CHAPITRE 40

VERONICA


Les clients reviennent progressivement au Golden Ghoul, mais je ne croule pas sous le travail, à mon grand désespoir. J'espérais au moins qu'en bossant, je pourrais m'occuper l'esprit et ne pas avoir à songer au merdier dans lequel je me suis fourrée. J'ai beau retourner l'affaire dans tous les sens, je ne sortirai gagnante d'aucun scénario. Pas de celui que je voudrais, en tout cas...

Dicey.

Maintenant que je connais son secret, j'ai l'impression d'avoir une meilleure vision d'ensemble de sa personnalité. Bien sûr, il reste toujours ce mec qui s'exprime avec parcimonie, comme si chaque mot lui était facturé et il n'a pas perdu son côté imprévisible. Néanmoins, ses ténèbres ne m'effraient plus du tout. Il m'a laissé voir ses failles et à présent, il serait de mon devoir de le protéger, comme il l'a fait avec moi à deux reprises.

Le trahir va m'arracher l'âme. Et pourtant, je n'ai pas le choix, légalement, je suis pieds et poings liés. Je devrais mettre un terme à ma relation avec le biker maintenant, pour ne pas le faire souffrir plus que de raison, ni espérer quoi que ce soit. Au fond, nous sommes voués à l'échec. Dès la parution de mon roman, je devrai disparaître. Bien avant, même...

Je n'y arrive pas. J'ai essayé de me passer en tête des phrases toutes faites pour lui dire qu'il vaudrait mieux arrêter. Rien que d'y penser, j'en ai les tripes qui se déchirent. Alors je continue de jouer sur les deux tableaux, tout en sachant que je me dirige droit dans le mur. L'impact va faire mal... mais au moins, la douleur n'est pas pour tout de suite.

Ma lâcheté m'offre un sursis.

Et si j'avais un enfant, un jour... Est-ce ce genre de valeurs que j'aurais envie de lui transmettre ? Le mensonge ? La trahison ? La couardise ? L'égoïsme ? J'ai honte de mon attitude, mais la peur m'empêche de remédier à mes mauvaises actions. Je suis paralysée. J'ai l'impression que tant que je laisserai les choses se dérouler ainsi, tout n'est pas encore terminé. Ce n'est qu'un mirage, j'en ai conscience. Ça a déjà pris fin, ça ne se voit juste pas.

Mais ce mirage me fait du bien au ventre. Il m'apaise. Il est le bisou magique auquel la gamine en moi n'a jamais eu droit. Je pouvais pleurer toutes les larmes de mon corps, je n'avais que ma solitude pour me consoler. Et flash info : ce n'était pas son point fort.

— Pas trop vite, les verres, pas trop vite !

Je relève les yeux vers Tania. Celle-ci m'observe d'un air moqueur.

— Plus je prends mon temps, moins je m'ennuie, souligné-je.

— T'as bien raison ! Je me suis donnée à fond pour ranger la remise, du coup je n'ai plus rien à faire.

Elle tourne la tête vers la salle.

— Il y a dix clients, à peine...

Nous échangeons un regard entendu. La clientèle craint toujours l'établissement depuis la fusillade. Le temps passe, mais la peur ne s'estompe pas en un claquement de doigts. Je suis bien placée pour le savoir.

— Hawk planche sur une grosse soirée avec des tarifs jamais vus pour attirer du monde, expliqué-je.

Depuis le temps que je le bassine avec ça, il est temps que ça se mette en place. Je n'y connais rien en gestion de casino. Peut-être que les détails organisationnels et légaux sont chronophages.

Eiffel débarque au comptoir, la mine moins guillerette que d'habitude.

— Tout va bien ?

Il hausse les épaules.

— Rien de grave. Tu me mets un club soda, s'il te plaît ?

Ravie d'avoir enfin un client à servir, je m'empresse de lui donner satisfaction. J'en profite pour me descendre un verre d'eau, réalisant que ma gorge est plus sèche que les dunes du Sahara.

Eiffel ne semblant pas enclin à badiner, je retourne à mon rangement d'étagères. Du coin de l'oreille, j'écoute toutefois la brève conversation qu'il partage un instant plus tard avec Delta.

— ... parler... conseils... compliqué.

Les bikers chuchotent rarement. Ils sont plutôt du genre à s'exprimer distinctement, avec leurs grandes gueules. Là... je devine qu'il va se passer quelque chose. Enfin, j'en ai la confirmation, plutôt. Ce n'est pas la première discussion que je surprends à ce sujet. Si mes informations s'avèrent justes, un conseil de famille doit avoir lieu dans...

Coup d'œil vers ma montre.

... quatre minutes. Je devrais m'en moquer, me dire que ce ne sont pas mes affaires, rester à ma place. Veronica l'entichée de Dicey pense comme ça. Veronica l'autrice prise en otage par son contrat se dit que c'est l'opportunité idéale pour récupérer ce que Gary lui a demandé.

Natalie débarque pile à l'heure pour me relayer. Je me dirige vers les vestiaires pour me changer, puis lorsque je sors, je jette un coup d'œil afin de vérifier que personne ne me prête attention. Je me faufile dans le couloir, près du foyer. Cette pièce emplie de mystères dans laquelle ne se trouve qu'une table ronde.

Le plus croustillant n'est pas l'ameublement mais ce qui s'y dit. Et cette fois, après des mois d'infiltration à chercher une manière de découvrir les secrets des Bloodlust Spectrum, j'ai enfin mis le doigt sur une idée de génie. Je savais depuis deux jours qu'un conseil de famille allait avoir lieu, j'ai donc anticipé l'événement.

Il y a une heure, j'ai prétexté un aller-retour aux toilettes pour aller planquer mon téléphone derrière une bouche d'aération. Connecté en bluetooth à mes AirPods, il me suffit de les placer dans mes oreilles pour entendre tout ce qui se passe autour de mon portable. Cela va me permettre d'outrepasser l'insonorisation totale du foyer.

Le MC entier – à l'exception des prospects – doit être à l'intérieur. Sans Arès, je suppose qu'une chaise reste vide. Les discussions sont tout d'abord animées, ce qui m'assourdit. Je baisse le volume pour éviter de perdre l'un de mes sens, jusqu'à ce que le président exige le silence. Il l'obtient en un rien de temps.

— À l'ordre du jour : Dicey a prévu de se confesser. Ensuite on abordera rapidement une question de matos, puis le traffic sur Linden Park. Les aigles cherchent à gagner du terrain là-bas et il va falloir serrer la vis.

Un court silence. Des chuchotements. Dicey prend la parole.

— La mort d'Arès a été vengée.

Des exclamations à base de « quoi ?! » et « t'es sérieux ?! » retentissent à m'en rompre les tympans. Visiblement, personne ne s'attendait à ce que Dicey vogue en solo pour laver l'honneur de leur frère tombé au combat.

— Désolé prés' ! Mais tu te bougeais pas et ça me rongeait ! J'ai pas pu rester sans rien faire !

L'interrogation qui me vient c'est comment Hawk a-t-il été mis au courant ? Étant donné que nous n'étions que deux sur les lieux du forfait et que j'ai été muette comme une tombe, ça ne peut venir que de Dicey. Il a dû se jeter à l'eau lui-même. En soi, ça n'a rien d'étonnant : s'il a agi de son côté, il prévoyait malgré tout depuis le début de partager la nouvelle au MC.

— Raconte !

La voix de Libertine, aussi cinglante que la course d'un fouet, met un terme aux bavardages. Dicey explique ainsi en détail comment il s'y est pris pour régler son compte à Ralf. Je découvre une histoire dans laquelle je n'apparais pas, truffée de détails irréalistes quand on connaît la manière dont s'est déroulée l'opération. Personne ne l'interrompt, même dans les moments les moins crédibles. Ils doivent tous être avides d'en arriver au moment où l'ennemi se fait humilier par Dicey.

— Il a gémi comme un chien, en osant implorer ma pitié.

Un ricanement dont je n'identifie pas la provenance ponctue cette phrase et me couvre les bras de chair de poule. La mansuétude ne semble pas faire partie du vocabulaire des Bloodlust Spectrum. Comment leur en vouloir ? Les conséquences de la fusillade ont marqué tout le monde, moi la première.

Dicey décrit ensuite comment il l'a abattu. Vient la question fatidique qui me fait redresser le dos. J'en profite pour jeter un œil à droite et à gauche pour m'assurer que personne ne débarque dans le couloir. Un prospect, une régulière ou l'une des filles du bar pourraient débarquer à n'importe quel moment.

— T'as fait quoi du corps ? demande Hawk.

— Je l'ai laissé bien en évidence dans la ruelle.

— T'es né pour me casser les couilles Dicey ! Vraiment !

— Ne me dis pas que j'aurais dû le planquer ! Arès méritait qu'on venge sa mort correctement. Je n'allais pas me cacher comme un môme effrayé par l'orage. Ces pourritures ont tué l'un des nôtres, prés ! Je te comprends pas.

Dicey marque une pause puis reprend :

— Depuis sa mort, t'as l'air ailleurs. Le temps passe, tu n'évoques plus le sujet. Si je ne m'étais pas bougé le cul, il se serait passé quoi ? On aurait laissé couler ? Cet abruti d'aigle aurait fini par oublier sa victime. Ce n'était qu'un meurtre parmi d'autres pour lui. Mais pas pour nous. Je voulais voir la peur dans ses yeux en comprenant que j'étais là pour venger mon frère. Si j'avais attendu, je n'aurais jamais eu satisfaction.

— Parfois je me demande si je gère un MC ou une colonie de vacances ! Putain, Dicey ! T'as plus quinze ans. C'est n'importe quoi ! T'as mis tout le club dans la sauce en agissant en solo. Maintenant, les Desert Eagles vont vouloir se venger !

— Se venger ?! rétorque Dicey.

La furie dans sa voix me rappelle la fougue qui l'anime. S'il paraît calme lorsqu'on ne le connaît pas parce qu'il reste souvent silencieux, en son for intérieur brûle un feu capable de ravager une forêt entière.

— Mais putain c'est à nous de nous venger ! Ils se sont pointés au Golden Ghoul pour nous niquer ! Pas sur un terrain vague, dans notre propre casino, rempli de clients ! Ils prennent beaucoup trop la confiance.

— C'est toi qui prends trop la confiance !

— Vous avez fait de moi votre sergent d'armes ! C'était mon rôle d'assurer cette opération, même si j'ai géré en solo.

— Ton rôle c'est d'obéir aux ordres et aux règles.

— À aucun moment tu ne m'as ordonné de ne pas agir.

— Ne joue pas sur les mots ! Tu connaissais mon avis sur le sujet.

S'en suit une dizaine de répliques de la même teneur, durant laquelle personne n'ose intervenir. Si je me trouvais dans cette pièce, je serais en train de me ratatiner sur ma chaise pour devenir invisible. Pour quelqu'un qui l'a été toute sa vie et qui cherche à être vue, c'est plutôt paradoxal.

— Je propose un vote, tranche Hawk. Si la majorité estime que tu as merdé, tu en paieras les conséquences.

Un frisson me traverse. Quel genre de conséquences ?

— Ceux qui pensent que Dicey a été trop loin en agissant seul ?

Bon sang ! Je regrette de n'avoir que le son. Si seulement je pouvais voir les mains levées...

— Ceux qui pensent que Dicey a rempli son devoir de frère ?

Un silence plus long que mon avenir s'installe. J'hésite à tapoter mes AirPods, de peur de ne plus avoir de batterie. Quand la voix de Hawk retentit à nouveau, je me rassure. Tout fonctionne !

— Très bien. La majorité a tranché.

Son timbre d'ordinaire grave s'est fait tranchant et amer. Je soupire de soulagement en déduisant que Dicey a été protégé par sa famille. En tout cas, par la majorité.

— Passons au second sujet du jour : les boutons d'urgence ont subi une mise à jour. Connor m'a briefé là-dessus, mais la technologie, c'est pas mon truc. Si vous voulez des précisions, vous lui demanderez. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'ils ont tous été réinitialisés et ont repris leurs paramètres par défaut.

— Le mien déconnait grave, intervient Scar.

— Considère le problème comme réglé, rétorque Hawk. Maintenant, abordons le trafic sur Linden Park. Une grosse partie de nos stocks de coke sont vendus là-bas. Endroit habituel, à découvert. Les flics y foutent rarement leur nez ! Sauf que les aigles commencent à prendre leurs aises sur le territoire et il est temps de mettre un terme à leur tentative d'expansion. Cette zone est beaucoup trop précieuse pour les affaires. On ne peut pas la perdre ! Des solutions ?

Des stocks de coke. L'étonnement ne me saisit même pas. Je sais depuis le début que ce MC trempe dans des affaires illégales. Ce qui me chagrine, c'est de continuer à les espionner pour remplir ma part d'un contrat dont je ne veux plus.

Hook, Delta puis Scar prennent la parole pour proposer des idées qui font ensuite débat. Je prends des notes mentales de la manière dont ils interagissent. En ce qui concerne certains chiffres que je glane au détour de la conversation, je les note à l'aide d'un stylo sur un bout de papier que j'avais glissé dans ma poche.

Lorsque le conseil de famille semble toucher à sa fin, je m'éclipse du couloir pour m'enfermer dans les toilettes. J'y reste une bonne vingtaine de minutes pour m'assurer que tout le monde s'est dispersé, je retourne chercher mon téléphone en vitesse en réussissant l'exploit de ne pas me faire griller, puis je rentre chez moi la mort dans l'âme.

J'ai un roman à terminer.


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