CHAPITRE 46


VERONICA


Une odeur de rance et de poussière m'agresse les narines, me tirant de l'inconscience. Je bats des cils pour éclaircir ma vision. L'exercice s'avère difficile car mes paupières ne m'ont jamais paru aussi lourdes. Je découvre alors une sorte de cave dont l'éclairage artificiel m'éblouit. À ma droite, au fond de la pièce se trouve un vieil escalier en bois usé menant à une porte. À ma gauche, une table montée sur tréteaux et des tonnes de caisses.

La sensation de mes bras me revient, suivie de celle de mes mains. En voulant les ramener à moi, je comprends que mes poignets sont ligotés dans mon dos, à l'aide de cordelettes et d'un pilier.

Qu'est-ce que je fais là ?!

Mes souvenirs se remettent à l'endroit, me permettant de reconstituer le fil des événements. Le cimetière. Dicey m'a ramenée. Je suis rentrée chez moi et... une main contre ma bouche. On m'a tirée en arrière. Et ce murmure qui semblait provenir des tréfonds de l'enfer...

Le brun ne te rendait pas justice, jolie brebis.

Me gorge se serre. Ces mots ne laissent place à aucun doute. J'ai été blonde toute ma vie. Le seul moment où j'ai fait une entorse à cette vérité, c'est lorsque je me suis grimée pour infiltrer le Raptor Den.

— Un peu limite, ce déguisement !

Je sursaute et tourne la tête dans la direction de la voix. Adossé à un pilier dans ma diagonale, un type portant la veste en cuir sans manches à l'effigie des aigles m'avise. Impossible de ne pas reconnaître l'insigne que j'ai découvert en surnombre, dans le bar de poivrots qui me donne encore des sueurs froides, rien qu'à y repenser.

— Tu pensais vraiment qu'une simple perruque nous empêcherait de te retrouver ?

Je me garde bien d'ajouter que je portais aussi des lentilles de contact pour modifier la couleur de mes iris. Parce que oui, j'ai cru que ces artifices dissimuleraient suffisamment mon identité pour ne jamais subir de représailles. Et si Dicey m'a laissée l'aider, il en était convaincu lui aussi.

— Qu'est-ce que vous me voulez ? gémis-je en gigotant pour desserrer mes liens.

— Tu ne me reconnais pas ?

Je relève à nouveau les yeux et détaille l'homme qui m'a enlevée. Son portrait est plutôt quelconque : une coupe banale, un visage loin d'être inoubliable, quelques rides, une posture voûtée. Il me dit vaguement quelque chose, pourtant je ne suis pas certaine de l'avoir déjà vu. Cette étrange sensation ne me dit rien qui vaille.

— Vous m'êtes familier, admets-je en modulant ma voix.

Inutile de lui montrer que je suis terrifiée. Il le sait déjà et il doit se nourrir de la peur de ses victimes. Pas question de lui offrir sur un plateau d'argent ce qu'il désire ! Mes organes ont beau se liquéfier, je canalise l'énergie qu'il me reste pour donner le change.

— Jeff ! se présente-t-il. Le frère de Ralf.

Un frisson remonte le long de mon épine dorsale. L'idée de lui répondre que je ne connais pas de Ralf me traverse bien l'esprit, mais si je me trouve ici en ce moment même, cela prouve qu'il sait déjà que c'est faux.

— Je suis désolée...

Pourquoi ai-je dit ça ? Je ne le suis pas du tout. L'homme que Dicey a tué n'était qu'une pourriture qui a criblé Arès de balles avec un plaisir sadique. Je n'aurais jamais cru faire partie de ces gens qui font justice eux-mêmes et pourtant... combien de fois la police n'a rien pu faire pour aider les plus faibles ? Combien de violeurs n'ont jamais été condamnés ? Combien de criminels sont encore en liberté ?

Se venger n'est peut-être pas l'attitude la plus saine à adopter. Il s'agit de la forme de justice la plus sombre, la plus noire. Certains diront que ce n'est pas ça, la justice. Qu'en savent-ils ? Qui détient le monopole de la définition de ce mot ?

Je comprends le ras-le-bol général de ceux qui ont été laissés de côté.

— Désolée ? Tu es désolée ? Il va falloir travailler tes talents de comédienne. On n'y croit pas vraiment.

Jeff me lance de petits regards réguliers, tandis qu'il s'occupe à affuter un morceau de bois à l'aide d'un couteau tranchant. Un pied calé sur le pilier, il se prend même à siffloter entre ses interventions orales.

La curiosité étant un vilain – et surtout irrépressible – défaut chez moi, je ne peux m'empêcher de demander :

— Comment avez-vous su ?

— Que tu as tué mon frère ?

Un spasme me secoue. Je ne suis pas celle qui a tiré, mais je n'ai pas empêché Dicey d'agir. Cela fait de moi une coupable au même titre. Me retrouver sur le banc des accusés me cloue le cœur au billot. Je n'aurais jamais pensé devenir une hors-la-loi un jour. Je pensais que derrière ce mot ne se cachaient que des truands qui prennent plaisir à commettre des crimes.

Si j'avais su qu'il suffisait d'être sali par la vie pour devoir contourner les règles et rentrer dans cette case, j'aurais sûrement adouci mon jugement.

— Vous n'étiez pas seuls, toi et ton mac.

Cette phrase me gifle. Il me prend pour une prostituée, juste parce que je portais une robe et une perruque. Ou peut-être parce que je traînais avec un biker. À voir la manière dont Ralf s'est attaqué à moi, je devine ce que les aigles font subir aux femmes.

Les Bloodlust Spectrum ne sont pas comme ça. J'ai beau ne pas tous les connaître en profondeur, je les côtoie depuis des mois. Et surtout, Dicey n'est pas comme ça. Sous ses airs de méchant garçon, il ne m'a jamais considérée comme un objet sexuel.

— Une de nos chaudasses qui passait par là a filmé la fin de la scène. Je le reconnais, dans la pénombre, on ne voyait pas grand-chose sur sa vidéo.

Jeff cesse d'affûter son morceau de bois, relève la tête pour me fixer, puis poursuit :

— C'est fou ce qu'on peut accomplir avec la technologie, de nos jours. Après quelques jours de travail acharné, on a réussi à éclaircir les images suffisamment pour reconnaître l'insigne des spectres. Après ça, je n'ai eu qu'à surveiller leurs allées et venues. Je n'ai pas tardé à t'identifier, malgré tes longs cheveux blonds. Même démarche, même posture. Ça ne pouvait pas être une coïncidence.

Il soupire. Ses yeux sont injectés de sang. Je comprends qu'il n'est pas dans son état normal et que toutes les horreurs que mon cerveau s'imagine depuis mon réveil sont sur le point de devenir réalité. Cet homme a beau demeurer calme en apparence, je sens qu'il suffirait d'un rien pour qu'il bascule.

— Ralf n'était pas très fute-fute, il faut le reconnaître. Mais il restait mon frère ! On sait bien que chez les bikers, le risque est de mise. Les règlements de compte, les bastons, les opérations armées. Mais crever en se faisant manipuler par la pute du club ennemi... quelle honte ! Tu as souillé l'honneur de mon frère et le mien par la même occasion. Et ça...

Il reprend tranquillement son activité d'affûtage tandis que mes doigts s'affairent. Si seulement je pouvais desserrer mes liens. Rien qu'un peu suffirait peut-être à me tirer de ce mauvais pas.

Il faut que je le fasse parler pour gagner du temps.

— Votre frère a tué un des spectres. Vous deviez bien vous attendre à une réponse !

Je ne sais pas si le provoquer est la meilleure des solutions, mais je n'en vois pas d'autre. Me concentrer sur ma facette vindicative est l'unique manière de juguler ma peur.

Le frottement de la lame sur le bois s'intensifie.

— Qu'allez-vous faire de moi ? demandé-je quand je réalise qu'il ne compte pas réagir à ma précédente intervention.

— Je ne sais pas encore exactement.

Il jette un œil à sa montre sur son poignet droit. Je ne sais pas pourquoi je remarque ce détail anodin. Je crois que mon esprit cherche à se distraire par tous les moyens pour ne pas sombrer.

Je n'ai aucune idée de l'heure. Est-ce toujours la nuit ? Le jour ? Depuis combien de temps suis-je enfermée ici ? Ma gorge sèche me fournit un indice. Mon estomac est tellement noué que je ne ressens pas la faim.

Quand je me décide à poser la question, Jeff me dit :

— Quelques heures. Ça m'a donné du temps pour réfléchir à la manière dont je vais m'amuser avec toi, avant de te saigner.

Une sueur froide me passe.

— Tu as déjà joué au all-for-one ?

Des palpitations agitent ma cage thoracique. Jeff m'observe d'un air libidineux qui me retourne les tripes. Mes yeux s'humidifient et l'émotion me submerge.

— Pitié...

Ce mot est sorti entre deux sanglots, sans même que je réfléchisse. Je sais très bien qu'il n'aura aucun impact et ne m'aidera pas. C'est fou comme en situation d'urgence la nature humaine nous pousse à tous les recours, même les plus vains, juste par désespoir.

— Pitié ? Tu as eu de la pitié pour mon frère quand tu l'as chauffé, salope ? S'il pensait un peu moins avec sa bite, il ne serait pas tombé dans le panneau. Mais encore une fois, il n'est que la victime dans cette histoire.

La victime ? À qui veut-il faire croire ça ? Ralf était une immonde pourriture qui prenait plaisir dans la souffrance qu'il infligeait aux autres. Sans l'intervention de Dicey, c'est jusqu'aux moindres recoins de mon âme qu'il m'aurait violentée. Je ne m'en serais pas remise.

Peut-être même m'aurait-il achevée après m'avoir violée...

— Alors maintenant, on va voir jusqu'à quel point tu es une belle salope, murmure Jeff.


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