CHAPITRE 41
DICEY
Absorbé par mes pensées, je passe le chiffon sur ma bécane. Rituel quasi quotidien pour qu'elle ne perdre rien de sa superbe, j'y trouve une sorte de réconfort. Ça m'aide à faire le tri dans le bordel de ma tête.
Le conseil de famille aurait pu très mal finir. D'ailleurs, Hawk me fait la gueule depuis quelques jours, je le vois bien. Il m'adresse à peine un bonjour, tourne sans cesse le regard ailleurs. Il m'évite autant que possible. L'idée d'aller à la confrontation pour apaiser les choses m'a bien traversé l'esprit, mais le prés' a un sale caractère, il vaut mieux le laisser dans son coin un moment. OK, moi aussi j'ai un sale caractère, ce qui n'arrange pas la situation.
Le vote a failli prendre une sale tournure. Je n'en veux à aucun de mes frères d'avoir voté contre moi. D'une certaine manière, je sais qu'y aller en solo était une mauvaise idée. J'aurais pu me faire tuer et le MC aurait dû organiser de nouvelles funérailles. Si Hawk ne l'a pas dit à voix haute, je sais très bien que c'est ça qu'il me reproche : d'avoir pris des risques inconsidérés en mettant ma vie en jeu.
La mort d'Arès l'a sacrément ébranlé. Et avant lui Titan, Thunder, Ecsta... sans compter les autres, avant que j'intègre les Bloodlust Spectrum. La colère du prés' n'était rien de plus qu'une manifestation de son inquiétude pour moi. Je m'en veux de l'avoir fait sortir de ses gonds, mais je ne pouvais plus rester passif. Il fallait que quelqu'un intervienne.
Visiblement, Eiffel, Libertine, Delta et Hook m'ont donné raison. Sans surprise, Scar a voté contre moi, suivi par Hunter. Je ne leur en veux pas. Le premier a sauté sur l'occasion pour m'emmerder. Le second pense sûrement comme Hawk et c'est son droit. J'éprouve toutefois une sacrée gratitude envers les quatre mains qui se sont levées pour me tirer d'affaire.
Alors que je tends le bras pour atteindre le bout de la surface que j'astique, Eiffel débarque en sifflotant. Cet air guilleret ne me dit rien qui vaille. Si je ne le connaissais pas aussi bien, je dirais qu'il prépare un mauvais coup.
— Salut, joli cœur ! me lance-t-il en s'allumant une cigarette.
Au moins ça m'évitera de supporter sa petite mélodie pendant cinq minutes.
— T'as l'air distrait, ces derniers temps.
— Je suis toujours distrait.
Il secoue la tête.
— À d'autres ! Je connais le Dicey distrait sur le bout des doigts, et il ne ressemble pas à ça. Je ne t'ai jamais vu aussi préoccupé.
N'étant pas de nature à me justifier ou à rassurer les gens, j'ai envie de ne rien répondre. Mais Eiffel étant toujours soucieux derrière sa façade souriante, je me fais violence.
— T'en fais pas pour moi, je vais bien.
— Je ne m'en fais pas. Tu as l'air sur un nuage.
Je tourne la tête vers lui. Il m'observe d'un air goguenard, tout en tirant une taffe. Ses yeux bleus perçants voient à travers moi. Il m'arrive de me demander s'il ne lit pas dans mes pensées, parfois.
— Tu sais, comme dans la pub Kinder !
Eiffel réalise un squat pour mimer la scène. Je lève les yeux au ciel.
— Toi t'as le diable dans le cul ! lui lancé-je.
— Pas du tout !
— Si si ! Je te connais par cœur !
Régulièrement, la malice prend possession de mon frère qui ne peut s'empêcher de chercher comment emmerder le peuple pour son propre divertissement.
— C'est juste que...
Voilà ! Je trouvais bizarre aussi. Je me tiens attentif, prêt à entendre n'importe quoi.
— ... ça fait un moment que je ne t'ai pas entendu dire « La Corvée ».
Aussitôt, je me fige, mon chiffon suspendu dans le vide. Fier d'avoir mis dans le mille, Eiffel me fixe, le sourcil coquin.
— Je crois même t'avoir entendu dire Veronica à plusieurs reprises, au bar. Un commentaire ?
Il me tend un micro imaginaire, je lui offre mon majeur.
— Merci pour cet aveu.
— Ce n'est pas un aveu !
— Si, c'en est un !
Lassé de ce petit jeu, je soupire. Combien de temps vais-je continuer à ignorer ce qui se passe dans ma poitrine ? Ça fait des mois que Veronica a débarqué dans ma vie et il faut reconnaître que je n'imagine plus mon quotidien sans elle. Ce sont des petits moments simples qui me remplissent d'une joie étrange... quand je suis installé au Black Jack et que je l'aperçois derrière le comptoir, par exemple. Quand elle passe sa main dans ses mèches, qu'elle commet une maladresse ou qu'elle se chamaille avec Eiffel.
Tous ces petits instants insignifiants aux yeux du monde et qui pour moi, représentent un fragment indispensable de mon existence.
Et quand elle se tient tout près de moi, que son souffle me caresse la peau, que l'odeur sucrée de ses cheveux flotte sous mes narines, que sa main touche la mienne. Tout s'affole à l'intérieur. Je suis piqué, je le sais. Je ne pourrai pas le cacher éternellement.
— C'est vrai, admets-je.
— Que t'en pinces pour elle ?
— Que je l'appelle Veronica, rectifié-je.
Eiffel fait la moue.
— Je sens que tu ne vas pas me faciliter la tâche.
Je lance mon chiffon sur la table d'atelier, puis me redresse.
— Ça fait des années qu'on se connaît, toi et moi. On n'a jamais eu besoin de parler pour se comprendre. Heureusement, tu me diras, vu que tu me décroches environ trois mots par mois.
Je lui envoie mon poing dans l'épaule, faussement vexé et un brin amusé.
— Je t'ai vu te taper un sacré paquet de brebis. Une seule fois chacune. Sauf pour les plus téméraires qui ont osé demander un deuxième round à ton dé. Mais sinon, tu t'en fous d'elles. Et puis il y a eu Veronica. J'ai vu ton regard changer. J'ai vu ton attitude changer.
Un haussement d'épaules me prend.
— Je me suis juste habitué à sa présence, c'est tout. Je me suis détendu. Je n'allais pas la tacler toute ma vie.
— T'étais pas non plus obligé de passer du sens figuré au sens littéral.
Eiffel m'adresse un clin d'œil et je secoue la tête. Il n'en rate pas une.
— Tu ne me contredis pas, j'en déduis donc que j'ai raison.
— C'est pas ce que j'ai dit !
— Tu sais, ça saute aux yeux.
— De quoi ?
— Que tu l'as vue à poil ! Et vice versa d'ailleurs. Quand on a découvert la nudité d'une personne, on ne la regarde plus pareil.
— T'aurais dû être sexologue. T'en a d'autres des conneries du genre ?
Eiffel persiste à me fixer, sûr de lui. En même temps il a raison... lassé de lutter, je finis par soupirer et admettre :
— OK.
— OK quoi ?
— Tu me lâcheras jamais, hein ?
— Jamais !
— Alors oui, Veronica et moi on a recouché ensemble.
Un sourire s'étire d'un bout à l'autre de son visage. À croire que je viens de lui annoncer qu'il avait rencard avec son crush ultime ce soir. Jennifer Aniston, si je ne m'abuse. Il y a aussi une célébrité française dont il me parle souvent, mais je ne retiens jamais son nom. La consonance s'éloigne trop de mes habitudes américaines.
— Une fois ? minaude-t-il d'un air qui laisse entendre sa certitude du contraire.
— Plusieurs fois.
Avant qu'il revienne à la charge, je lui adresse mon regard le plus menaçant.
— T'avise même pas de me demander combien exactement.
Eiffel fait la moue.
— T'es pas drôle.
— J'ai jamais été le rigolo ! Ça, c'est ton rôle.
Il semble y réfléchir un instant, puis reprend son air enjoué.
— T'as raison ! Je suis meilleur que toi à ce petit jeu. Et pourtant, il faut croire que le côté bad boy ténébreux froid, désobligeant et arrogant, ça plaît.
— Tant de compliments ? Arrête, je vais rougir !
Nous échangeons un regard amusé, puis Eiffel redevient sérieux.
— Tu sais, t'as le droit de tomber amoureux, toi aussi.
Par réflexe, je m'esclaffe.
— C'est ridicule !
Pourtant, mon rire sonne aussi faux que mes mots. Je marque un temps d'arrêt, le visage de Veronica s'imposant à mon esprit. Ses prunelles émeraude se fixent aux miennes avec une candeur factice. Rien que de songer à elle, je me sens fébrile. Je fourre les mains dans mes poches pour le dissimuler, puis me mets à triturer mon dé pour me calmer.
— Tu crois vraiment que je suis capable de tomber amoureux ? demandé-je avec tant de sincérité que ça m'effraie.
Eiffel ne s'engouffre pas dans la brèche pour se moquer. Au contraire, il pose la main sur mon épaule et me dit, d'un ton rassurant :
— Tous les jouets cassés peuvent être réparés. Il suffit d'une seule personne qui décide qu'il ne mérite pas de finir aux ordures.
Si la métaphore n'est peut-être pas la mieux choisie, je la trouve parlante. Combien de figurines Adam a-t-il cassées sous l'impulsion de sa colère ? D'abord elles, puis ensuite moi. Eiffel a raison, je suis le jouet le plus abimé.
— Je ne sais pas si Veronica aura le courage de me réparer.
Eiffel me sourit.
— Elle a déjà commencé.
Cette révélation fait la lumière sur un tas de choses qui sommeillent en moi. Le simple fait d'avoir confié mon passé à cette fille en dit long sur ce qu'elle représente à mes yeux. Je n'ai jamais parlé de ça en détail à qui que ce soit en dehors de ma famille. Le jour de mon initiation, il m'a fallu tout décortiquer pour libérer ma soif de sang.
Veronica est la première, en dehors des spectres, à connaître l'aspect le plus vulnérable de mon âme. J'aurais dû comprendre plus tôt qu'elle était spéciale.
Fort de cette certitude, je prends une décision qui me retourne le bide.
— Je dois le lui dire !
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