CHAPITRE 36

VERONICA


Assise derrière Dicey sur sa moto qui file dans le vent, je m'agrippe à lui comme si ma vie en dépendait. Il y a encore vingt minutes, c'était le cas...

Mes bras enlacent son torse tandis que la vitesse me grise. J'ai l'impression de m'éloigner, autant physiquement que psychologiquement des atrocités qui se sont produites à Seventh Ward, ce quartier mal famé que tout le monde évite... Si on m'avait dit un jour que je m'y pointerais dans cette tenue pour aider un biker, je n'y aurais pas cru.

Notre allure ralentit progressivement jusqu'à l'immobilisation totale devant un immeuble qui ne paie pas de mine, à deux pas du Bloodlust Shop. Dicey place sa béquille, retire son casque et m'aide à enlever le mien.

Il ne m'a pas ramenée chez moi. Je devrais sûrement dire quelque chose, lui demander de reprendre la route. Pourtant, une petite voix au fond de moi me chuchote que ce n'est pas ce dont j'ai envie. Alors je continue de me taire.

Ma gorge est tellement nouée que j'ai l'impression que je ne pourrai plus jamais parler. Dès que je cligne des yeux, des flashs de violence s'impriment sur ma rétine. Je revois les coups de feu, les cris de douleur, le sang qui gicle. Je perçois avec acuité les mains qui se baladaient sur mon corps en dépit de mes protestations.

La bile me remonte.

Dans quel monde ai-je débarqué ? Ce qui s'est passé ce soir, je l'ai voulu, je ne peux pas prétendre le contraire. Je pensais que l'unique manière de vaincre la peur était de prendre le contrôle. Une partie de moi croit toujours que c'était la bonne solution. Seulement, je n'avais pas anticipé à quel point la barbarie des bikers me heurterait.

Je ne condamne pas Dicey pour ce qu'il a fait. Au contraire, je comprends ce qu'il a ressenti, son besoin de vengeance. Cela fait des mois que j'essaie de m'imprégner des règles des bikers jusqu'à les voir prendre vie sous mes yeux. Je ne peux pas me prétendre étonnée d'avoir découvert avec quelle facilité – en apparence, du moins – il a ôté la vie d'un homme.

Ce qui m'inquiète le plus... c'est que je n'ai pas peur de lui. Ce sentiment-là s'est estompé au fil des semaines pour complètement disparaître. Le voir au cœur de l'action aurait pu tout me renvoyer dans la gueule. Mais non...

En présence de Dicey, je me sens en sécurité. S'il n'était pas intervenu tout à l'heure, je n'ose même pas imaginer l'état dans lequel j'aurais terminé. Je lui dois mon intégrité physique et morale. À lui, cet homme que j'ai haï du plus profond de mes tripes pour mieux couvrir l'attraction de mon corps pour le sien. Cet homme que j'ai pris pour mon plus grand adversaire et qui aujourd'hui, s'avère être mon plus précieux allié.

Cet homme pour qui mon cœur bat un peu trop vite, chaque fois qu'il est dans les parages. Je ne peux plus le nier. Je n'en ai plus la force.

Sans dire un mot, Dicey me tend la main. Ma paume se presse contre la sienne, tandis qu'il m'attire doucement avec lui. Il passe un badge devant un boîtier noir sur le flanc de la porte qui émet un son de déverrouillage. Nous entrons ainsi dans un hall impersonnel dont un pan de mur est couvert de boîtes aux lettres. Des noms et des numéros apparaissent sur chacune des étiquettes.

N'ayant aucune idée ni du nom ni du prénom de Dicey, je ne cherche même pas à l'identifier dans le lot.

— Tu vis ici ? demandé-je d'une voix bien plus rauque que la mienne.

Le nœud dans ma gorge me fait mal, mais j'ai besoin de combler le silence. Dicey se contente d'un hochement de tête. Nous passons une seconde porte verrouillée par badge puis empruntons l'ascenseur. Je découvre qu'il n'existe que quatre étages. Dicey presse le bouton du quatrième, sans grande surprise.

Ce chiffre revient perpétuellement dans sa vie, d'une manière ou d'une autre. Et si la curiosité de découvrir pourquoi n'a jamais vraiment disparu, je n'en éprouve plus le besoin maladif. Je respecte sa volonté de s'exprimer ou non sur un sujet. Dicey est comme ça... Je ne suis pas là pour le changer.

Le « ding » caractéristique retentit, les portes s'ouvrent sur un long couloir comprenant seulement trois portes. Dicey me conduit jusqu'à la plus éloignée. Il glisse une clef abîmée par la rouille dans la serrure, puis les gonds pivotent.

Je découvre alors un appartement de taille modeste. Studio serait peut-être le terme plus approprié, étant donné que le lit se trouve dans l'angle près de la fenêtre. Une armoire en bois foncé comble une partie de l'espace, ainsi qu'une commode de la même couleur. Pour le reste, une petite table accolée à un mur avec une seule chaise. Un jeu d'échec dont la partie semble avoir été entamée attire mon attention.

— C'est pas très grand, me dit Dicey.

Il hausse les épaules et ajoute :

— Je me sens bien ici.

Mes jambes ayant repris un peu d'aplomb, je me balade pas à pas dans l'espace qui s'offre à moi, m'imprégnant de l'endroit où vit le biker. Je n'aurais pas imaginé ça autrement. C'est très... impersonnel. Presque aseptisé. Vivre dans un hôpital doit s'avérer aussi chaleureux.

— Tu n'as pas de cuisine ? demandé-je.

— Au premier étage. On vit tous ici.

Mes sourcils se froncent d'eux-mêmes.

— Tous ? Tu veux dire, toi et...

— Mes frères et sœurs. Ce bâtiment appartient aux spectres.

L'idée que ces bikers forment une famille vient de prendre une dimension supplémentaire. Non seulement ils passent leurs journées ensemble au Bloodlust Shop ou au Golden Ghoul, mais en plus, ils partagent leur lieu de vie.

— Et les deux autres portes à cet étage ?

Le regard de Dicey s'assombrit. J'ai l'impression qu'il ne va pas me répondre, comme souvent lorsqu'il n'en a pas envie, mais il finit par articuler :

— Eiffel...

Ses narines s'écartent.

— ... et Arès.

Sa douleur éclate au grand jour à travers ses iris, à la lumière artificielle de l'ampoule qui m'éblouit. Comment aurait-il pu passer à autre chose en sachant que son frère n'était plus dans la pièce d'à côté et ne le serait plus jamais ?

Pour détourner son attention, je lui pose des questions simples sur leur fonctionnement ici. J'apprends ainsi que ce sont les régulières qui se chargent de préparer à manger pour tout le monde. Missandei, celle de Hawk est en charge des opérations et reçoit de l'aide d'Amanda, en couple avec Hunter. Le trésorier du club est plutôt discret comparé à ses frères et sœurs. D'ailleurs, je n'ai jamais aperçu sa régulière de près ni de loin.

— Tu n'as jamais eu envie d'un endroit à toi, un peu plus grand ?

Dicey secoue la tête.

— Ma place est auprès de ma famille. Je ne partirai jamais.

Comprenant que j'ai épuisé son capital patience sur le sujet, je décide de ne pas le brusquer. En flânant près de l'espace nocturne, mes yeux s'écarquillent. Posé sur la table de chevet de Dicey, je découvre le livre que je lui ai prêté : The Body Artist, de Don DeLillo. Un marque-page placé à environ deux tiers du récit m'étonne davantage.

— T... tu l'as commencé ? demandé-je en le désignant.

Dicey m'observe longuement, le regard indéchiffrable, avant d'opiner du chef.

— Pourquoi je l'aurais pris, sinon ? Je me vois mal afficher une danseuse en déco chez moi.

Un rire me secoue.

— Dit comme ça... Non, je suis étonnée que tu te sois plongé dedans. J'ai cru comprendre que lire n'était pas ton truc.

Dicey s'approche de moi dans une démarche ensorcelante. Il ne porte rien d'extravagant : un jean et un tee-shirt noirs ainsi que sa veste en cuir sans manches. La simplicité conjuguée à lui rend son portrait époustouflant. Je pourrais passer des heures à l'observer, rien que pour le plaisir des yeux. Ses mâchoires saillantes et imberbes, ses profondes prunelles noisette, son air farouche...

— Pas plus que jouer de tes charmes pour attirer un biker dans un traquenard pour en venger un autre n'est le tien.

Soufflée par sa réplique, je reste coite. Il marque un point. C'est ainsi que je réalise à quel point la présence de cet homme dans ma vie a ouvert la voie à ce que je considérais auparavant comme impossible. Il a redéfini les perspectives, a remodelé mon angle de vue. Tout me semble si différent, à travers le prisme de son existence.

— Tu as raison, admets-je. Il faut croire qu'on a tous les deux décidé de faire des choses qui ne nous ressemblent pas.

Dicey s'approche encore, il est pratiquement collé à moi. Je peux sentir la tiédeur de son souffle lorsqu'il murmure :

— Et tout ça pour quoi ?

Un frisson court sur ma peau. Le biker frôle doucement mes longs cils, puis continue :

— Pour un regard envoûtant...

Il caresse ma joue.

— ... des fossettes adorables...

Il me pince la lèvre.

— ... une bouche pulpeuse.

Brusquement, Dicey clôt les paupières, comme si ce qu'il voyait lui était insoutenable.

— Tu me rends fou, Veronica !

Mon cœur tombe dans mon estomac.

— Je pense à toi sans arrêt. Tu avais raison...

Sa pomme d'Adam monte et descend.

— Mon obsession à découvrir ce que tu caches ne servait qu'à mieux dissimuler ce que je ressens pour toi.

— Et... et qu'est-ce que tu ressens ?

Dicey grimace légèrement. Cette conversation semble douloureuse pour lui. Pourtant, je n'ai pas l'impression qu'il veuille renoncer.

— Je ne sais pas, admet-il. Je ne suis nul à ce jeu-là...

Le mot « jeu » dévie mon attention vers sa poche. Sans surprise, je découvre sa main plongée dedans, sûrement en train de malaxer son dé pour garder contenance.

Je me hisse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser dans son cou. Un soupir lui échappe et me grise. Le simple contact de mes lèvres sur sa peau repousse les flashs macabres qui essaient de forcer le barrage de ma volonté. Moi qui aime par-dessus tout parler, cette nuit, je n'en ai pas envie.

Poser des mots sur ce qui s'est passé me briserait. J'ai besoin de penser à autre chose d'abord, pour affronter la réalité ensuite. Un tampon émotionnel m'est nécessaire pour recharger mes batteries et être capable d'endiguer la lame de fond qui cherche à me submerger.

— Pas besoin de mots précis, susurré-je. Dis-moi juste ce que ça te fait là...

Je tapote son sternum et achève :

— ... à l'intérieur.

Il a suffi d'une seconde à ma main contre son torse pour sentir l'affolement de son cœur. Comment le louper ? Le mien y fait parfaitement écho. En dépit de toutes les différences qui m'opposent à Dicey, j'ai l'impression de me tenir face à un miroir.

Dicey pose la main sur sa poitrine et lâche dans un souffle :

— J'ai chaud là...

Sa main passe dans son dos et il ajoute :

— Et froid là. Je... j'ai de la fièvre, je crois.

Son regard descend vers le milieu de son abdomen.

— C'est comme si j'avais quelque chose qui se débattait...

— ... dans le ventre, achevé-je.

Je partage chacun des symptômes qu'il a évoqués. Un mélange d'appréhension et de soulagement m'envahit. Je ne suis pas n'importe quelle nana aux yeux de Dicey et il vient de me le prouver, aussi difficile soit-il pour lui de se livrer. Maintenant, je suis terrifiée. Terrifiée à l'idée de ne pas être à la hauteur. Terrifiée qu'il découvre que je n'écris pas de la fiction mais un roman en insider. Terrifiée qu'il pense que je me joue de lui pour obtenir ce que je veux.

Car ce n'est pas le cas. Prétendre que ce jeu de séduction sert les intérêts de mon manuscrit serait la plus grosse hypocrisie de la décennie. Quand je suis avec Dicey, je me moque éperdument de ma carrière. Je ne songe même plus à ma mère et à ce qu'elle penserait de moi si enfin je devenais une autrice acclamée par la critique.

Il n'y a que son regard à lui. Et à travers, je me sens jolie, désirable et à la hauteur. Je me sens suffisante. Rien que pour ça, Dicey m'aura donné ce que personne n'avait jamais réussi à m'offrir.

Poussée par mon instinct, je formule cette pensée à voix haute. Dicey dépose un baiser sur ma joue, tout près de mes lèvres.

— Ta mère ne te mérite pas.

Mes cheveux se dressent sur ma nuque. Combien de fois ai-je entendu ces mots de la bouche de Sam ? Jamais ils ne m'ont vraiment touchée.

Là, la voix de Dicey vient de me heurter l'âme. Il n'a pas besoin d'en dire plus, je sais ce que ça représente venant de sa part. Cela vaut tous les discours, toutes les envolées lyriques et toutes les déclarations enflammées du monde.

Dicey écarte l'une de mes mèches de cheveux de mon visage et la glisse derrière mon oreille.

— Ça n'a pas été trop dur, d'assister à ça ?


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