher à remonter par mon oesophage.

Dicey fixe le sol. Il ne cherche plus à se débattre ni à crier. Il a compris qu'il ne pouvait plus rien faire. Le voir résigné et impuissant me détruit à petit feu.

— « Je suis désolé de ne pas avoir ton talent avec les mots, tu trouveras sûrement cette lettre nulle. C'est un peu comme ça que je me sens parfois, quand je n'arrive pas à faire ce qui semble si naturel pour... » Blablabla ! Ça n'en finit plus ! Je veux du croustillant, moi !

Je serre les dents.

— « Je ne suis qu'un jouet cassé dont personne ne voulait et toi, tu m'as réparé. »

Une nuée de frissons s'étend sur ma peau. C'est donc ça qu'essayait de me dire Dicey avant que le notaire m'appelle... il voulait m'avouer ses sentiments. Et moi, comme une cruche, je n'ai rien compris à sa métaphore...

Jeff se met à faire les cent pas, puis poursuit :

— « Veronica, je ne sais pas ce que je ressens pour toi aujourd'hui, mais je sais ce que tu n'es pas. Une brebis. Une passade. Une fille qu'on oublie. Une nana jolie avec qui on couche. Tu n'es rien de tout ça. Je ne trouve pas de mots pour le dire, je tiens juste à ce que tu saches qu'à mes yeux tu es unique et que je ne te laisserai pas m'échapper. Jamais. »

Face à moi, une larme roule sur la joue de Dicey. C'est le moment que choisit mon cœur pour se briser en mille éclats.


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