CHAPITRE 38

DICEY


Des années plus tôt.

— Et là, les chevaliers arrivent aux portes du château !

Adam, mon grand frère, avance les figurines vers les remparts. Moi, je dois protéger les villageois, le roi et la reine qui vivent dans le château.

— Où est la catapulte ?

Assis en tailleur sur le sol de ma chambre, il pivote à la recherche de l'objet en bois. Il fouille sous mon lit puis parmi le bazar que nous avons étalé, sans succès. Tout à l'heure, j'ai même retrouvé le dé disparu du Monopoly, que j'ai vite glissé dans ma poche pour ne pas le perdre une deuxième fois. C'est mon jeu de société préféré. Adam ne veut jamais jouer, il préfère la bagarre. Alors souvent, je fais des parties tout seul.

— Tant pis, je vais utiliser le magicien pour entrer.

J'opine du chef. Moi aussi j'aimerais donner des consignes, choisir ce qui se passe quand on joue ensemble aux chevaliers. Mais je ne parle pas.

Je ne parle plus.

Ma défense ne tient pas longtemps. Adam finit par entrer dans le château pour zigouiller tous mes personnages.

J'ai encore perdu.

Boudeur, je croise les bras sur la poitrine. Pourquoi faut-il toujours que ce soit lui qui gagne ? J'aimerais y arriver un peu, moi aussi. Adam triche : il s'arrange toujours pour gagner, quel que soit le côté qu'il incarne.

Poussé par un élan de frustration, je donne un coup dans son magicien qui tombe sur le flanc. Sa baguette amortit la chute mais elle se plie en touchant le sol et finit tordue. Mon cœur s'emballe aussitôt. Quand j'ai fait une bêtise, je tremble de la tête aux pieds.

Surtout si...

Le regard d'Adam bascule du tout au tout. Ses prunelles d'habitude aussi claires que les miennes s'assombrissent tout à coup. Comme le soleil quand il y a eu une éclipse et que la maîtresse nous a fait sortir dans la cour de récré pour regarder avec des lunettes spéciales.

Là, je n'ai pas de lunettes mais tout ce dont j'ai envie, c'est de fermer les yeux dans l'espoir que le démon qui s'empare d'Adam disparaisse. J'ai peur de lui. Quand il prend le contrôle, je perds mon grand frère. C'est un monstre que j'ai devant moi et qui me fusille du regard.

Tétanisé, je suis incapable de bouger d'un cil. Adam fouille dans la poche de son jean et en sort ses ciseaux de classe. Ils devraient être dans sa trousse, mais il les garde avec lui. Moi, j'ai ceux à bouts ronds, parce que je suis trop petit. Lui, c'est un grand, alors il a les bouts tranchants.

Mon grand frère s'approche de moi, je reste paralysé.

— Tout ça c'est ta faute, me dit-il. Papa et maman ne te punissent pas assez. Je suis obligé de le faire à leur place.

Ma gorge se serre. Je n'arrive plus à avaler ma salive. Adam attrape mon poignet et applique la lame des ciseaux sur la ligne de mes veines. Des marques existent déjà, il se contente de les suivre. La douleur m'envahit aussitôt, les larmes me collent les cils puis roulent sur mes joues. J'aimerais crier, appeler à l'aide, mais je n'ai plus de voix.

L'oiseau dans mon ventre se débat de toutes ses forces, lui. Ses ailes frappent fort, elles produisent beaucoup de vent, pratiquement une tempête. Il me pousse toujours à réagir, à me défendre. Pourquoi je n'y arrive pas ? J'entends ses encouragements, la dernière fois, j'étais à deux doigts de réussir à bouger. J'y étais presque...

Le sang coule le long de mes poignets. J'ai mal... si mal. Le démon dans les yeux d'Adam prend toute la place. Chaque fois qu'il se montre, je ne reconnais plus mon frère. J'aimerais tant que papa et maman le voient, eux aussi. Qu'ils se rendent compte que je ne me fais pas de mal, c'est lui qui m'en fait. Si seulement je retrouvais ma voix...

— C'est ta faute, Alec. C'est ta faute.

Il répète ces mots en boucle. Tout le temps. Sans arrêt. Comme on récite une poésie sur l'estrade devant toute la classe. Sans vraiment comprendre leur sens, juste parce qu'il faut les dire.

Puis soudain, se produit ce qui n'arrive jamais. Adam relève la tête et m'observe d'un air que je ne décrypte pas.

— Ça suffit pas. Ça suffit plus. Tu comprendras jamais...

Il arrête de taillader ma peau puis sort de ma chambre, me laissant seul sur la moquette, le visage trempé de larmes, le poignet taché de sang.

Comment va réagir maman quand elle va voir mon état ? Elle va encore pleurer et m'emmener voir la dame au sweat-shirt. Elle a parlé de me conduire dans un endroit où il y a d'autres enfants comme moi. Un endroit où je serais en sécurité. Des gens bizarres sont venus m'observer à la maison pour voir comment me traitent papa et maman. J'ai cru qu'ils allaient me prendre avec eux, mais je suis toujours là.

Alors que je suis toujours assis au milieu des chevaliers et du château fort, Adam revient dans ma chambre. Dans ses mains, il ne tient plus les ciseaux... mais la carabine que papa range dans un placard fermé à clef dans le garage. Comment a-t-il réussi à l'ouvrir ?

Adam la pointe dans ma direction. Du feu brille dans ses prunelles inconnues. J'ai peur, si peur...

L'oiseau tourbillonne dans mon ventre. Il se débat avec plus de force qu'il ne l'a jamais fait. Sous son impulsion, je réussis à trouver le courage de me lever et d'avancer vers mon frère. Il m'observe d'un air mauvais, le canon toujours braqué sur moi. Même si je n'ai pas envie de monter au ciel pour rejoindre papy et mamie, je continue de marcher vers Adam.

Quand la carabine est collée à mon tee-shirt, je m'arrête. Mes lèvres tremblotent, j'aimerais tellement que les mots sortent enfin. Ça fait si longtemps que j'essaie sans réussir. Ma gorge me brûle.

— P... p... p-p-p...

Ce son... c'est moi qui l'ai fait ? Oui ! Il venait bien de ma bouche. Encore un petit effort, je vais bien réussir à articuler un mot.

— P... pour... pourq... quoi ?

Le démon dans les yeux d'Adam me menace par sa simple présence. Me confronter à lui revient à affronter ma plus grande peur. Sa réponse ne vient jamais.

Investi d'un courage nouveau, j'attrape la carabine avec mes deux mains et dévie le canon. Adam et moi nous battons comme des chiffonniers pour nous débarrasser de l'autre. Il est plus grand et plus fort que moi. Sauf que là où la folie fait battre son cœur, c'est la peur qui commande le mien. Et celle-ci surpasse le reste.

Je m'accroche tant bien que mal à la partie métallique tandis que nous roulons sur le sol. Sans même nous en rendre compte, nous sortons de la chambre et atterrissons sur la mezzanine. Peut-être que si j'arrivais à parler une deuxième fois, je pourrais appeler papa et maman ? Où sont-ils ?

Papa jardine, je crois. Et maman... je ne sais pas. Elle doit être en bas. Pourtant, elle n'a pas vu Adam piquer la carabine dans le placard interdit.

La lutte est terrible, je ne vois rien. Adam me donne des coups de coudes, de genoux. Moi-même, j'essaie de répliquer du mieux que je peux. Je le mords, je le griffe. Voyant qu'il n'arrive pas à prendre l'ascendant, il lâche la carabine. L'élan me projette en arrière, ma tête percute quelque chose.

Je vois flou.

La douleur irradie dans mon crâne. Quelque chose tombe puis roule sur le tapis. J'ai chaud tout à coup. De grandes flammes jaune orangé s'élèvent à quelques pas de moi. Alors je comprends.

Les bougies...

Maman les allume toujours le samedi. Adam me regarde comme s'il voulait me tuer. Cela fait déjà plusieurs fois que j'aurais dû mourir, s'il n'avait pas raté son coup. L'oiseau crie dans mon ventre. Il pousse tout mon corps vers la gauche. Je décide de lui faire confiance et de le laisser m'entraîner. Je roule sur moi-même jusqu'à atteindre la carabine.

Adam, fasciné par les flammes qui dansent, ne me prête plus attention. J'attrape l'arme, me remets debout et la pointe vers lui. Il tourne enfin la tête dans ma direction.

— Donne-moi ça ! gronde-t-il.

Je secoue la tête.

— N... n... n-n-n...

Ma voix revient mais les mots sont toujours aussi durs à sortir. Je tremble comme une feuille, au point de manquer d'échapper la carabine. Adam avance même si je pointe le canon sur lui.

— Si tu ne me la rends pas, je te jette au feu !

Un coup de poing m'arrive dans le ventre. J'ai du mal à respirer. Une balle ou les flammes, qu'est-ce qui serait le pire ? Le démon dans les yeux de mon frère veut ma mort. Il ne s'arrêtera pas tant qu'il n'aura pas obtenu ce qu'il veut. C'est lui ou moi. À chaque nouvelle rencontre, je ne bronche pas car je suis terrifié.

Cette fois, l'oiseau m'insuffle suffisamment d'énergie pour me battre. Aujourd'hui, je me choisis moi. Je vise la cuisse d'Adam et alors qu'il est tout près de moi, je contracte mes muscles pour actionner le mécanisme et tirer. C'est plus difficile que ce que j'aurais cru et ça ne fonctionne pas tout de suite.

Paniqué, j'insiste comme un forcené tandis que mon frère me bondit dessus. Par réflexe, je recule d'un pas et parviens enfin à faire bouger la gâchette. Le coup de feu part.

Beaucoup trop haut. Je visais la jambe... une tache de sang macule le tee-shirt d'Adam. Ses yeux sont tout vides, à présent. Le diable n'y est plus. Il s'effondre sur le flanc tandis que le tapis change de couleur.

La chaleur est étouffante et la fumée me fait tousser. Le feu grimpe sur les murs, il est partout. Un bout de mezzanine s'effondre, créant un trou béant. Terrifié, j'ouvre la bouche pour hurler, sans y parvenir. Je me retourne pour courir dans les escaliers, quand je découvre maman sur la dernière marche. Horrifiée, elle nous regarde tour à tour. Lui allongé, moi tenant la carabine.

J'aimerais lui dire que je n'ai pas voulu ça, que je me suis juste défendu. Que c'est lui qui me fait du mal depuis toujours et qui m'oblige à parler avec la dame au sweatshirt.

Maman me fixe. Au lieu de la chaleur et de l'amour, je vois la déception et le dégoût. Je fais la même tête quand je vois une araignée.

— Alexander... qu'est-ce que tu as fait...

Elle est tellement choquée qu'elle ne semble pas remarquer les flammes. Je les pointe du doigt pour lui montrer. Le sang coule toujours de mes poignets. Il faut s'éloigner, il faut partir...

Maman s'approche de moi comme si elle allait me frapper. Je lâche la carabine, me faufile à côté d'elle sans qu'elle m'attrape et dévale l'escalier. Elle crie quelque chose à papa mais j'ai si peur que je ne comprends pas.

En bas, le feu est déjà partout. Papa se précipite à l'étage. Il va sûrement penser comme maman, que je suis fautif. Ils vont vouloir me faire du mal eux aussi mais je ne peux plus le supporter. Je voulais m'enfermer dans leur chambre en bas, mais celle-ci est en feu. Alors je fonce vers la seule porte accessible : le garage. Une fois à l'intérieur, je tourne la clef pour que personne ne puisse m'atteindre.

Quelqu'un dévale les escaliers. Maman hurle à pleins poumons.

— ALEXANDER ! OUVRE CETTE PORTE !

Des coups retentissent dans mon dos, me faisant sursauter. J'ai mal. J'ai peur.

Je me laisse tomber sur les fesses, puis je me bouche les oreilles de toutes mes forces. Comme ça ne suffit pas à couvrir le bruit, je chante la seule chanson qui me vient en tête : le générique de Scooby-Doo. Face à l'urgence, ma voix obéit. Je me berce tout seul, d'avant en arrière, en espérant que tous mes problèmes disparaissent d'eux-mêmes.

La chaleur devient de plus en plus étouffante. La fumée est si épaisse que même dans le garage où le feu n'est pas, je tousse sans arrêt. Je n'arrive plus à chanter. Je colle une main sur mon nez et ma bouche pour les protéger, tout en glissant sur le flanc. Un truc dur m'appuie sur la cuisse. Je glisse les doigts dans ma poche et en sors le dé du Monopoly.

Je n'arrive plus à respirer. J'ai sommeil. Je serre le dé de toutes mes forces, la gorge en feu. Puis je m'endors.

On me secoue. Quand j'ouvre les yeux, je découvre un monsieur dans une drôle de tenue. Il me porte dans ses bras et m'entraîne à l'extérieur de la maison, par l'accès du garage. Il y a beaucoup de voitures et de lumières. Je reconnais le grand camion rouge.

On me place sur un petit lit à roulettes et un autre pompier, sans casque, m'adresse un sourire apaisant.

— Tout va bien, mon garçon. Tu n'as plus rien à craindre.


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